Le plaisir de la nostalgie

TUR: Tu es tellement loin de moi! Dois-je crier?

ESA: Es-tu tombé sur le coco? Tu es si près que je sens, oh horreur, ta sueur du mois!

TUR: Je sais. C’est que je m’ennuie. Oh! La nostalgie! Profonde nostalgie!

ESA: Un mal de vivre, comme quand on était jeunes.

TUR: Que nous fumions.

ESA: Nous fumons encore. Pousse-toi, tu m’écrases les orteils avec tes gros talons!

TUR: Tu ne t’ennuies jamais de la tristesse, toi?

ESA: J’ai trop à faire.

TUR: Tu rigoles? Tu brûles tes journées sur cette place, avec moi, depuis vingt ans! Tu ne fais rien, tu n’as jamais rien fait.

ESA: Ce n’est pas rien, puisque tu en parles. Tu t’inventes des contes de fées.

TUR: Et la fée, c’est toi?

ESA: Je suis le prince charmant. Tu es le monstre. Quand la princesse se pointera, nous nous battrons, je gagnerai.

TUR: D’accord. Moque-toi autant que tu veux. Ça n’enlève rien à ma nostalgie.

ESA: Je voudrais bien t’attrister, mais je n’en ai pas l’énergie. Tu devras te contenter de ta nostalgie, et pleurer dans tes rêves.

TUR: Cruel! Il te reste à boire?

Quand il n’y a plus que les corneilles

Oh je me souviens, au parc Lafontaine, j’étais couché sur le dos, je crois que c’était l’aube, mais comment en être certain, c’était il y a si longtemps, j’avais les yeux fermés, et quand tu t’es assise tout près, tu m’as demandé de ne pas les ouvrir, j’ai tout de suite été séduit par la couleur de ta voix, tes mots ronds, chantants, il y avait des pétales qui voltigeaient, une douceur qui se mariait si bien avec le matin, j’ai pensé qu’il serait agréable d’être assassiné par toi, alors j’ai gardé les yeux fermés, je ne les aurais ouverts pour rien, j’aurais été fou de tout détruire, détruire comme chaque jour, non, pas question, je savourais les sons qui me berçaient, et je crois qu’il a fallu de longues minutes avant que je ne comprenne tes mots, tes phrases, tu parlais de nuances métaphysiques qui menaçaient ta paix, qui la menaceraient probablement davantage avec le temps, et ta voix racontait ce que je pensais, je complétais tes phrases, tu ouvrais les miennes, et cela duré combien de temps, aujourd’hui j’ai l’impression que des jours se sont écoulés là, couchés sur la pelouse, mais n’était-ce que quelques heures, peut-être même seulement quelques minutes, je n’ai jamais ouvert les yeux et m’étais-je endormi, c’est sans doute ce qui s’est passé, et quand je me suis levé, quand j’ai dessillé les paupières, il n’y avait personne, tu n’étais plus là, et j’ai douté, longtemps après j’ai douté de ton existence, et même aujourd’hui, je me demande parfois si je ne t’ai pas inventée, même si je sais que tu étais là, je te sens encore, et j’en souffre, la douleur est trop grande et je n’ai plus jamais fermé les yeux, depuis longtemps, le soleil m’a brûlé la rétine, je ne vois plus les arbres du parc, je n’entends que le croassement des sinistres corneilles, insolentes corneilles qui parfois volent mon pain, mes fruits, mon fromage.

L’impertinent scélérat

GUSSE: Quand je me suis levé, ce jour-là, il y avait cette inconnue assise à la table, dans la salle à manger, qui buvait un café. Ça m’a étonné, parce que je vis seul. À tout hasard, je l’ai saluée, mais elle a levé les yeux au plafond, comme si je l’exaspérais, et est retournée à son café. Alors je lui ai ordonné de foutre le camp. Elle a refusé, et depuis, elle s’est enchaînée aux meubles pour que je ne puisse pas la chasser.

