De jolis poissons

La file des touristes devant la guérite s’allonge à mesure que le soleil descend au-dessus des vieux immeubles de brique rouge. Les derniers arrivés devront probablement revenir demain. Vingt dollars par personne, quinze pour les enfants et les gens de soixante-cinq ans et plus. Les promoteurs promettent de prolonger la saison, l’an prochain, et surtout, d’ajouter des barques, question de répondre à la demande croissante. C’est que les poissons fluorescents, c’est rare, et c’est encore plus rare lorsqu’ils ont deux têtes et que les couleurs varient selon la taille.

Dans la file, deux touristes font connaissance, cela va de soi, que peuvent-ils faire d’autre?

TOURISTE 1: J’ai vu les photos, ils sont absolument époustouflants ces poissons! S’ils sont aussi beaux dans la réalité que dans la brochure, ça vaut clairement le prix d’entrée, et même plus!

TOURISTE 2: Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi ils sont fluorescents? Je vis à la campagne, et derrière chez moi, nous avons la plus belle des rivières. J’y ai pêché toute ma vie, et je n’ai jamais vu de poissons fluorescents, encore moins de poissons bicéphales.

TOURISTE 1: L’origine du phénomène, c’est l’usine de produits chimiques, qui a ouvert ses portes au début du vingtième siècle. Au début, les rejets dans la rivière tuaient les poissons, et décoloraient les citadins qui s’y baignaient. Mais avec le temps, certaines espèces, de poissons bien sûr, se sont adaptées. Il y a eu des mutations. D’abord les deux têtes, puis la couleur fluorescente. Vert fluorescent.

TOURISTE 2: Sur les photos, il y a plusieurs couleurs, pas seulement vert.

TOURISTE 1: Les autres couleurs, c’est venu plus tard. Quand ils ont vu que les gens venaient de loin pour observer les poissons, c’était gratuit à l’origine, ils ont décidé d’améliorer le produit, et de créer des poissons de toutes les couleurs.

TOURISTE 2 : Comment savez-vous tout cela? Vous êtes d’ici?

TOURISTE 1: Pas du tout. Je viens chaque année depuis neuf ans, alors je commence à en savoir un bout.

TOURISTE 2: Chaque année? Comment peut-on venir chaque année observer des poissons bicéphales fluorescents?

TOURISTE 1: Je suis un blogueur, voilà pourquoi. L’Office de tourisme de S. me paye pour publier des photos et des commentaires sur leurs poissons. Et ils payent bien, je vous assure.

TOURISTE 2: L’usine dont vous parliez, où est-elle? Je ne l’ai pas vue, et pourtant j’ai roulé le long de la rivière sur des kilomètres.

TOURISTE 1: Ah! L’usine! Eh bien, mon cher, elle est fermée depuis plus de vingt ans!

TOURISTE 2: Alors les poissons? Ils ne vont pas finir par retrouver leur couleur d’origine, par perdre une tête?

TOURISTE 1: Vous n’êtes vraiment pas au courant? Je croyais que tout le monde savait ça.

TOURISTE 2: C’est tout nouveau pour moi.

TOURISTE 1: Après la fermeture de l’usine, les poissons ont commencé à pâlir. Le Conseil municipal a paniqué. C’est que le tourisme lié aux poissons était devenu le deuxième moteur économique de la ville. Si non seulement la ville perdait son moteur principal, l’usine, mais aussi son deuxième, imaginez la catastrophe! Fermeture des restaurants, des hôtels, des terrains de camping, des boutiques de souvenir, mises à pied massives, déclin de l’économie, exode et mort de la ville.

TOURISTE 2: C’est terrible, mais comment éviter un sort fatidique?

TOURISTE 1: Là est le génie du maire de l’époque. La solution est simple, évidente. Le Conseil municipal a décidé d’investir dans les produits chimiques, afin de rejeter dans la rivière exactement ce que l’usine y avait déversé pendant près d’un siècle. Le miracle s’est produit. Les poissons sont plus beaux que jamais, et depuis douze ans, on est parvenu à créer des poissons de toutes les couleurs. J’ai même entendu dire qu’on tentait de régler non seulement la couleur des poissons, mais aussi les motifs sur leurs corps. On croit pouvoir bientôt présenter des poissons avec des dessins, et même des mots, des phrases.

TOURISTE 2: Ahurissant!

