À la librairie, il n’y a plus de libraires. Il y a des vendeurs de jouets, de sucreries, de fantastiques babioles électroniques. Il y a des rangeurs, des dérangeurs, des arrangeurs. Mais des libraires, il n’y en a plus, depuis longtemps. Alors quand on est légèrement idiot, absolument pas renseigné, pour tout dire égaré, comme moi, le choix d’un livre harasse. Il faut bien commencer quelque part. Je saisis un des vendeurs au passage. Facile à reconnaître, ils portent tous la même chemise bleue à motifs jaunes, avec leurs prénoms inscrits sur le coeur. Quel livre conseillez-vous, pas vous, personnellement, mais en tenant compte de l’intérêt des lecteurs, des critiques des critiques, vous savez ces gens qui font le trafic. Celui-là? Oui, un beau livre. Reliure solide, papier de qualité, qui ne jaunira pas trop vite, couverture sobre, comme je les aime. Mais dedans, vous savez ce qu’il y a dedans? Un roman. Ah bon, ils en font encore, des romans? Un roman qui raconte l’enquête d’un policier, mais qui n’est pas un roman policier parce que c’est un roman littéraire. Littéraire? Oui, voyez, nous l’avons rangé, classé, parqué dans la section littérature. Ça dit tout. Vous savez, ça pourrait m’intéresser, un roman policier littéraire qui n’est pas un roman policier! Prenez-le, achetez-le, la caisse est au bout de cette rangée. D’accord, je veux bien, mais vous en savez plus, sur ce livre unique, si bien relié? L’enquêteur, il a des valeurs, beaucoup de valeurs. Il veut qu’on protège les enfants, les commerçants, les éléphants. Une âme généreuse, voyez-vous. Lisez, vous aimerez. Vous croyez? Ça me rappelle un truc que j’ai lu quand j’avais quinze ans, il y a plus de quatre-vingt-deux ans. Vous demandez combien pour un livre comme ça? Trente dollars, quatre-vingt-quinze sous. Oh, je ne crois pas en avoir autant dans mon portefeuille. Vous n’auriez pas un journal, ça fera bien l’affaire, vous ne pensez pas? Dans les journaux, il y a plusieurs histoires, et c’est moins cher.
Archives de l’étiquette : livre
Agression verbale à main armée
Je ne peux plus jouer le jeu. Trop difficile. C’est pourquoi, ce revolver.
Mon nom est Anaé, j’ai trente-cinq ans, je suis enseignante, j’ai un mari, deux enfants, nous vivons dans cette petite ville, nous avons des dettes, mais si peu, nous possédons une maison dans une subdivision, deux voitures, un chien. Un cocker.
Je pue l’ennui. J’ai beau m’inscrire à des cours de yoga, partir en vacances deux semaines par an, recevoir mes amies, aller au resto, au cinéma. J’ai l’impression d’aimer mon mari, mes enfants. Je les aime, oui, probablement. Mais je m’ennuie.
Certains jours, je sens la vie couler dans mes veines plus que d’habitude. Je danserais au milieu de la place en chantant comme une folle, j’insulterais les vieux qui maugréent sur leurs bancs, je ferais l’amour dans le parc avec des inconnus, je me moquerais de tous les notables. Dans ces moments, je me lève, mais je me frappe les ongles sur un mur poli, dur, légèrement huileux.
Je pourrais le contourner, ce mur, je pourrais m’élancer et sauter par-dessus. Au moins, essayer. Y parviendrais-je? J’en doute. Même si je savais que j’en suis capable, j’hésiterais. C’est moi. Cette chère Anaé, c’est pas une fonceuse. Elle a la confiance chétive.
Si j’explosais, je décevrais. Maman, papa, tellement fiers de leurs petits-enfants, de leur fille enseignante, de leur gendre ingénieur, rassuré celui-là, de me voir répéter les mêmes gestes jour après jour.
Mon revolver n’est pas chargé. Enfin, je l’ignore. Je l’ai acheté comme ça, d’un type avec qui je suis sorti quand j’avais seize ans. Il fumait déjà beaucoup de marijuana, il en a vendu, aujourd’hui c’est un caïd en ville. Il m’a fait un rabais sur le revolver, parce qu’il m’aimera toujours. Croyait que je voulais descendre mon mari.
Je n’aurais pas cru que c’était aussi facile de pénétrer dans les studios de la station de radio municipale. Pas même eu à montrer le revolver.