CHAUZ: Tu as osé! Mon pauvre! Y as-tu pensé? Je me suis renseigné, sache-le, je sais qui est cette inconnue. Elle est née dans une famille bourgeoise de la haute-ville, qui a été ruinée en 2008 et qui, conséquemment, a déménagé à la campagne, où son papa s’est lancé dans la production de cocaïne, question de rebâtir sa fortune, ce qui a créé une bonne dose de tension dans la famille, à cause de la peur des interventions policières, jusqu’à ce que, lasse de tant de pression, celle que tu appelles l’inconnue quitte le domicile familial pour s’installer en ville, grâce à quelques millions allongés par papa, jusqu’à ce que, après trois mariages ratés et de longues années à souffrir les affres de l’oisiveté, elle opte pour une vie d’aventures, descendre faire ses courses elle-même, prendre le bus, marcher dans le parc, bref, elle a décidé de vivre dangereusement, et c’est ainsi qu’elle s’est retrouvé dans l’appartement que tu loues, par désœuvrement, et si elle t’a si superbement ignoré, c’est qu’elle n’a plus l’énergie d’introduire de nouveaux visages dans sa vie. Ce n’est pas sa faute, mon pauvre!

GUSSE: Euh. Elle est restée un an. Je devais coucher sous la tente, parce qu’elle avait envahi tout l’appartement. Et c’est durant cette période qu’un salaud m’a coupé trois doigts. Trois! J’ai maintenant un mal fou à écrire. Ce type-là, faudrait le dénoncer!

CHAUZ: Oh toi! Tu n’as pas changé! Toujours si prompt à juger! Ce type, je le connais, il a connu la Grande Invasion des pandas modifiés génétiquement qui manipulaient le coutelas et les AK-47 mieux que n’importe quels mercenaires. Alors! Il s’est battu, férocement battu comme l’exigeaient les circonstances, il s’est tellement battu qu’il n’a rien appris d’autre que de se battre. S’il t’a coupé quelques doigts, on ne peut tout de même pas le lui reprocher. En fait, c’est plutôt toi qui en est responsable! Pourquoi avais-tu ces doigts sous son coutelas? Y as-tu songé? Lui, tout ce qu’il sait faire, c’est piquer, couper, avec son coutelas. Faudrait être de bien mauvaise fois pour lui reprocher de faire ce qu’il sait faire. Non?

GUSSE: Tu as peut-être raison. Mais ça a quand même pas mal saigné. J’ai eu peur de perdre d’autres membres, j’ai pris mes jambes à mon cou et j’ai couru, oh, j’ai tant couru! Trop couru. J’étais perdu dans une sorte de désert de cailloux, sans une seule habitation, rien qu’un mauvais chemin. Au moins, je me suis dit, ici je serai en sécurité. Eh bien non! Il y a eu un coup de feu, j’ai reçu une balle dans le dos. C’est pourquoi tu vois ainsi, allongé de travers, grimaçant, pâlissant. J’aimerais trouver le salaud qui a osé. Me tirer dans le dos! Faut-il être lâche!

CHAUZ: Incorrigible! Tu n’apprendras jamais! Ce n’est pas un salaud, c’est un type qui a chassé le tigre virtuel dans les vastes plaines de l’ouest de la Mongolie en compagnie d’une troupe de danseurs Trifluviens. Ça marque. As-tu pensé à l’effet visuel qu’offrait ton dos, dans ce désert de cailloux, où les rayons du soleil peuvent transformer la forme et le mouvement visibles des choses? Je parierais que tu n’y as pas pensé! Avant d’insulter un honnête homme, tourne ton regard vers toi-même! S’il t’a tiré dans le dos, tu en es bien le seul à blâmer!

GUSSE: Vu ainsi, c’est bien vrai. Mon essence m’aura tué.

La prison

Comment sortir de cette prison? On me laisse libre de parcourir tous les corridors, d’entrer dans toutes les pièces, mais jamais je ne trouve de sortie. Où est la porte? J’imagine que je suis entré ici un jour! Tous ceux que je rencontre m’assurent que ce n’est pas une prison, que je suis libre, que nous sommes tous libres. Et pourtant! Le premier à qui je me suis adressé a tout fait pour me convaincre que je devais haïr tous ceux qui avaient les oreilles turquoise. Le deuxième, lui, m’a supplié de me méfier des hères aux nez lilas. Le troisième m’a assuré que ceux qui préféraient les cercles verts aux carrés mauves représentaient la plus grande menace qui soit. D’un corridor à l’autre, d’une pièce à l’autre, il y a en avait toujours plus de ces gens qui m’alertaient sur ceci, sur cela, si bien qu’à les entendre, je devrais les détester tous. Comment se sortir de là! Comment les abandonner à leur délire, et retrouver la vie? Jadis, j’ai cru entrevoir, par une fenêtre, un champ, et au loin, une forêt. Mais je n’ai jamais pu atteindre cette fenêtre, je ne l’ai même jamais plus revue. Je tourne en rond, et je crains de mourir ici, parmi tous ces êtres monstrueux.