TOURISTE 1: Il sera ainsi possible de vendre de l’espace publicitaire sur les côtés des poissons. Une pub de voiture sur un côté, une pub d’un médicament contre la constipation de l’autre.

TOURISTE 2: On dirait que la ville a su se construire un bel avenir!

TOURISTE 1: Vous l’avez dit!

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Café et biscotti en terrasse 

Un couple, Bella et Belleau, à la terrasse d’un café, sirotent et grignotent, et sirotent encore et grignotent encore. Car ils ont le temps. Ils en ont beaucoup. On les dit chanceux d’en avoir autant. Tant mieux pour eux, disent les amis. Les autres en sont jaloux. Un avocat en robe noire, col blanc au vent, passe en courant devant eux, la frayeur tatouée sur le visage.

BELLEAU: Eh bien!

BELLA: Oh!

Suit un homme, jeans et t-shirt, qui court, le bras droit levé.

BELLA: Décidément!

BELLEAU: Étonnant.

Cris, coups de sifflet, ordres perdus dans un souffle coupé, un policier en uniforme sue à grosses gouttes, se tient les côtes et court.

BELLEAU: Ah ça!

BELLA: Eh!

Le calme revient, comme le serveur avec de nouveaux cafés, deux biscottis, et une madeleine. Une seule, qu’ils se partageront. Certains jours, les madeleines partent vite, et ce jour-là était un jour comme ça. On n’y peut rien, alors on partage. Bella et Belleau partagent tout, depuis longtemps. Ils n’y pensent plus. L’avocat repasse devant eux. Il court toujours, mais peut-être un peu moins vite que tout à l’heure. Il a perdu son beau col blanc. Un col avec de délicates dentelles.

BELLA: Dis donc!

BELLEAU: Tout à fait!

L’homme en jeans et t-shirt a gagné pas mal de terrain. Il lance des mots qui ressemblent à des menaces, mais essoufflé comme il est, il n’articule pas très bien.

BELLEAU: Tiens!

BELLA: Oui!

Il y a de l’action dans la rue ce matin. Belleau et Bella sirotent et grignotent, s’apprêtent à commenter, mais soudain surgit le policier, révolver au poignet, qui trottine péniblement. Celui-là a perdu beaucoup de terrain. Il ferait peut-être mieux de s’arrêter, et d’attendre que les deux autres repassent.

BELLA: Ça alors!

BELLEAU: Ah la la!

De loin parviennent des cris, un coup de feu, deux coups de feu. Bella et Belleau interrompent leurs activités, sirotage, grignotage, tendent l’oreille. Silence. Le calme semble revenu là où il a été troublé. Mais aussitôt, file devant eux l’homme en jeans et t-shirt, les mains rouges d’un joli sang qui s’égoutte dans son sillage, qui laisse une belle grosse goutte sur la serviette blanche de Bella.

BELLEAU: Mon Dieu!

BELLA: … (elle est bouche bée)

Le serveur, perspicace et rapide, remplace la serviette tachée par une serviette immaculée. Bella soupire. Sur le trottoir, un long pointillé sanglant. Les sirènes d’une ambulance et de voitures de police retentissent au loin, derrière les pâtés d’immeubles. Révolver levé, titubant, le policier poursuit sa chasse à l’homme, les traits déformés par l’effort. À deux pas de Bella et Belleau, il s’effondre, et dans sa chute, son doigt appuie sur la détente. La balle traverse le cœur de Belleau, pour aller se longer dans le joli front de Bella.

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Refuge 

JOE: Il y a encore beaucoup d’espace pour plein d’autres choses. C’est vrai que le président est entré, je l’avoue, fier sur son zèbre. Mais il n’y a pas à s’inquiéter, ça n’a pas duré, il s’est volatilisé sans laisser de trace, et le zèbre broute par là-bas, paisiblement. Par ici, mon ami, par ici on peut respirer sans craindre les ricochets de la loi, par ici il y a de la joie, par ici on oublie parfois de mourir. 

ANTHONY: J’ai les flics au cul, j’ai besoin d’une planque, je suis épuisé.

JOE: Tu n’as pourtant pas la tête d’un qui aurait cambriolé, torturé, violé, démembré, étêté.

ANTHONY: Évidemment. J’ai un peu faim aussi.