Ne me parlez pas des psys. J’en ai consulté une pendant deux ans. Me répétait de communiquer avec mon mari, mes parents, mes amies. Communiquer! Comme si les gens communiquaient! Les gens, ça monologue. Ça soliloque. Mon mari s’endort quand je lui parle, mes parents se mettent à raconter des blagues et à s’inventer des tâches urgentes, mes amies me répondent en me parlant d’elles-mêmes.
Prisonnière. J’ai besoin de leur parler une fois pour toutes. Une seule fois. Après, peut-être que je me sentirai mieux.
Il est vraiment jeune cet animateur de radio. Je n’aurais pas cru, à entendre sa voix. Il me fait de grands signes. Le petit chou. Il ne veut pas que j’entre dans le studio. Voilà des employés qui se pointent. D’où sortent-ils? Pas le droit, interdit, en ondes, que peut-on faire pour madame?
Madame a un revolver. Ne restez pas là, partez, disparaissez. Je ne voudrais pas vous blesser. J’ignore s’il est chargé, mais s’il l’est, un coup est si vite parti. C’est ce qu’on dit. Moi qui ne me suis jamais servi de ce bidule, je pourrais tuer sans m’en rendre compte.
L’animateur n’a pas vu le révolver. Dégage, mon petit. Voilà, tu le vois mon machin? Ma baguette magique? C’est ça, vaut mieux que tu sortes du studio.
J’espère que le micro est encore ouvert. Vite, parler avant qu’ils n’éteignent tout. Voilà, bonjour, mesdames, messieurs, c’est moi. Moi, c’est Anaé. Je veux juste dire à mon mari, à mes enfants, à mes parents, à mes collègues, que je m’ennuie à mort. Ma vie est un gros bloc pétrifié. Pâle. Vous voyez, je m’emmerde royalement. C’est tout. Je n’avais rien d’autre à dire.
À l’extérieur du studio, il n’y a personne. Ils ont tous pris la fuite. Tant mieux. Je n’aurais pas voulu assassiner. Déjà qu’on m’arrêtera probablement pour ces quelques mots imposés. Agression verbale à main armée.
De l’utilité des maires à Croteauville
Puisque c’est dimanche matin, Edgar Croteau minuscule dispose de quarante-cinq minutes avec Edgar Croteau majuscule. Il pleut au-dessus de Croteauville, mais pas au-dessus du jardin des Croteau. Faut dire que c’est un immense jardin, qui fait des kilomètres carrés. Le domaine est si vaste, qu’on n’y est jamais perturbé par le bruit des klaxons du centre-ville, par les fusillades occasionnelles, ou encore par la clameur de la foule, heureuse ou pas.
MINUSCULE: Papa! Papa! Attrape la balle!
MAJUSCULE: Voilà.
MINUSCULE: Papa! Papa! Lance la balle!
MAJUSCULE: Voilà.
MINUSCULE: Papa! Papa! Dessine-moi un moustique!
MAJUSCULE: Voilà.
MINUSCULE: Papa! Papa! Pourquoi les avions ne passent jamais au-dessus de notre maison?
MAJUSCULE: Ce n’est pas une maison, c’est un château. Ils ne volent au-dessus de nos têtes, parce que c’est un espace aérien privé, qui nous appartient jusqu’à la lune, et même un peu au-delà.
MINUSCULE: Papa! Papa! À la télévision, ils racontaient une histoire à propos d’enfants pauvres qui ne mangeaient pas tout ce qu’ils voulaient. Madame Tremblay ne me donne pas autant de glace que j’en voudrais, est-ce que je suis un enfant pauvre?
MAJUSCULE: Non. La pauvreté, c’est pour les étrangers.
MINUSCULE: Papa! Papa! C’est quoi un étranger?
MAJUSCULE: C’est ceux qui ne sont pas nous.
MINUSCULE: Papa! Papa! À la télévision…
MAJUSCULE: Tu regardes trop la télévision. Tu devrais lire. Il y a tout ce qu’il faut dans la bibliothèque. J’en parlerai à Maître Dupont.
MINUSCULE: Papa! Papa! Ils disent que le maire Provost est le dirigeant. C’est quoi un dirigeant?
MAJUSCULE: Celui qui dirige, celui qui donne des ordres aux autres. Tu veux jouer à la balle?
MINUSCULE: Papa! Papa! Pourquoi tu n’es pas le maire, tu pourrais donner des ordres aux autres toi aussi?
Ici, Edgar Croteau majuscule éclate d’un grand rire croteaunisien, devant un Edgar Croteau minuscule incrédule. Le temps s’égoutte, il ne reste que quatorze minutes à leur entretien dominical.