Courir

Alors c’est la course. Ce sera une promenade, ce sera long, et j’en crèverai.

Mais je dois y aller. Me donner l’impression de foncer, comme mon frère et ma sœur

, vers un objectif noble.

Évidemment, je tournerai en rond. Un circuit fermé, bête. Le trajet est une longue boucle.

Faut quand même en avoir du temps à perdre.

Quand on passe devant les maisons du dernier rang, il faut se pencher. Le bonhomme Thibault, il aime parfois tirer sur les coureurs. On n’a jamais pu le convaincre d’arrêter.

Comme j’ai légèrement mal au bas du dos, je crains ne pas pouvoir me pencher suffisamment pour être protégé par le muret. Je ferai une belle cible, comme à la foire.

À moins que le bonhomme Thibault ne s’endorme. Parce que cela arrive aussi. Quand il a trop bu.

Ah. Je verrai.

Si je gagnais cette course, faudrait recommencer. C’est fou.

Je déteste les piqûres de pucerons

J’adore insulter les gens. Sauf que la plupart du temps, rien ne les insulte. Stoïques. Ils entendent les insultes, mais ne les écoutent pas. Ne réagissent pas. J’adore insulter les gens, mais seulement quand ça les fâche. Sinon, à quoi bon. Par exemple, j’aime bien les comparer à des vaches, des porcs, des chiens, des poules, des rats, des mouches, des pucerons, des virus. Mais ça ne les irrite pas. Au contraire. La plupart du temps, ils aiment ça. Parce qu’ils aiment les virus, les pucerons, les mouches, les rats, les poules, les chiens, les porcs, les vaches. C’est la vie! Qu’ils disent. La vie! Miaou, miaou, wouf, wouf, coin coin, bizz, bizz. Bang! Crevez, sales bêtes. Il n’y a plus rien. Les bêtes, ça finit toujours par crever, avec ou sans aide. Ça crève. Après, les cadavres servent à nourrir une foule d’autres bêtes. Et quand les cadavres sont complètement bouffés, digérés, qu’ils sont nets et luisant d’un grand vide gris, il n’y a alors plus rien de rien. Je me demande si les pucerons s’inventent des contes pour accepter dignement leur destin. Écrasement par un pouce. Je ne crois pas. Faut être passablement dérangé pour s’inventer de ces lubies. Dérangé, oui. Je suis comme les pucerons, et j’adore piquer les gens. Sauf que la plupart du temps, ça ne les trouble pas. Ils se disent qu’ils foncent tout droit vers un monde sans piqûres de pucerons. Moi, pour de vrai, je déteste les piqûres de pucerons. Ça me démange.

Le jeu

À la fin, vous disparaissez, il n’y a plus rien, pas un souffle, pas un souvenir, rien que du vent là où vous vous tenez maintenant. Voulez-vous jouer? Oui? Vous voyez ce sac? Il contient, disons, une fortune. Tout est permis. Vous pouvez assommer vos adversaires, les écraser, les apprivoiser, les embraser, à votre guise. Un! Deux! Trois! Go! C’est parti. Eh! Toi le grand échalas, pourquoi tu ne pars pas? Tu n’as pas entendu le coup du départ? Fais à ta tête. Oh! Déjà tout ce sang? C’était à prévoir. Toujours la même chose. Pendant que vous vous essoufflez, aidez-moi, voulez-vous? Trouvons un nom pour ce jeu. Comment l’appellerons-nous? Ne me regardez pas ainsi, oui bien sûr vous avez le droit d’assommer! De trucider? Bien entendu! Tout pour le sac. J’admire votre engagement. Mais pendant que vous vous trompez les uns les autres avec des sornettes, ma foi certaines sont admirables d’imagination, n’oubliez pas ma petite requête. Un nom pour le jeu! Non, ça ne vous permettra pas d’obtenir le sac. C’est gratuit. Mais puisque vous jouez avec tant d’ardeur, n’aimeriez-vous pas trouver un nom à tout ça? Ça ne vous fait ni chaud ni froid? Dommage. Je crois qu’au fond de vous, une petite voix vous implore de trouver un nom pour le jeu. Un nom, un joli nom, un nom qui vous permettra de comprendre tout ça. Vous ne voulez pas comprendre? Tiens, c’est étonnant. Parce que vous disparaîtrez, peu importe l’issue du jeu? Je suis certain que pendant que vous n’êtes pas encore disparus, vous avez besoin, l’humain a besoin, c’est en chacun de vous, de savoir, de le connaître ce nom. Bande d’ingrats. Moi, je les aime les noms. J’en cherche un depuis longtemps, mais c’est toujours la même chose. Bien sûr, moi aussi. Je disparaîtrai comme vous tous. Mais tout ce sang! Vous n’y allez pas de main morte. Le sac est tout rouge, il est totalement méconnaissable. Non, je ne suis pas l’organisateur! Vous vous méprenez, je joue, comme vous tous. Voyez, je le tiens, le sac! Aye! C’était vraiment nécessaire de me couper le bras? Vilain! Vous n’auriez pas une suggestion pour un nom, un nom pour ce jeu? Comment ça s’appelle, ce jeu? Si vous me tranchez le cou, ça sera terminé pour moi. Je ne serai plus là pour constater que c’est bien fini. Comment s’appelle ce jeu? Je ne.