JOE: Le directeur général est aussi passé sur les ailes d’une famille de corbeaux. Ils croassent tranquillement de ce côté, je crois. Lui, dissous. Par ici la respiration naturelle.

ANTHONY: Mon crime est simple: je suis né.

JOE: Ça aussi, oui. Tu n’es pas le seul.

ANTHONY: Né un 23 août sous le tropique du Cancer. Pas beau. Pas laid. Pas sympathique. Pas antisympathique. Et quoi d’autre? Hum. Ah oui. J’ai appris à marcher, à quinze mois.

JOE: Tu es né, tu marches. Ils détestent.

ANTHONY: Un meurtre, c’était sur le boulevard gris, il y a un an, il y a deux ans, je l’ai vu, j’étais là, je marchais. La loi m’a tiré dessus, ils me retrouveront.

JOE: Entre. Entre vite. Elle viendra avec ses armes lourdes, elle voudra faire feu avant de disparaître. 

ANTHONY: Comment lui répondrons-nous lorsqu’elle frappera à la porte?

JOE: Elle ne frappera pas. Elle tirera à travers la porte. Ne t’en fais pas. Va, va là-bas, n’importe où parmi ces gens. Tu as faim? Il y a à manger quelque part. Les balles ne se rendront pas jusque là.

ANTHONY: Tu en es certain? Elle se faufile partout, j’ai eu beau me cacher dans les planques les plus inimaginables, la loi me reniflait, me retrouvait.

JOE: Ici, la vie est plus forte que la loi. T’en fais pas, elle a tenté mille fois d’enfoncer la porte, mais elle a toujours fini par reculer. Elle a compris qu’elle risque la disparition si elle s’aventure à l’intérieur.

ANTHONY: Où sommes-nous? Ça ressemble à n’importe quelle maison, et là-bas, derrière, on dirait n’importe quelles rues, et ces gens qui passent, ils ressemblent à n’importe qui.

JOE: Oui. J’ignore moi aussi où nous sommes. Je n’y ai jamais trop réfléchi.

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La question

ENZO: Charles-Albert! Charles-Albert! Que dois-je faire? Mais que dois-je faire, à la fin! Charles-Albert! Charles-Albert!

FÉRÉOL: Enzo, combien de fois dois-je te répéter que je ne m’appelle pas Charles-Albert, mais Féréol. Fé-ré-ol! Ol, ol, ol, ol.

ENZO: Que dois-je faire, que faire, que dois-je faire?

FÉRÉOL: Méfie-toi de la voisine, surtout quand elle surgit le visage couvert de suie, ça cache ce que tu ne voudrais pas découvrir, oh ça, tu peux en être certain, et il si elle apparaît, atterrit devant toi comme un météore, un oiseau abattu par le chasseur, sauve-toi, prend tes jambes à ton cou et court jusqu’à l’hippodrome, où au moins tu auras quelques options, comme celle de te lier d’amitié avec un jockey, de caresser un cheval, ou encore de prendre conseil d’un joueur impulsif, il t’entraînera dans une avalanche de mots et de gestes, tu y perdras le souffle avec toutes les couleurs qui surgiront, même s’il porte un uniforme, et si c’est le cas, méfie-toi, vérifie bien qu’il ne soit pas pompier, car alors ce serait un piège difficile à éviter, tu pourrais te retrouver malgré toi dans un complot, ce qui n’est jamais facile à déterminer d’avance, malheureusement, les complots mènent parfois à la rue, l’habit est tout prêt pour toi, oui, rangé, qui t’attend, une casquette décolorée, une veste trouée, une chemise sale, un pantalon trop court et de vieilles godasses sans chaussettes, on ne te reconnaîtrait, personne, pas même moi je t’assure, tu attendrais pour manger, mais avant, le choc t’aurait affaibli, de voir le résultat, la pluie qui te trempera jusqu’aux os, tu n’aurais plus besoin d’écouter miss météo, tu pourrais pisser sur les parcomètres en attendant l’aspirante députée qui te promettra une solution, un passage pour retrouver ton chemin, pour sortir de la vallée sombre et reprendre à pleines mains tes questions stupides, toutes tes questions qui cherchent encore leurs réponses et qui entre temps doivent se contenter d’approximations, de balles qui roulent dans toutes les directions avec toi qui s’étourdit, qui ne survivra peut-être pas jusqu’à la fin de la journée, de la nuit peut-être, quand tu as terminé tes longues études, avais-tu payé pour une garantie, une assurance sur ton bonheur et tes journées, mais ça n’existait peut-être pas, ça n’existe peut-être pas, ça n’existe pas, tu le sais bien, sauf que tu voudrais voir les signes et surtout, savoir les lire, parce qu’il ne suffit pas de déterrer le livre de la vérité, si la langue est morte, et ça tu peux en être certain, elle l’est, ça ne te servira qu’à comprendre que cette petite issue s’assèche et se referme sur toi jusqu’à t’étouffer, alors si tu veux rêver encore, tu ferais mieux de ne plus me poser de ces questions stériles.

