C’est bien samedi matin, oui, que je me suis rendu au marché (évidemment il s’agit du marché municipal, celui qu’ils ont installé sur l’ancien terrain de l’école, et non de cet autre marché qui n’a pas plus de dix ans et qui se tient tous les jeudi, vendredi et samedi sur le terrain de madame Labrie, juste en face de la gare, désaffectée depuis que le train ne fait plus le détour par ici, et où il y avait eu ce drame, vous vous rappellerez, cet homme de la ville qui avait séduit la fille du premier maraîcher bio de la région, un bonhomme cultivé et poli, qui n’avait pas caché sa déception, surtout que sa fille était fiancée au fils de leur voisin, cultivateur lui aussi, et tous deux projetaient de fusionner, lorsque leurs parents respectifs se retireraient, les deux fermes, ce qui leur ouvrirait de nouveaux débouchés, entre autres les grandes surfaces qui ont besoin d’une garantie d’approvisionnement, mais l’arrivée de ce citadin hypothéquait cet avenir radieux, ce que le fiancé ne voulait pas accepter, mais comme il refusait de pardonner à cause d’une jalousie morbide il se retrouvait devant un mur qui lui sembla tout à fait infranchissable, si bien qu’un samedi matin, jour d’affluence au marché, il a sorti le fusil de chasse, calibre douze, qu’il avait caché sous son étalage de poivrons, de salades et de tomates, et au moment où sa fiancée, dont il était amoureux mais à qui il n’avait pas adressé la parole depuis son aventure, est apparue pour aller chercher son café comme elle le faisait tous les samedis à cette heure-là, il s’est planté le canon sous le menton et avant que la pauvre fille, qui a vu le geste, n’ait pu intervenir, il a appuyé sur la gâchette et la seconde d’après il n’existait plus, sa tête complètement pulvérisée, des éclats de cervelle, de crâne et de sang volant sur les légumes et les clients devant les yeux révulsés de la belle qui, pétrifiée sur place au milieu de la foule paniquée, ne parvenait ni à hurler ni à appeler à l’aide, son cerveau probablement incapable de traiter l’information qui le frappait, son fiancé maintenant irrémédiablement parti, et certains disent qu’elle est restée ainsi de longues minutes, d’autres parlent plutôt de secondes, mais dans un cas ou l’autre, le résultat fut le même, elle s’est évanouie, on l’a transportée à l’hôpital, et on ne l’a plus jamais revue ni au marché, ni au village, et selon les gens bien renseignés elle aurait quitté le pays, elle vivrait loin, au bout du monde, d’on ne sait quoi, et on ne le saura probablement jamais vu que son père ne parle plus jamais d’elle et d’ailleurs, il ne parle plus, il ne travaille plus, sa ferme a été rachetée par des investisseurs de la Patagonie, et si vous voulez mon avis, il en faudra des années avant que nous oublions cette histoire) pour acheter les jarrets d’agneau que j’ai servis aux Dumoulin le lendemain.
Archives de l’étiquette : amour impossible
Ferraille
J’avais laissé ce petit bout de papier dans ma voiture, dans la boîte à gants, avec son nom, son numéro. Je l’avais oublié, pendant des années je n’y ai plus pensé. Comme un malaise, c’est revenu, délicatement d’abord, puis avec de plus en plus d’insistance, jusqu’à la douleur. Trente ans déjà, trente ans, deux mois, trois jours. Je l’ai laissée descendre sur Laurier, croyant filer jusque dans mon lit, paix et insouciance.
La douleur. Je l’ai endurée, j’ai cru l’apprivoiser, je l’ai écrasée. Ce n’est pas la faiblesse, non, je suis plus fort que je ne l’ai jamais été. Mais cette douleur me torturait toutes les nuits. Durant la journée, ça allait, ça va. Un homme ne peut vivre sans ses nuits, et j’avais tellement à vivre encore.
Il m’en a fallu du temps avant de trouver cet endroit, ce marchand de ferraille. Des hectares de vieilles bagnoles, des milliers de tonnes de rouille, de souvenirs et de cauchemars. Et des rats, qui y ont trouvé refuge, des ratons, des serpents, on dit qu’il y a même des ours, parfois, et des coyotes. Ma voiture est là, c’est indiqué dans le registre. Le type à qui je l’ai vendue l’a défoncée dans un accident, c’est ce que j’ai découvert, et c’est ici que la bagnole a abouti.
