Oh je me souviens, au parc Lafontaine, j’étais couché sur le dos, je crois que c’était l’aube, mais comment en être certain, c’était il y a si longtemps, j’avais les yeux fermés, et quand tu t’es assise tout près, tu m’as demandé de ne pas les ouvrir, j’ai tout de suite été séduit par la couleur de ta voix, tes mots ronds, chantants, il y avait des pétales qui voltigeaient, une douceur qui se mariait si bien avec le matin, j’ai pensé qu’il serait agréable d’être assassiné par toi, alors j’ai gardé les yeux fermés, je ne les aurais ouverts pour rien, j’aurais été fou de tout détruire, détruire comme chaque jour, non, pas question, je savourais les sons qui me berçaient, et je crois qu’il a fallu de longues minutes avant que je ne comprenne tes mots, tes phrases, tu parlais de nuances métaphysiques qui menaçaient ta paix, qui la menaceraient probablement davantage avec le temps, et ta voix racontait ce que je pensais, je complétais tes phrases, tu ouvrais les miennes, et cela duré combien de temps, aujourd’hui j’ai l’impression que des jours se sont écoulés là, couchés sur la pelouse, mais n’était-ce que quelques heures, peut-être même seulement quelques minutes, je n’ai jamais ouvert les yeux et m’étais-je endormi, c’est sans doute ce qui s’est passé, et quand je me suis levé, quand j’ai dessillé les paupières, il n’y avait personne, tu n’étais plus là, et j’ai douté, longtemps après j’ai douté de ton existence, et même aujourd’hui, je me demande parfois si je ne t’ai pas inventée, même si je sais que tu étais là, je te sens encore, et j’en souffre, la douleur est trop grande et je n’ai plus jamais fermé les yeux, depuis longtemps, le soleil m’a brûlé la rétine, je ne vois plus les arbres du parc, je n’entends que le croassement des sinistres corneilles, insolentes corneilles qui parfois volent mon pain, mes fruits, mon fromage.