Monsieur Bidodeau, notre voisin du bout de la rue, est un être abominable, dangereux.
Tout le printemps, tout l’été, innocemment, il a fait pousser une citrouille, une citrouille géante comme on n’en voit jamais au marché. Désherbage, fertilisation, chasse aux insectes, il y passait toutes ses journées, toutes ses nuits. Toutes. Oh, nous ne nous doutions de rien, non, et je l’avoue, nous nous moquions. Surtout quand il s’est mis à recouvrir sa citrouille avec des draps pour que les rayons du soleil ne fassent pas craqueler sa peau. La nuit, c’était encore plus drôle. Il l’enveloppait dans trois ou quatre sacs de couchage, pour s’assurer que les températures plus fraîches ne freinent pas sa croissance, et dormait à ses côtés pour la protéger des prédateurs nocturnes, rats, écureuils et autres bestioles.
Le résultat a été massif. Une citrouille d’une tonne. Une tonne! Qui a besoin d’une citrouille d’une tonne, de nos jours, qui? Pas nous, cela est certain, ni personne sur la rue, personne dans le voisinage.
Nous étions impressionnés par la taille du potiron, d’ailleurs plusieurs ont défilé pour la prendre en photo, pour prendre Bidodeau en photo, le jardinier extravagant. L’original a même eu droit à un reportage à la télé locale, où on pouvait l’entendre commenter c’est une grosse citrouille, mais rien de plus. La journaliste a bien voulu comprendre pourquoi, oui pourquoi faire ça, prendre tout ce temps pour ça, mais Bidodeau n’avait rien d’autre à dire que ben, c’est parce que c’est une grosse citrouille.
Il cachait bien son jeu, l’énergumène! Un soir, à la brunante, c’était en octobre, la citrouille a remué. Ma voisine, madame Lalibeau l’a vue, elle a capté la scène sur vidéo. Une citrouille qui bouge, qui se tourne d’un côté, puis de l’autre, personne n’avait jamais vu ça.
Alors les gens ont pris l’habitude, pendant toute une semaine à la brunante, de passer devant la maison de Bidodeau, pour voir la citrouille bouger. Tous les soirs, elle s’agitait davantage, et un son caverneux montait du fond de son corps obèse. Nous avons tenté de demander des explications à Bidodeau, mais il refusait de nous parler, il restait cloîtré chez lui, lui qui pourtant avait passé tant de jours, tant de nuits à l’extérieur.
La citrouille a fini par se calmer. Un répit qui a duré deux jours, peut-être trois. Un vendredi soir, beau vendredi d’automne où des dizaines de voisins promenaient chiens et enfants, notre monde a basculé. Il y a eu d’abord un énorme rugissement, en provenance de chez Bidodeau. Puis, sans crier gare, la citrouille s’est levée sur des espèces de jambes de bois, et s’est mise à agiter des espèces de bras verdâtres. Les premiers qui l’ont vue ont été saisis d’une frayeur indescriptible, mais au lieu de fuir à toutes jambes, ils ont brandi leurs téléphones pour filmer le phénomène.
Erreur! Le phénomène s’est lancé à leur poursuite, et à une vitesse folle, s’est mis à dévorer tout ce qui se présentait sur son chemin. La citrouille bouffait du citoyen!
Heureusement, j’étais déjà rentré à ce moment-là. J’ai tout observé de la fenêtre du salon, horrifié. La citrouille qui descendait la rue, qui courait, qui roulait, qui avalait tout, mais alors là, vraiment tout, humains, chiens, chats et rats. Son appétit semblait insatiable.
Rapidement, je me suis rendu compte qu’elle croissait. À force de manger, elle prenait des forces et du volume. Elle s’est mise à vider toutes les rues du quartier, avant de s’attaquer aux boulevards, à tout ce qui vivait dans cette ville. Bien sûr, la police est intervenue, mais leurs balles se perdaient dans la masse orange. Quand les autorités ont fait appel à l’armée, il était déjà trop tard. L’écorce de la citrouille était devenue impénétrable, plus solide que les plus solides des blindés. Il a bien fallu en convenir, rien ne pouvait l’arrêter.
J’ignore comment tout cela va se terminer. À la télé, on peut suivre les déplacements de la citrouille. Cela nous donne le temps de nous ravitailler. Mais il faut faire vite, parce qu’elle change de direction à tout bout de champ, c’est un monstre fou. Jusqu’ici, chaque tentative d’évacuation de la ville a échoué, comme si elle pouvait les deviner et intervenir à temps pour les empêcher.
Une fois qu’elle en aura fini avec nous, cette citrouille indestructible ira frapper une autre ville, puis une autre, et sa progression sera de plus en plus rapide, et elle, elle sera de plus en plus gigantesque, insatiable, inattaquable.
Je vous le dis, pendant que je le peux, on aurait dû se méfier de Bidodeau. Maintenant, plus personne ne peut plus rien pour nous.