Le registre est bien tenu, il le faut, quand quelqu’un cherche une pièce, une aile pas trop rouillée, un pare brise, un pare choc. Je l’ai retrouvée après m’être perdu dans les allées, parce que le type ne voulait pas m’aider, même si je lui ai versé cent dollars juste pour avoir le droit de marcher ici. Et j’ai signé une décharge au cas où je me blesserais. Ça m’a fait sourire.
Quelles étaient les chances que le bout de papier y soit encore? Elles n’étaient pas nulles, elles ne sont jamais nulles. Ce que je me disais, pour éviter de regarder ma folie dans les yeux, pour m’éviter.
Ma voiture. Je l’aurais crue plus rouillée, après tant d’années. Tout le devant défoncé, les portières manquantes, les sièges enlevés, au moins elle aura servi à d’autres. Dans la boîte à gant, de vieux papiers mouchoirs, une brosse à dent, une vieille bouteille d’Aspirines. Mon papier? Où est-il? Merde! Je vide tout le contenu, j’inspecte avec la lampe de mon téléphone. La boîte à gants est vide. Merde! Je refuse de repartir, de renouer avec cette douleur jusqu’à la fin. J’arrache le couvercle de la boîte à gants, je l’emporte, j’en ferai un talisman, avoir quelque chose où reposer mon âme.
Me voilà qui rebrousse chemin, penaud parmi toute cette ferraille, plus ferraille que ces bagnoles, l’esprit vide, honteux, mon couvercle de boîte à gant à la main. Soudain, dans un rayon de soleil, j’aperçois du coin de l’oeil un petit rectangle jaune collé à l’intérieur du couvercle. Je tremble, étourdi. C’est bien le papier avec son nom, son numéro. Un souffle de frayeur. Lancer ce couvercle le plus loin possible parmi ces voitures mortes, impression de violer un trésor sacré, sentiment de me damner.
Je ne pense plus. Je lis. C’est bien ça. Comment ai-je pu oublier un nom semblable! Perrine! Perrine Lafayette! Et son numéro! Depuis le temps, elle a dû changer dix fois de numéro, elle n’a probablement plus de ligne fixe, comment la retrouver. Je signale, aucun service à ce numéro. Recherche dans le bottin en ligne. Lafayette, Perrine. Une seule! Une seule dans tout le pays.
Devrais-je appeler? Ne devrais-je pas plutôt lui écrire, auparavant? Peut-être repérer où elle vit, voir si je la reconnais. Trente ans! Je ne me possède plus. J’appelle, j’appelle et je sue.
PERRINE: Allo?
C’est elle! Je n’ai entendu sa voix que ce soir-là, mais je la reconnaîtrais partout, au milieu du tumulte.
MOI: Bonjour Perrine. C’est moi, je veux dire, il y a longtemps que je ne t’ai pas appelée, en fait jamais, jamais je ne t’ai appelée, pourtant pendant toutes ces années j’ai voulu, cette douleur, ton souvenir, j’ai tout fait, si tu savais, tu es là, bien là, vivante, j’ai retrouvé ton nom dans la boîte à gants, c’est moi, je t’avais reconduite jusque chez toi, tu te souviens, tu vivais rue Laurier, tu voulais que je te rappelle, tu m’avais laissé ton numéro, voilà, trente ans, plus de trente ans, je te rappelle, c’est idiot je sais, peut-être extravagant, je voudrais, enfin, je ne sais pas trop, Perrine?
Un silence, un silence qui s’étire. Va-t-elle raccrocher?
PERRINE: Je me souviens de la rue Laurier, je ne me souviens pas de vous. Monsieur, pataugez dans votre conte si ça vous chante, mais n’embêtez pas les gens. Ne rappelez pas.
Elle raccroche. Évidemment. Qu’est-ce que j’espérais? Et maintenant, est-ce que je retrouverai celle que j’ai reconduite, rue Laurier? Est-ce que je ne viens pas, à l’instant, de la tuer? Est-ce que je m’en assècherai? Est-ce que j’en mourrai?
Il n’y aura jamais rien
Je me suis abandonné à cette main inconnue, puisque j’avais perdu tous mes tickets d’autobus, tous mes plans, tout mon temps, oh combien de temps. Rues froides, désertes, grises. Pourtant une chaleur montait, m’enserrait les jambes, tourbillonnait dans mon ventre. Je reconnaissais ces rues, je le crois, du moins elles ressemblaient à celles de jadis, à celles où il était encore permis de rêver. Mille visages, une foule, et une voix, une harpe quand je marchais sur la neige, sur la glace.