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Chanter sous la douche

Deux gamins dans la cour d’école.

JOEY: Si tu continues à m’embêter, je le dirai à mon père. Mon père, il tue des gens. Il va te tuer, si je lui demande.

CHLOÉ: C’est pas vrai, je ne te crois pas. Tu es un sale menteur!

JOEY: C’est vrai! Il m’a dit qu’il faisait ça en série.

CHLOÉ: Ceux qui tuent des gens, ils vont en prison. Est-ce que ton père est en prison?

JOEY: Euh, non.

CHLOÉ: Alors tu vois, tu es un sale menteur!

JOEY: Idiote, c’est parce qu’il ne le dit à personne. La prison, ça ne l’intéresse pas.

CHLOÉ: Pourquoi il ne le dirait pas, hein?

JOEY:  C’est son secret personnel. Tu n’en as pas, toi, des secrets personnels?

CHLOÉ: Ça ne prouve rien. Et pourquoi, d’abord, qu’il tue des gens?

JOEY: Il tue pas n’importe qui, idiote. Il tue seulement ceux qui ne respectent pas la loi du livre jaune.

CHLOÉ: C’est quoi ça, le livre jaune? Une autre de tes inventions?

JOEY: C’est le livre préféré de mon père. C’est une nouvelle religion qui est plus vraie que toutes les religions.

CHLOÉ: Mon père, lui, il ne lit pas. Il dit que la lecture, c’est pour les paresseux.

JOEY: Le livre jaune, c’est autre chose. C’est un livre important.

CHLOÉ: Les livres, c’est pas important. À part les bandes dessinées.

JOEY: Les bandes dessinées, OK. Mais le livre jaune aussi. Ça dit que si tu crois une chose, et que tu y crois souvent, eh bien cette chose est vraie.

CHLOÉ: Hier matin, je croyais que je pouvais voler. Évidemment, c’est pas vrai.

JOEY: Tu y crois souvent?

CHLOÉ: C’est quoi souvent?

JOEY: Je ne sais pas, souvent, c’est assez souvent, quoi. Disons, une fois par jour.

CHLOÉ: Oui, j’y crois une fois par jour, je crois.

JOEY: Alors, tu peux voler.

CHLOÉ: Idiot! Regarde, je bas des bras, et je ne vole pas.

JOEY: C’est vrai que tu as un problème avec le décollage. Faudrait que tu sois plus haut, que tu sois déjà dans les airs, peut-être. Qu’est-ce que j’en sais. Je demanderai à mon père.

CHLOÉ: Qu’est-ce qu’il croit ton père?

JOEY: Que les gens doivent faire comme on dit dans le livre jaune, qu’ils ne doivent pas chanter sous la douche. Est-ce que tu chantes sous la douche, toi?

CHLOÉ: C’est pas de tes oignons. Il tue les gens qui chantent sous la douche?

JOEY: Je crois, oui. C’est écrit dans le livre, et en plus, il y croit souvent, très souvent. Tu ne chantes pas sous la douche?

CHLOÉ: Oh non! Jamais! Jamais, jamais, jamais. Je ne voudrais pas mourir.

JOEY: Où vas-tu?

CHLOÉ: Je grimpe jusqu’en haut de cet arbre. Tu viens?

JOEY: Pourquoi tu veux grimper là? Tu ne veux jamais, d’habitude.

CHLOÉ: Je vais voler. Aujourd’hui, je vais voler.

JOEY: D’accord. Je regarderai d’en bas.

CHLOÉ: Voilà. Je grimpe. Encore un peu plus haut. Oh, je peux atteindre cette branche, ce sera mieux là. Oh la la, c’est haut. J’ai le vertige. Mais puisque je peux voler, il n’y a pas à s’effrayer, pas vrai?