Chaque journée est unique

Je suis en France depuis quelques jours, et voilà que Michael Jackson se pointe au petit-déjeuner, il devait être à peine sept heures trente, je lui dit eh ben, il dit ben oui, je ne peux pas l’abandonner là, viens avec moi, que je lui propose, et c’est comme ça qu’il embarque avec toute la famille pour la journée à la campagne, Balzac est au rendez-vous, il ronchonne en apercevant Jackson, il lui prévoit tout de suite une chute monumentale, quelque chose en lien avec la femme d’un banquier qui l’abandonnera et qui provoquera un ouragan avec effet de dominos, si bien qu’avant la fin des rillettes, Michael pleure, Honoré hausse les épaules, et ma belle-mère sert du baba au rhum pendant mon beau-père nous ressert du champagne, comment dire non, nous nous entendons sur un point, oui c’est bien, bien mangé, bien bu, puis après avoir roté abondamment, nous reprenons le chemin ensemble, tout le monde veut dormir dans le poulailler, aller savoir pourquoi, sans doute le champagne qui nous monte à la tête.

Je me demande ce que demain nous réserve.

Lancer des billes

J’ai une centaine de billes, et je les lance. Je les lance du matin au soir. Je suis assis sur la place, et je les lance dans le gravier. Dès que je les ai toutes lancées, je les ramasse et je recommence. Le lendemain, je reviens m’asseoir au même endroit, et je lance mes billes. Si mon banc est occupé, je m’assois ailleurs, et je lance mes billes. S’il n’y a un seul banc libre, je m’assois par terre et je lance mes billes.

Ce jour-là, je lançais mes billes comme d’habitude, comme je le fais depuis des années. Oh combien d’années? Je n’ai pas compté.

Cette femme, tailleur bleu, front plissé d’inquiétude, traversait la place. M’a vu. J’ai vu qu’elle m’avait vu, c’était évident, évident même si je n’y portais pas particulièrement attention. Elle s’est arrêtée à trois pas de moi, s’est penchée, m’a considéré. Il y avait maintenant un énorme sourire, mais encore quelques plis au front. Un grand grand sourire. Le rouge à lèvres craquelait, mais à peine, oh, c’était imperceptible. Elle s’est penchée, donc, et m’a demandé pourquoi. Pourquoi je lance mes billes.

Quelle étrange question!

Y a pas de raison, madame, pas de cause profonde, pas d’objectif non plus. Je les lance pour les lancer, parce que je les lance. Je les lance, un point c’est tout.

Son sourire s’est élargi, son rouge s’est craquelé un peu plus, tellement que ça devenait presque perceptible. Elle s’est redressée, a levé l’index, et m’a reposé la même question, en répétant pourquoi pourquoi pourquoi pourquoi.

Il n’y a pas de pourquoi, ma chère dame, il n’y a rien. Ça n’a aucun sens. Alors j’ai réfléchi, j’ai respiré, j’ai compati. Peut-être vous sentez-vous mal? Avec cette chaleur, cette humidité. Il y a des gens qui souffrent d’hallucinations, ça s’est vu.

J’espère que je ne l’ai pas effrayée. Elle a levé les deux bras au ciel, a effacé son sourire, et s’est enfuie en courant tout de travers. Moi, je ne m’étais pas interrompu, je lançais toujours mes billes.