Cette main aurait pu m’entraîner jusqu’au fleuve, je l’aurais suivie partout, j’aurais monter derrière elle tous les escaliers, j’aurais visité toutes les maisons où sa fantaisie l’aurait portée. Aveugle. Sans mémoire, sans nouvelle mémoire, porté par une seule mémoire, une seule à jamais, au son de la harpe, d’un violoncelle maintenant et peut-être encore de la voix, si claire, si haute, si blonde.
Quel est ce lieu, j’ai perdu la main, elle m’a échappé dans la pénombre. Je me cogne à des meubles, des comptoirs, et malgré ce brutal abandon, toujours cette chaleur qui me tire des larmes. Cette voix.
Mes yeux apprivoisent la nuit, sautent comme des enfants fous, innocents malgré le froid que je sais là mais qui ne m’atteint pas. Une grande pièce, un espace où s’entassent des bandes magnétiques, des vinyls, des disques compacts. Un musée? Un musée déserté par ses fantômes car je suis bien seul, je le sais, je le sens. Barreaux aux fenêtres, chaînes aux portes, me voilà prisonnier, apaisé mais pris au piège.
Au mur une peinture, je crois reconnaître la femme, impression d’avoir déjà vu l’homme, et derrière, sont-ce des enfants, ou peut-être seulement leurs ombres mêlées à d’autres qui ressemblent à des animaux, chiens, chats, un cheval peut-être. Quelle est cette curieuse scène? Si je pouvais l’éclairer, je m’assiérais pour l’étudier, l’ausculter jusqu’à en connaître chaque coup de pinceau. Dans cette pénombre, que puis-je espérer? Si je pouvais éclairer, mais je ne cherche pas l’interrupteur, je ne cherche pas de chandelles.
Entre les barreaux je vois tomber la neige, comme je la voyais tomber autrefois, ces soirs sans vent où les lourds flocons dansaient au-dessus des têtes qui croyaient bêtement à l’éternité. Mon corps finira peut-être par geler, malgré l’étrange chaleur qui ne me quitte pas, qui ne me quittera jamais.
On finira bien par me trouver, par me libérer. Il y a toujours un gardien dans ce type d’immeuble, il y en aura un dans cette phonothèque abandonnée. Quelqu’un viendra peut-être écouter les voix qui dorment dans ces milliers d’enregistrements, et j’aurai enfin découvert une âme à qui raconter mon aventure. Je sais que la main ne reviendra pas, je le sais, et si elle revenait ce serait pour m’égarer.
Si on me savait ici, quel scandale! Il en faut peu, parfois. Remuer toute cette poussière sur les disques, sur les pochettes des vinyls, sur les comptoirs où dorment des empreintes qu’ont oubliées depuis longtemps celles qui les y ont laissées, ceux qui les y ont laissées.
Je crois avoir vu les personnages de la peinture bouger. La femme s’est penchée vers moi, et le mur a tremblé. L’homme a voulu la retenir, mais elle a perdu l’équilibre et s’est effondrée au sol, à quelques pas. J’ai à peine eu le temps de tendre le bras, de toucher sa jambe de mes doigts bleus, que tout s’est assombri, et mon corps paralysé s’est mis à aspirer toute la poussière du temple.
Mais il n’y a pas rien. Il n’y aura jamais rien. Jamais, même si je m’en approche.
Histoire de moure
Aujourd’hui, nous faisons exception à la règle. Nous avons une nouvelle très sérieuse à rapporter. C’est un devoir, une question d’éthique et d’intérêt. Qu’à cela ne tienne, nous reviendrons à nos histoires débiles dès demain. Promis.
Alors donc. Ainsi. Voilà, voilà. Je vous narrerai cette histoire de cet écrivain condamné à la pendaison par les gros orteils. Si vous voulez mon avis, c’est barbare.
Transportons-nous au tribunal, il y a à peine une heure. Le juge a devant lui tous les livres de l’écrivain. Il ne les a pas lus, il l’avoue, mais on les lui a résumés, et surtout, on en a extrait les passages compromettants. Le juge a aussi rassemblé, imprimé, relié, une jurisprudence aussi épaisse que la pile de livres, c’est tout dire.
JUGE: Si je résume, Monsieur B., vous êtes accusé d’une centaine d’homicides involontaires. Vous n’avez pas chômé. J’en ai vu des quidams comme vous, mais aucun ne vous arrive à la cheville. Que dis-je, aucun ne vous arrive au gros orteil.