JOEY: C’est ça.

CHLOÉ: Allons-y! Ahhh!

JOEY: Chloé? Que fais-tu là? Elle est morte. Elle n’y croyait pas assez souvent, c’est ça son problème.

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Histoire d’amour

Hector et Greta tissent de minuscules paniers de paille qu’ils revendent à des touristes assoiffés de souvenirs authentiques. Personne ici n’a jamais tissé des paniers de paille, mais qu’importe. Les paniers se vendent bien.

HECTOR: Tu veux que je te raconte une histoire?

GRETA: Non.

HECTOR: Excellent. C’est l’histoire de mon voisin. Il a volé une pomme dans le verger Lefebvre. Le vieux Lefebvre l’a vu, il a voulu qu’il paie la pomme, plus une amende, il a refusé, et il a mangé la pomme au nez du bonhomme, qui a tout de suite appelé les flics. Là, les choses se sont envenimées, le voisin leur a dit que c’était absurde de perdre son temps avec un type qui a volé une pomme. Évidemment, les flics ont flairé l’insulte, ils lui ont passé les menottes. Comme le voisin s’est agité – il y a de quoi, quand on vous passe les menottes pour une pomme – il a été accusé de résistance à son arrestation et de voie de fait sur policier. Prison, procès, il en a pris pour un an et demi. En prison, comme il n’acceptait pas, mais alors là, vraiment pas, d’être parmi les criminels pour une malheureuse pomme, il a rouspété, il s’est rebellé, et sa sentence s’est alourdie. Quelques mois de plus ici, quelques mois de plus là, il en était rendu à cinq. Cinq années au frais, loin des siens, pour un méfait ridicule. Question de ne pas aggraver son cas, il a fini par se calmer, et cinq ans plus tard, il est sorti. En revenant chez lui, où sa femme et son chien, toujours vivant, l’attendaient, il est passé devant le verger. Ça été plus fort que lui, il n’a pas pu s’en empêcher, il a volé une pomme. Le vieux Lefebvre l’a vu, encore une fois, mais comme il avait eu une attaque, un an plus tôt, il était paralysé et ne pouvait plus parler. Il n’a pas pu rattraper mon voisin, il n’a pas même pu appeler les flics. Depuis ce temps, tous les jours, mon voisin vole une pomme, impunément, sous le regard furieux du vieux Lefebvre, qui a fini par crever d’une seconde attaque. Bon débarras, a lancé mon voisin, et il a cessé de voler des pommes, parce qu’il n’y voyait plus d’intérêt, maintenant que le vieux n’était plus. Alors, Greta, tu l’aimes mon histoire?

GRETA: Non. J’aurais préféré que tu me racontes une histoire d’amour.

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Chansons perdues

Mathilde m’avait recommandé de fermer les yeux, de méditer profondément pour libérer mon énergie et lui permettre de se marier aux énergies de l’univers et de mes concitoyens. J’ai dû fermer les yeux trop longtemps. Pendant que je ne regardais pas, on m’a volé mon sac. Il contenait tout. Mes deux livres, toute ma fortune, une vieille montre dont j’avais hérité d’un oncle fou, un ticket pour un concert d’Elvis jamais utilisé que j’avais trouvé dans un comics d’occasion, et surtout, mon bloc-notes, celui où j’ai écrit les chansons que je voulais chanter lorsque j’aurais su chanter, ce qui n’aurait pas tardé. Mais sans mes chansons, que devenir?

Alors j’ai demandé à mon ami Ricardo de m’aider. Il fermait les yeux méditait lui aussi, assis juste là, près de moi, quand le forfait fut commis. Ricardo n’a vu qu’une ombre s’approcher, subrepticement, puis s’éloigner, tout aussi subrepticement, et il croit que c’était l’ombre des énergies de l’univers qui nous rendait une petite visite. Ricardo n’est pas stupide, c’est mon ami, mais il est un peu con. Impossible d’obtenir de lui la moindre description du suspect, de son ombre mystérieuse, et à ce jour il croit toujours à une apparition, une révélation, il s’est inscrit dans une secte à qui il verse vingt-trois mille dollars chaque année, sans compter les petits extra. En plus, Ricardo se fout de mes chansons. Il me répète que je ne les aurais jamais chantées, et que si je l’avais fait, le monde entier m’aurait fuit.

