GUSSE: Quand je me suis levé, ce jour-là, il y avait cette inconnue assise à la table, dans la salle à manger, qui buvait un café. Ça m’a étonné, parce que je vis seul. À tout hasard, je l’ai saluée, mais elle a levé les yeux au plafond, comme si je l’exaspérais, et est retournée à son café. Alors je lui ai ordonné de foutre le camp. Elle a refusé, et depuis, elle s’est enchaînée aux meubles pour que je ne puisse pas la chasser.
CHAUZ: Tu as osé! Mon pauvre! Y as-tu pensé? Je me suis renseigné, sache-le, je sais qui est cette inconnue. Elle est née dans une famille bourgeoise de la haute-ville, qui a été ruinée en 2008 et qui, conséquemment, a déménagé à la campagne, où son papa s’est lancé dans la production de cocaïne, question de rebâtir sa fortune, ce qui a créé une bonne dose de tension dans la famille, à cause de la peur des interventions policières, jusqu’à ce que, lasse de tant de pression, celle que tu appelles l’inconnue quitte le domicile familial pour s’installer en ville, grâce à quelques millions allongés par papa, jusqu’à ce que, après trois mariages ratés et de longues années à souffrir les affres de l’oisiveté, elle opte pour une vie d’aventures, descendre faire ses courses elle-même, prendre le bus, marcher dans le parc, bref, elle a décidé de vivre dangereusement, et c’est ainsi qu’elle s’est retrouvé dans l’appartement que tu loues, par désœuvrement, et si elle t’a si superbement ignoré, c’est qu’elle n’a plus l’énergie d’introduire de nouveaux visages dans sa vie. Ce n’est pas sa faute, mon pauvre!
GUSSE: Euh. Elle est restée un an. Je devais coucher sous la tente, parce qu’elle avait envahi tout l’appartement. Et c’est durant cette période qu’un salaud m’a coupé trois doigts. Trois! J’ai maintenant un mal fou à écrire. Ce type-là, faudrait le dénoncer!
CHAUZ: Oh toi! Tu n’as pas changé! Toujours si prompt à juger! Ce type, je le connais, il a connu la Grande Invasion des pandas modifiés génétiquement qui manipulaient le coutelas et les AK-47 mieux que n’importe quels mercenaires. Alors! Il s’est battu, férocement battu comme l’exigeaient les circonstances, il s’est tellement battu qu’il n’a rien appris d’autre que de se battre. S’il t’a coupé quelques doigts, on ne peut tout de même pas le lui reprocher. En fait, c’est plutôt toi qui en est responsable! Pourquoi avais-tu ces doigts sous son coutelas? Y as-tu songé? Lui, tout ce qu’il sait faire, c’est piquer, couper, avec son coutelas. Faudrait être de bien mauvaise fois pour lui reprocher de faire ce qu’il sait faire. Non?
GUSSE: Tu as peut-être raison. Mais ça a quand même pas mal saigné. J’ai eu peur de perdre d’autres membres, j’ai pris mes jambes à mon cou et j’ai couru, oh, j’ai tant couru! Trop couru. J’étais perdu dans une sorte de désert de cailloux, sans une seule habitation, rien qu’un mauvais chemin. Au moins, je me suis dit, ici je serai en sécurité. Eh bien non! Il y a eu un coup de feu, j’ai reçu une balle dans le dos. C’est pourquoi tu vois ainsi, allongé de travers, grimaçant, pâlissant. J’aimerais trouver le salaud qui a osé. Me tirer dans le dos! Faut-il être lâche!
CHAUZ: Incorrigible! Tu n’apprendras jamais! Ce n’est pas un salaud, c’est un type qui a chassé le tigre virtuel dans les vastes plaines de l’ouest de la Mongolie en compagnie d’une troupe de danseurs Trifluviens. Ça marque. As-tu pensé à l’effet visuel qu’offrait ton dos, dans ce désert de cailloux, où les rayons du soleil peuvent transformer la forme et le mouvement visibles des choses? Je parierais que tu n’y as pas pensé! Avant d’insulter un honnête homme, tourne ton regard vers toi-même! S’il t’a tiré dans le dos, tu en es bien le seul à blâmer!
GUSSE: Vu ainsi, c’est bien vrai. Mon essence m’aura tué.