MAJUSCULE: Le maire, c’est le dirigeant des étrangers. Seulement des étrangers. Comme chacun en ce merveilleux monde a un rôle à jouer, le mien est de donner des ordres au maire.
MINUSCULE: Papa! Papa! Toi, on ne te voit jamais à la télévision! C’est le maire Provost qu’on voit! C’est lui le héros à la télévision.
MAJUSCULE: C’est vrai. C’est un héros. C’est lui qui reçoit tous les coups. Quand je décide de réduire les pilules à l’hôpital, c’est à lui qu’ils s’en prennent. Quand j’impose des frais pour la location des pupitres à l’école, c’est lui qui reçoit les coups. Quand je récupère les sous que la mairie donnait aux paresseux, c’est contre lui que les étrangers manifestent. Tu as raison, mon fils, le maire, c’est un héros.
MINUSCULE: Papa! Papa! Je voudrais être un héros! Comme Spiderman! Comme Batman! Comme le maire Prévost!
MAJUSCULE: Les Croteau ne seront jamais des héros. Les héros sont de pauvres étrangers qui n’ont rien trouvé de mieux à faire. Nous, nous sommes au-delà de tout cela.
MINUSCULE: Papa! Papa! Est-ce que les étrangers nous aiment autant que les héros?
MAJUSCULE: Les étrangers ne nous connaissent pas. C’est bien ainsi. Nous possédons toutes les usines, tous les commerces, toutes les stations-service, tous les journaux, nous possédons jusqu’aux kiosques de distribution de limonade. Nous possédons, tout simplement. C’est notre nature, que veux-tu! Nous sommes heureux, nous serons toujours heureux. Il y aura toujours des maires pour protéger ce bonheur sacré. Il y aura toujours des maires.
MINUSCULE: Papa! Papa! Je…
MAJUSCULE: Quarante-cinq minutes, mon fils. Au revoir. À dimanche prochain!
Je n’oublierai pas de tout oublier
Quatre personnes dans la salle d’attente d’un dentiste. Une mère avec son gamin qui piaille, un retraité qui sourit pour bien montrer qu’il a su garder intactes toutes ses dents, une femme d’une trentaine d’années qui lit. Une vieille chanson de Cabrel passe à la radio, sans toutefois parvenir à couvrir le bruit de la turbine du dentiste. Un homme d’au plus trente-cinq ans qui pousse la porte, cherche des yeux une place libre, en choisit une à deux chaises du retraité, de biais avec la lectrice.
Un père sort de la salle du dentiste avec sa fille qui se masse les joues. Elle tient à la main une sucette et des autocollants, essuie ses larmes. Le dentiste passe sa tête dans l’entrebâillement de la porte, appelle la mère et son gamin. Une lueur d’espoir luit dans ses yeux en apercevant les autocollants.
Le dernier arrivé dans la salle d’attente dévisage la femme qui n’a pas levé les yeux de son petit livre. Il blêmit.
CÉLIAN: Rosa? C’est bien toi, Rosa?
Le retraité aux dents sursaute. La lectrice lève des yeux qui papillonnent.
CÉLIAN: C’est moi, Célian!
ROSA: C’est à moi que vous parlez?
Le son de la voix de la femme donne des ailes à Célian, qui balaie d’un sourire toutes ses hésitations.
CÉLIAN: Tu ne me reconnais pas? Il y a dix ans et trois mois, nous voyagions ensemble, nous étions à Marseille!
ROSA: Vous faites erreur, monsieur, je n’ai jamais vu Marseille.
LE RETRAITÉ: Moi si. Ma tante vivait dans l’Unité d’habitation, boulevard Michelet.
CÉLIAN: Tu conduisais une petite Toyota rouge, l’été nous allions au chalet de tes parents, nous lisions des dizaines de livres à voix haute, nous avons vu je ne sais plus combien de concerts, tu avais un golden retriever.
ROSA: Monsieur, s’il vous plaît, calmez-vous. Laissez-moi lire.
CÉLIAN: Je te cherche depuis dix ans et trois mois! Au retour de Marseille, tu as disparu, je ne t’ai plus jamais revue. J’ai fini par croire que tu avais émigré. Où étais-tu? Même tes parents avaient déménagé sans laisser de trace. J’ai passé des semaines à surveiller leur maison, j’ai passé des étés à rôder autour de leur chalet. Nous avions prévu emménager ensemble dans ce bel appartement près du parc Laurier, nous avions déjà acheté du mobilier, des tapis et même des rideaux. Tu voulais attendre trois ou quatre ans avant d’avoir des enfants, nous prévoyions un voyage en Patagonie!