J’ai donc payé une annonce dans les journaux pour retrouver mon sac, et surtout, mes chansons. J’ai placardé des affiches dans les lieux publics, devant les bars et les dispensaires de drogues biologiques, chimiques, magiques. Le message était simple: j’implorais le pillard de me rendre mes chansons, et je lui abandonnais tout le reste, les livres, la fortune, la montre, les tickets pour le concert d’Elvis, et le sac lui-même. Mais qu’on me rende le bloc note! J’ai eu beau afficher, supplier et même offrir une récompense, rien n’y fit.

En désespoir de cause, je me suis rendu chez les policiers. J’ai toujours eu d’informes réticences à m’adresser aux forces de l’ordre, mais la détresse m’y contraignait. J’explique donc la situation à deux policiers, fort attentifs. La méditation, les énergies de l’univers, l’ombre, le vol, mes chansons envolées. Le plus vieux des deux m’a invité à m’asseoir à leur table, et nous avons entamé une partie de Monopoly. Ils étaient doués, et moi aussi. Ça n’avait pas de fin. Plus tard dans la nuit, le plus vieux des policiers, qui était à deux doigts de la banqueroute, s’est endormi. Le plus jeune m’a offert le seul lit disponible, dans une cellule.

Au petit matin, les policiers de relève ont trouvé étrange que la porte de ma cellule soit grande ouverte. On m’a donc accusé de tentative d’évasion. J’ai à nouveau raconté mon histoire, l’univers, l’énergie et mes chansons, mais plutôt que de m’écouter, on m’a transféré dans un institut psychiatrique, où on m’a démonté le cerveau, pièce par pièce, pour me le remonter plus joliment. Après une onzaine d’années, on m’a enfin laissé errer dans la ville.

Puisque je ne n’ai jamais retrouvé mes chansons, et qu’il y a de bonnes chances que mon bloc-notes soit aujourd’hui détruit par l’eau, le feu, la terre ou les énergies de l’univers, je me suis vu contraint d’abandonner tout espoir de chanter. Sans mes chansons, en effet, comment y parviendrais-je? Quant à en écrire d’autres, cela est impensable. Le temps d’écrire des chansons est révolu.

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La pluie

Samedi matin. Comme tous les samedis, il pleut. Comme chaque semaine, j’en profite pour prendre une douche. J’économise ainsi sur l’eau, je tire bon parti du mauvais temps plutôt que de râler, comme ils le font tous, en ville et à la radio. Les imbéciles. De l’eau qui tombe du ciel, c’est un cadeau, un don divin. Ne pas en profiter, c’est cracher sur ses richesses.

Je vis à la campagne, assez loin de mes plus proches voisins. Mais je dois tout de même voir à me cacher derrière la maison, puisqu’au début, ils ont appelé les flics. À croire qu’ils pouvaient voir mon moineau de chez eux! Cent mètres, au moins. À cette distance, sans le vouloir, c’est-à-dire sans utiliser des jumelles super-puissantes, on ne peut rien voir. Rien. À un mètre, je ne vois rien moi-même. Faut dire qu’avec mon ventre, ça voile le spectacle. Mais même sans, je ne distinguerais pas grand-chose. Les cons.

Les flics sont venus, ont ri de mon moineau ténu, m’ont menacé de me balancer une accusation de grossière indécence si je persistais à me doucher devant la maison. Alors je le fais derrière, maintenant. Qu’ils viennent m’embêter de ce côté!

On n’est plus chez soi, si on ne peut plus se doucher en paix. Dedans ou dehors.

Il fait froid. Ce n’est plus l’été. Mais pas question de manquer un jour de pluie. Je me déshabille, et hop, sous la flotte. Ça gèle. Je devrais faire attention, me dit mon chat, je n’ai plus vingt ans, le cœur n’est plus ce qu’il était.

Je me sens mal, mais pas question de donner raison à un chat. Pas question.

Qui sont ces types? Encore les flics? Comment a-t-on pu me voir, de chez les voisins. Impossible. À moins qu’ils aient enjambé la clôture, et qu’ils ne se soient cachés dans les bois derrière. Violation de terrain privé. Et cette vermine vient se plaindre aux flics!

Je suis au sol. Pas la force de tenir debout. Le mal galope, m’enveloppe, m’étourdit. Que disent-ils? Grossière indécence? Merde, les gars, je vais y passer.