ROSA: Votre histoire est bien triste, monsieur. Je dois lui ressembler. J’en suis désolée.
LE RETRAITÉ: La Patagonie, je m’y suis déjà perdu. Longtemps.
CÉLIAN: Tu as une rose tatouée sous le sein droit. Tu as une tache de naissance à l’intérieur de la cuisse gauche.
ROSA: Monsieur! Je ne vous prouverai pas votre tort!
CÉLIAN: Je sais que tu m’as reconnu. Tu me reconnais!
ROSA: Vous m’effrayez. Cessez, je vous prie.
CÉLIAN: Tu te souviens de cette nuit où nous écoutions Mendelssohn? Nous avons tant rêvé, tant rit, tant pleuré! Tu m’as raconté ton enfance aride, quand tes parents vivaient encore à la campagne, dans ce village où tout a été rasé pour faire place à ce vaste champ d’éoliennes. Ton père toujours triste qui s’enfermait dans le grenier dès qu’il avait un moment libre pour y monter ses modèles réduits, ta mère qui répétait du matin au soir qu’elle t’adorait, sur le même ton qu’elle te demandait de ranger ta chambre ou de faire tes devoirs. Ces parents dont tu n’as réussi à oublier la sécheresse qu’en te saoulant d’études, de musique, de poésie, jusqu’à trembler devant une réalité que tu ne reconnaissais plus. Et tous ces amours qui t’ont coulé entre les doigts sans laisser de trace. Tu n’as pas pu oublier cette nuit-là, qui nous a soudés à jamais. Pendant des jours ensuite, pendant des semaines nous voyagions dans ton enfance, dans mon enfance, nous tressions de nos destinées de formidables liens nous unissaient à en perdre l’équilibre. Rosa, jusqu’à la dernière minute où je t’ai vue, jamais la moindre brouille n’est parvenue à se glisser entre nous, pas un nuage n’a jamais flotté au-dessus de nos têtes. Pourquoi partir?
La mère et son gamin, qui tient sa sucette et ses autocollants, sortent du cabinet, traversent la salle d’attente et s’en vont. Le dentiste passe sa tête dans l’entrebâillement de la porte.
DENTISTE: Rosa? Bonjour Rosa, c’est à vous.
Rosa range son livre, et sans un regard pour Célian, se faufile dans le cabinet du dentiste.
LE RETRAITÉ: Ma sœur m’a offert une biographie de Mendelssohn, que j’ai perdue.
Agité, Célian se lève, marche de long en large dans la salle d’attente, l’œil rivé sur la porte du cabinet. Son cœur bat à un rythme étrange, ses yeux étincellent, ses mains battent une mesure que lui seul entend. La porte du cabinet s’ouvre. Célian se pétrifie. Le dentiste passe à nouveau sa tête dans l’entrebâillement de la porte, appelle le retraité. Le regard de Célian s’affole.
CÉLIAN: Où est Rosa?
DENTISTE: Ne m’en parlez pas. Elle s’est enfuie par la fenêtre! J’ai voulu la retenir, mais elle a réussi à sauter sur le garage, puis sur le trottoir. Et je l’ai perdue de vue.
CÉLIAN: Non!
LE RETRAITÉ: Ma femme avait le vertige. Elle a pris la porte, et sa valise.
DENTISTE: Mon cher, vos dents sont miroitantes!
Célian se précipite vers la porte extérieure.
CÉLIAN: Je reviendrai!
LE RETRAITÉ: Où serez-vous dans dix ans?
LE DENTISTE: J’aurai pris ma retraite. Je n’oublierai pas de tout oublier.
L’heure du lunch
Dans une salle aux murs gris, réglementaires, trois courts personnages vêtus du même gris réglementaire, celui qui correspond à la couleur habituelle de leurs peaux. Les gestionnaires. Du matin au soir, ils n’ont qu’une seule tâche, écouter les candidats aux différents postes qui s’ouvrent ou ne s’ouvrent pas dans l’entreprise.
Des cloches grises, remplies de certitudes, leur pendent sous les yeux. À leur vue, la majorité des candidats tourne des talons, s’en va vendre des chaussures dans la première boutique qui se présente. Pour la moitié moins de salaire.
Entre Guibert. Le géant Guibert, qui fait au moins trois fois la taille des gestionnaires. Ou la taille des trois l’un par-dessus l’autre. Guibert porte des couleurs. Chaussures jaunes, pantalon vert pomme, chemise rose, sourire rouge, yeux bleus cheveux roux.
Guibert vient pour le poste de Coordonnateur de la révision stratégique des programmes inauguraux de la Division des échanges interdépartementaux.
Pour regarder Guibert dans les yeux, les trois gestionnaires auraient à rejeter inconfortablement leur tête en arrière et à lever les yeux au ciel. Mais comme ils ne regardent jamais personne dans les yeux, ils s’en tirent avec un simple inconfort provoqué, semble-t-il, par la chamarrure surgie devant eux.
Les trois gestionnaires, qu’on a réformés renommés rebootés, se présentent ainsi, sans sexe et sans sueur, G12, G21, G03. On ne les distingue les uns des autres qu’à la date de péremption, qui varie selon l’âge, la consistance osseuse et la longueur de l’intestin grêle.
La table forme un V. Guibert prend place à la pointe du V, tandis que les gestionnaires sont côte à côte sur la barre horizontale, face à lui. Après quelques salutations et bafouillages de Guibert qui finit par comprendre qu’il doit se taire, l’entretien d’embauche peut commencer.
G03 lit les noms, numéros d’identification intermodale, nationale, internationale, question de s’assurer d’avoir affaire au bon candidat. Sur leurs écrans tactiles apparaissent les mêmes données, et on peut constater que plusieurs cases du questionnaire ont déjà été cochées. Vu de l’extérieur, on présume que Guibert a peu de chance d’être embauché. Évidemment, il l’ignore. Aussi, il sourit, même si on ne le lui rend pas.
G21: Que connaissez-vous de la Division des échanges interdépartementaux?
GUIBERT: Euh. Rien. J’avoue, rien de rien. Pourtant j’ai cherché, mais je n’ai rien trouvé.
G12: Mise en situation. Un chat tue un rat. Comment réagissez-vous?
GUIBERT: Ça je sais! Je rédige un rapport de vingt-trois pages que j’envoie par courriel et papyrus aux chefs de la Division de la coordination des concordances convenantes.
G21: Que connaissez-vous de la Division de la coordination des concordances convenantes?
GUIBERT: Rien.
G12: Combien d’arbres les œuvres de Duras ont coûté jusqu’à ce jour?
GUIBERT: Dois-je inclure les scénarios de films?
G12: Combien d’arbres les œuvres de Duras ont coûtés jusqu’à ce jour?
GUIBERT: Vingt-six mille neuf cent vingt-trois.
G21: Que connaissez-vous de Duras?
GUIBERT: L’homme assis dans le couloir.
G12: Mise en situation. Vous recevez un héritage. Le donnerez-vous à la Compagnie?
GUIBERT: Tout?
G21: Que connaissez-vous de vos héritages à venir?
GUIBERT: Mes parents sont bien vivants, peut-être une vieille tante, mais j’ignore si elle pensera à moi.
G03: Pourquoi la Compagnie doit-elle se méfier de vous?
GUIBERT: Y a pas de raison! Je suis un travailleur honnête.
G03: Vous a-t-on déjà traité de con?
GUIBERT: Monsieur!
G03: De demeuré?
GUIBERT: Moi?
G03: D’excentrique?
GUIBERT: Non!
G12: Mise en situation. On réduit votre salaire de moitié, on élimine vos congés, on double votre charge de travail. Formez-vous un syndicat?
GUIBERT: Vous ne feriez pas ça!
G21: Que connaissez-vous de la charge de travail d’un Coordonnateur de la révision stratégique des programmes inauguraux de la Division des échanges interdépartementaux?
GUIBERT: J’avoue, rien.
Les trois gestionnaires cochent les cases, même celles correspondant aux questions qu’ils n’ont pas encore posées. Ils accélèrent le rythme jusqu’à atteindre une vitesse folle. Ces gestionnaires doivent être réglementairement sustentés, et comme l’heure du lunch sonnera dans deux minutes trente secondes, ils expédient le boulot.
Ils se lèvent de concert, quittent le V et la salle, disparaissent sans un au revoir à Guibert, qui sort en serrant les poings. Il ignore qu’une faim des plus ennuyeuses jointe à un respect strict des horaires vient de lui valoir un poste au sein de la Compagnie.
Solitude injuste
Les deux chiens devisent hardiment pendant que leurs maîtres ne parlent que de leurs chiens, de leurs pedigrees, de leurs nourritures, de leurs soins.
BARON: Mon maître est amoureux de ta maîtresse, mais il est trop con, il ne lui parlera que de moi, jusqu’à la fin des temps.
HOMER: Ma maîtresse sait que ton maître est amoureux, et comme c’est un homme qui ne parlera jamais que de toi tant qu’elle ne lui parlera pas de lui, elle préfère qu’il ne parle que de toi, parce qu’un homme qui ne parlera que de toi maintenant l’assommera dans trois ans si elle lui ouvrait les bras.