Menottes. Coups dans les côtes parce que je ne veux pas me lever. Il me reste quelques secondes pour les oublier. J’ai quatre-vingt-un ans, j’ai aimé pas mal tout ce que j’ai fait, quelques regrets, mais à peine. Je l’ai beaucoup aimée, elle m’a aimé un petit peu. Je le reconnais, on ne peut pas m’aimer à la folie. Étonnant qu’elle soit morte avant moi. J’aimerais qu’on laisse la terre absorber mon corps. Je l’ai écrit dans le testament, mais l’avocat m’a dit qu’on l’interdira. 

Parce que c’est obscène.

Voilà.

J’aime la pluie.

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La 126e

MARC: Tout le monde, c’est connu, souhaite habiter sur la 126e rue à Shawinigan-Sud. J’en ai traversé des continents, et partout, sans exception, on m’avoue rêver de s’établir là. Latinos comme Chinois, Français comme Russes, tous ont les yeux rivés sur la 126e. Pas un n’hésiterait à laisser derrière une tour Eiffel ou une Grande muraille, si l’occasion se présentait de traîner sa vie du côté de la 126e.

JOCELYNE: Si je vivais sur la 126e, je crois que ça m’aiderait à cesser de fumer. Oh, j’ai essayé si souvent, plus souvent que j’ai de doigts, mains et pieds confondus. Je me vois, allongée dans mon jardin, les yeux fermés, à respirer l’air à pleins poumons comme jamais je ne l’ai fait auparavant. Ma vie serait transformée. Je pourrais reprendre le sport. J’aimais tellement le ping-pong! Et je me ferais de nouveaux amis, tous non-fumeurs. Nous pourrions fonder une commune, ou à défaut, une famille, enfin quelque chose avec plusieurs personnes dedans et un peu d’amour. Mais attention, j’emploie ce mot avec prudence, car on ne sait jamais ce qu’il cache, et comment deviner ce qu’il contient quand on est là-bas, sur la 126e?

LENA: Avoir une maison, là, ça me permettrait de devenir vraiment une personne importante. Importante en soi. En moi. Importante d’une importance significative, pas d’une importance insignifiante. Je changerais tout de suite d’emploi, et mes journées ne porteraient plus ces lourds voiles opaques qui m’empêchent de voir le ciel bleu.

JORGE: J’ai de l’ambition. Je sais que si j’y mets toute la persévérance et l’énergie dont je suis capable, je finirai par l’acheter mon chez-soi sur la 126e à Shawinigan-Sud. Je le sens. C’est difficile à exprimer, cette certitude, parce qu’elle est tellement profonde, tellement fondue dans le sang qui coule dans mes veines et me donne la force d’espérer. J’aurai mon chez-soi. Il y aura un garage, et je pourrai enfin remplacer ma vieille bagnole par un roadster rouge rutilant.

ASHLEY: J’ai déjà choisi la maison que je veux acheter. Dès que j’en aurai les moyens, je l’achèterai. Si elle n’est pas à vendre, je ferai une offre irrésistible. Elle fait l’angle, et elle est légèrement en retrait. J’installerai mon atelier de couture dans le salon, et par les deux baies vitrées, j’aurai vue sur l’univers!

TIAN: C’est là que je finirai mes jours. J’économise depuis vingt ans, et dès que la retraite sonne, si les conditions le permettent, j’achète sur la 126e. N’importe quelle maison. J’achète. Mon corps se reposera, mon âme s’élèvera. Je serai heureux.

ASSANE: Nous prévoyons avoir un enfant d’ici cinq ans. Nous aurons atteint, je l’espère, une sécurité professionnelle, et nous aurons suffisamment voyagé pour vivre quelques années sédentaires. Sur la 126e, bien entendu. C’est notre plan.

VLADIMIR: Un emménagement sur la 126e, ça se prévoit longtemps d’avance. On ne se lance pas dans cette aventure à l’aveuglette. Oh non! On risquerait d’être amèrement déçu. Il faut approfondir sa connaissance des lieux, étudier l’histoire, les principaux événements depuis au moins, disons, le dix neuvième siècle. Il importe, ensuite, de consulter les études sociologiques, anthropologiques, économiques, sur la population locale, ses habitudes, ses mœurs. Mais ce n’est pas tout. Celui qui négligerait des éléments fondamentaux comme la géographie, la géologie ou le climat, risquerait de se heurter à un mur le jour de la grande décision. Ma femme et moi, nous étudions depuis douze ans et, est-il nécessaire de le préciser, nous ne sommes pas au bout de nos peines!