BARON: Ce n’est pas de la timidité, c’est de la pusillanimité.
HOMER: Ça se sent. Il pue la pusillanimité.
BARON: C’est son odeur. Partout. Jusque sur les croquettes qu’il me sert. Parfois, j’en ai la nausée.
HOMER: Mon pauvre. Tu n’a jamais pensé à fuguer?
BARON: J’ai fugué cinq fois. La première, la voisine m’a reconnu et ramené. La deuxième, il m’a récupéré à la fourrière. La troisième, il m’a retrouvé. La quatrième, une voiture m’a heurté et cassé une patte. La cinquième, on m’a retrouvé grâce à la puce qu’il a placée sur ma médaille. Là, tu vois? Impossible de m’en défaire.
HOMER: Ce n’est pas une vie.
BARON: Je me traînerai dans cette existence, jusqu’au jour où je suffoquerai. On me retrouvera crevé sur mon tapis, sans comprendre mon calvaire.
HOMER: Entre la puanteur et la mort, la marche est haute mon cher.
BARON: Je sais. Ça adoucit la douleur de s’en plaindre au premier venu. Tu le vois, là, mon maître voudrait bien bredouiller de véritables mots à ta maîtresse, mais il n’y parvient pas, il sait qu’il n’y parviendra pas.
HOMER: Il est piégé.
BARON: Il sait qu’il n’y parviendra pas, mais il ne trouve pas le courage de partir. Ta maîtresse va bien finir par lui tourner le dos.
HOMER: Ce serait divertissant. Elle tire sur ma laisse, imperceptiblement. C’est le signe. Nous partirons bientôt.
BARON: Je ne te reverrai jamais. Chaque fois que mon maître apercevra ta maîtresse au loin, il m’entraînera dans la direction opposée. Sale poltron!
HOMER: Sans cette puanteur, je te le dis, ils étaient faits pour vivre ensemble. Au moins une bonne douzaine d’années.
BARON: Nous finirons avec une malodorante. Ce sera le bouquet.
HOMER: Adieu. Tu vois, ma maîtresse met les voiles sans un mot, sans attendre que ton maître termine son interminable phrase sur les chiens de ton espèce.
BARON: Ce ne sont pas des paroles, ce ne sont que des modulations dispersées dans le vaste univers parmi des millions d’autres modulations.
HOMER: Courage!
BARON: Ces émanations!
HOMER: …
BARON: Me voilà bien seul d’une solitude injuste. Cruel châtiment de mon maître indigne!
J’avais terriblement envie de t’embrasser
1991
Je rentre au petit matin. Vernissage dans le Mile-End, soirée au Hasard, angle Ontario et Saint-Hubert, retour chez moi, sur Chambord vers trois heures trente, seul. J’ai beaucoup parlé, dansé, fumé. Vendredi dernier j’ai conclu la nuit chez Claudie, mais elle n’était pas là cette semaine. Partie pour de bon aux États-Unis avec son frère musicien, m’a confié son amie. Elle n’aimait pas ma voiture, une vieille Chevrolet un peu carrée, un peu lourde. J’aurais aimé lui souhaiter bon voyage. Claudie, c’est une fille sympa, intelligente, beaucoup plus branchée que moi. Elle m’a prédit une relation passionnée, dévorante, une sorte d’amour sans les promesses, les électroménagers, les poussettes remplies à craquer.
Depuis une semaine, je me l’avoue humblement, j’épie la flamme dans chaque regard qui me croise, dans chaque femme qui m’approche. Tout cela bien en vain, évidemment.
À la fermeture du Hasard, ce soir-là, il y avait cette femme, pas très grande, pas très souriante et même un peu chiante, à qui j’ai offert de la reconduire. Elle m’a demandé si j’avais lu Daniel Pennac, j’ai dit oui, elle est montée dans ma bagnole et m’a parlé de Rigaud, du ski, du Collège Bourget et de Gildor Roy. Pourquoi pas. Je n’avais jamais mis les pieds à Rigaud, quand je partais à vélo, je tournais toujours à Sainte-Anne-de-Bellevue. Avant de descendre, elle m’a donné une cassette d’Enya.