CAROLINE: Ah, belle 126e! Comme mon petit cœur t’aime! Émue par ta splendeur, par tes parterres en fleurs, j’irai goûter la joie de t’avoir avec moi. Hélas mon espérance se heurte à ta puissance, qui ne peut s’abaisser à me voir trépigner.

KENZO: Tous les ans, avec ma femme et nos quinze enfants, nous prenons l’avion pour aller visiter la 126e rue à Shawinigan-Sud. Nous louons une chambre d’hôtel, à proximité, et chaque jour, nous nous rendons sur place. La famille est en liesse, à chaque fois! Quelle magie! Nous avons des albums photo complets consacrés à cette rue, et maintenant, plusieurs vidéos. L’an dernier, la maison aux balcons verts n’avait plus de balcons verts. Ils étaient bleus. Tout un changement. Ils sont rares, les changements, sur la 126e, et chaque fois, je le déclare sans retenue, cela nous chamboule. Nous en parlons ensuite toute l’année, nous élaborons des théories pour y trouver un sens, et cela provoque parfois quelques étincelles. Je me demande si cette année nous vivrons d’autres changements, ou plus exactement, révolutions, de ce type. J’en tremble, nous en tremblons. Par bonheur, nous savons qu’un jour nous effectuerons notre dernier voyage. Oui, parce que ce jour-là, nous emménagerons enfin sur la 126e!

CLAUDE: Moi j’y habite, sur la 126e. Je ne vois pas ce que vous lui trouvez.

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Macramé

Le marché, un samedi matin. Une femme, dans la quarantaine, en rencontre une autre du même âge. Ah oui, les enfants vont bien, le mari va bien, le chat va bien, le chien est mort, la tondeuse toussote.

FEMME 1: J’oubliais. Ma fille fabrique des bonnets en macramé. Elle a du talent, beaucoup de talent. Je le lui ai dit, ma fille, tes bonnets me plaisent

FEMME 2: En macramé? Qui porte des bonnets en macramé?

FEMME 1: Elle en a vendu vingt, l’an dernier. Elle a un site web, les gens peuvent commander en ligne. Ils choisissent la taille, la couleur, et le modèle. Il y a deux modèles.

FEMME 2: Vingt personnes, ça m’étonne. Elle en vend toujours, de ses bonnets?

FEMME 1: Cette année, les ventes ont légèrement diminué. De cinquante pour cent. Mais je l’encourage. Je ne veux pas qu’elle abandonne. Il faut persister, et ça finira bien par débloquer. Qui sait si une petite fortune ne l’attend pas.

FEMME 2: Mais le macramé! Ne devrait-elle pas choisir quelque chose de plus… contemporain?

FEMME 1: Les ventes, surtout au début, ne prouvent rien. Son génie du macramé ne demande qu’à être découvert. Oh, on a bien tenté de la dissuader, on l’a même ridiculisée! Tu t’imagines! Mais je suis avec elle, derrière elle, à côté d’elle, tout autour d’elle. Je suis là, quoi!

FEMME 2: Le macramé. Eh bien.

FEMME 1: Encore hier, elle doutait de tout. Alors je lui ai donné son père en exemple.

FEMME 2: Son père? Ton mari?

FEMME 1: Exactement. C’est un modèle dont elle peut être fière. Persévérance, discipline, énergie.

FEMME 2: Il est fonctionnaire, c’est bien ça? Au bureau des comptes publics?

FEMME 1: Ça, c’est pour payer les factures. Mais Roger, il est avant tout écrivain. Il écrit depuis quarante ans! Oui madame! S’il a parfois douté, il n’a jamais abandonné.

FEMME 2: Et lui, il en vend des livres?

FEMME 1: Vingt l’an dernier, un peu moins cette année. Il y a eu quelques décès dans la famille, alors, forcément.

FEMME 2: Forcément.

FEMME 1: Mais je suis avec lui, derrière lui, à côté de lui, tout autour de lui.

FEMME 2: Ma pauvre. Et toi, que fais-tu?

FEMME 1: Les courses. Je fais les courses.

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