Cette femme de Rigaud, j’ai cru que c’était elle, la prédiction de Claudie. À force de ne pas sourire, elle dégageait une hardiesse qui m’envoûtait. Peut-être aussi qu’à cette heure-là, avec la fatigue et mes dispositions, j’étais prêt à me laisser envoûter par un fantôme. Quand elle est descendue à la hauteur du Centre Champagnat sur Saint-Hubert, j’ai su que cette inconnue le demeurerait. Je lui ai écrit mes nom et numéro de téléphone sur la cheville, elle s’est inventé un prénom, disons que je m’appelle Albertine, qui lui est sans doute venu à cause de ses lectures du moment.
Elle est descendue, je suis parti, me voilà chez moi. Un verre d’eau, je me brosse les dents, je lis quelques pages, j’écoute un message sur mon vieux répondeur. Juste avant de descendre de ta voiture, j’avais terriblement envie de t’embrasser.
Ah la maringouine! Moi aussi! Bien entendu, moi aussi! La rappeler, tout de suite, la réveiller! Vérification du numéro du dernier appel. Inconnu. Oh la coquine! À quoi joues-tu? Le soleil se lève et j’ai du mal à m’endormir.
1992
Six mois! Je la cherche depuis six mois! J’ai passé des heures au Hasard, de l’ouverture à la fermeture, j’ai parcouru à pied tout le quartier où elle est descendue, j’ai même payé un artiste pour me dessiner un portrait-robot de mon Albertine, et j’en ai fait des affiches que j’ai distribuées dans tous les bureaux de poste, toutes les succursales de toutes les banques, tous les bars, toutes les bibliothèques, et j’en j’ai même collés aux poteaux autour du Hasard et du Centre Champagnat. Je ne l’ai pas encore retrouvée.
C’est excessif. Je ne sais même pas si j’aimerais l’aimer.
1995
Je suis fatigué. Désespéré. Les aventures de deux semaines, trois semaines, m’éreintent, m’assèchent.
Je croyais découvrir son identité dans un journal des finissants au Collège Bourget. Rien de ce côté. Comme si elle m’avait menti là-dessus aussi. Ou peut-être a-t-elle tellement changé qu’elle est méconnaissable.
J’ai passé trois jours trois nuits dans ma voiture, à l’endroit exact où elle est descendue.
J’ai frappé à toutes les portes de la rue Saint-Hubert, et des rues avoisinantes.
2001
Je me suis essayé au mariage. Cela a duré trois années. Trois longues années à dépérir. Pauvre femme. J’ai honte de lui avoir tant menti.
Chaque mois, je publie des annonces en ligne, j’y distribue la photo-robot d’Albertine. J’ai reçu des milliers de réponses, farfelues, intéressées, erronées. Des femmes qui cherchent un compagnon, des gens qui croient l’avoir vue à Québec, à New York, à Marseille, à Caracas. J’ai passé un temps fou à étudier chaque réponse, à espérer.
Le Hasard a fermé ses portes depuis longtemps.
2017
Mon blogue Albertine n’attire plus que des lectrices de Marcel Proust. Qui m’insultent. Qui m’accusent de les avoir appâtées avec mes futilités, simplement pour obtenir une audience, pour devenir un influenceur.
Un employé d’une compagnie de téléphone a laissé un message. Bref. Il assure l’avoir connue vers 2011. Elle portait trop de tristesse en elle, il est parti. Il croit qu’elle vit dans une villa de Mont-Royal. Il ne l’a connue que sous ce prénom, Clémentine. Il s’est vite lassé, il n’a jamais cherché à la revoir.
2021
Une vie de vieux garçon. Je suis presque riche, et quand je rôde dans Mont-Royal avec ma Tesla, les gens me regardent comme un des leurs, ils n’appellent pas les flics même si j’ai parfois des allures de rastaquouère.
Si je me fie à ce que je suis devenu, elle est probablement vraiment laide aujourd’hui. Viendrait-elle à moi, après toute cette vie, que je m’enfuirais peut-être comme un damné.
Parfois la nuit, quand j’ai trop lu, trop bu, je réécoute la cassette du répondeur, que j’ai conservée, copiée, numérisée, cadenassée. J’avais terriblement envie de t’embrasser.
Et je pleure. J’ignore si c’est le chagrin, l’amertume, la honte, ou un misérable apitoiement sur ma destinée. Parfois je maudis Claudia, mais c’est ma crédulité que je devrais maudire.
Je suis revenu angle Saint-Hubert et Ontario. La bâtisse qui abritait le Hasard a été rasée, je ne sais quand. On n’y trouve plus que d’ignobles blocs de béton, cinq énormes pots de ciment où vivotent des mauvaises herbes. Avec le temps, c’est bien de ça que j’ai l’air. Ravagé. Malsain.
Alors maintenant que je suis à la retraite, il est temps de passer à autre chose. Albertine! Vraiment? Ça ne vaut pas la peine d’en faire tout un roman! Je n’y accorderai pas une minute de plus, ah non! Tout de même!
Funeste tango
Nous écoutions Loreena McKennitt depuis une semaine dans un petit appartement de la rue Laurier, avec un golden retriever fraternel. J’ai abouti là parce que je lui ai posé une question, dans un bar. Comme elle m’a répondu, évidemment je suis tombé amoureux.
Abruptement, j’ai oublié que j’avais un emploi, une femme, des amis, trois chats et beaucoup de dettes. Amnésie globale, disparition de mon existence, réincarnation. Nous ne sortions que pour promener le golden, courte promenade entre le parc à chiens et l’appartement. Nous ne croisions jamais personne, du moins, je ne crois pas.
À la fin de la semaine, le frigo était vide, nous avions faim. Nous nous sommes soudain rappelé ce monde autour de l’appartement, ce monde où il nous fallait plonger pour survivre. Comme tous les mammifères, nous sommes sortis pour nous sustenter. Nous aurions pu choisir le premier restaurant rencontré, et cela aurait mieux valu, mais nous nous sommes mis en quête du seul établissement en mesure d’accueillir notre particularité. Notre ardente folie.
Rue Saint-Hubert jusqu’à Mont-Royal, mon foie se crispe à l’évoquer, puis Saint-Denis jusqu’à la rue Roy. Il y avait là un resto discret, simple, qui nous a tout de suite reconnus. Plus de cent mètres avant d’arriver, nous l’entendions nous appeler, nous prier de marcher jusque là, d’entrer, de nous asseoir. Je l’entendais, elle l’entendait. Après la semaine que nous avions vécus, rien ne nous étonnait, qu’un resto nous hèle ne nous paraissait pas incongru, au contraire, nous attendions cela depuis notre premier pas hors de l’appartement.
Une fois à l’intérieur, assis à une table au beau milieu de la salle, le resto s’est tenu coi. Autour, la clientèle ressemblait à de la clientèle. Ça buvait, ça mangeait, ça bavardait. Nous avons bu, nous avons mangé, mais j’ignore si nous avons bavardé. Je ne crois pas. Notre présence avait l’intensité et la fragilité de l’inspiration. Si j’avais parlé, à ce moment, je crois que je lui aurais dit que j’avais appris à respirer, et qu’avec ou sans elle, ma vie déborderait dorénavant sous le règne de la joyeuse instabilité.
Subitement, la clientèle s’est tue. Toute tue. Cela nous a ramenés à eux, nous les avons observés se lever, déplacer les tables et les chaises qu’ils empilaient dans un recoin de la salle. En moins de trois minutes, les tables étaient débarrassées, empilées, et tout autour de nous il n’y avait plus qu’un grand espace vide.
Aussitôt, la Cumparsita a empli l’espace, et hommes et hommes et hommes et femmes et femmes et femmes se sont élancés, grands gestes et passion, délicatesse et brutalité. Les cheveux longs des têtes renversées frôlaient nos bisques, les coups de talons effleuraient nos coupes.
Nous poursuivions indolemment notre repas, seuls assis au milieu de la salle avec ces corps agiles emplissant tout l’espace d’étonnantes arabesques. Elle terminait son dessert quand je lui ai caressé la main. Son regard vitreux reflétait les corps des danseurs, mais je ne l’y voyais plus, elle.
Au rythme de la musique, les milongueras et les milongueros nous frôlaient de plus en plus, jusqu’à nous heurter carrément dans le dos, sur les bras, partout. Sans crier gare, et toujours au rythme du tango, ils nous ont séparés, bâillonnés et je me suis vite retrouvé avec une cagoule de toile sur la tête. Je ne la voyais plus, je ne l’entendais plus, je ne la sentais plus.
Je me suis réveillé deux jours plus tard à la campagne. Seul, affamé. J’ai marché jusqu’à la route, j’ai volé des pommes et j’ai marché encore. Un fermier qui passait par là a accepté de me raccompagner jusqu’à la limite de la ville. Je me suis traînée jusqu’à la rue Laurier, mais quand elle a ouvert la porte de son appartement, je l’ai à peine reconnue. Elle ne se souvenait absolument pas de moi. Inquiétée par ma tenue débraillée, crasseuse et puante, elle a même menacé d’appeler les flics.
Je n’ai jamais retrouvé mon appartement, ma femme, mes amis, mes chats, mes dettes et mon emploi. Je n’ai jamais retrouvé mon nom, mais je me souviens de cette semaine-là, et j’écoute en boucle Loreena McKennitt.