ÉCRIVAIN: Je suis innocent, Monsieur le Juge, innocent! Je vais mon chemin paisiblement, chichement, presque érémitiquement. Demandez à ma logeuse, à ma blanchisseuse, à ma pourvoyeuse!
JUGE: Vous ne vous rendez pas compte, de toute évidence. Un repentir sincère aurait allégé votre peine, oh de si peu, mais au point où vous en êtes, ce n’est pas négligeable.
ÉCRIVAIN: Tout ce que je fais, du matin au soir, Monsieur le Juge, c’est écrire des livres. Rien d’autre. À peine le temps de me laver, comme vous pouvez l’humer.
JUGE: Misérable! C’est bien là le problème! Ce que vous écrivez intoxique vos concitoyens! En une seule année, vos livres ont tué davantage que mes amis de la mafia!
ÉCRIVAIN: C’est insensé, Monsieur le Juge. Je suis pacifique, légèrement engourdi, et on me dit spongieux, parfois tendre et flasque. Je n’ai rien d’un massacreur, d’un égorgeur ou d’un tueur, Monsieur le Juge!
JUGE: Savez-vous combien, Monsieur B., combien de pauvres gens se sont tués parce que vous les avez poussés au désespoir? Vous!
ÉCRIVAIN: Je n’ai poussé personne, au désespoir ou ailleurs! Je ne fais qu’écrire des livres, de beaux livres, avec de belles histoires qui se terminent toujours bien. Toujours, Monsieur le Juge.
JUGE: Ne plaidez pas l’inconscience. Un écrivain, ça sait.
ÉCRIVAIN: Mais, Monsieur le Juge, j’ignore de plus en plus de jour en jour. Je doute, je me méprends, je ris.
JUGE: Tous ces gens qui se sont mis à chercher cette chose dont vous parlez tout le temps, cette chose… Attendez que je retrouve mes notes… Cette chose… Voyons… J’ai bien trop de notes, votre cas est si épais, si lourd! Voyons, c’est peut-être ici… Non. Mais qu’est-ce que c’est que cette chose… Je…
ÉCRIVAIN: Tous mes livres sont des romans d’amour, Monsieur le Juge. De simples romans d’amour.
JUGE: C’est ça! Cette chose, c’est la moure!
ÉCRIVAIN: L’amour?
JUGE: Exactement! La moure. Les gens lisent vos livres, ils les dévorent, et les voilà qui se lancent à la recherche de la moure. Mais cette moure, où est-elle? Ça, vous vous êtes bien gardé de l’indiquer, pas vrai? Alors, après avoir cherché la moure pendant des mois, des années, certains s’épuisent, s’assèchent et désespèrent. Ils en finissent avec leur vie, leurs si belles vies!
ÉCRIVAIN: Je suis innocent, tellement, complètement, absolument innocent.
JUGE: Coupable! Vous serez pendu par les gros orteils jusqu’à ce que mort s’en suive. Croyez-moi, ce sera long. Les charlatans de votre espèce mériteraient le bûcher, mais l’odeur de la bidoche brûlée incommode nos concitoyens. Vous avez déjà fait suffisamment de dégâts avec votre moure sans faire tousser les bonnes gens en flambant! Affaire close. Au suivant.
Je ne t’ai pas tué par accident
Une femme, debout, considère l’homme étendu sur le trottoir. Du sang s’écoule régulièrement de son côté droit, ses yeux palpitent. La rue est déserte, à part quelques rares voitures qui passent à plein gaz, sans s’arrêter au feu.
H: Je respire toujours, mais j’ai tout ce sang qui s’échappe. N’es-tu pas celle qui torturait la folie?
F: C’est un accident. Que je suis bête. J’y pense pendant des semaines, je prévois chaque geste, chaque parole, et me voilà, déconfite.
H: Pourquoi portes-tu ces vieux vêtements? Tu voulais faire pauvre? Je te reconnais. Je sais que tu es riche, très riche. Cet héritage de ton père, d’abord, puis de ta tante, ensuite, pas vrai? Mais tu as peut-être raison. Je ne t’aurais peut-être pas reconnue, parce que là, j’avoue, c’est comme si j’étais descendu de chez toi ce matin. Tu te souviens de ton appartement au sixième? Deux toutes petites pièces où nous ne pouvions danser qu’en plaquant le matelas à la verticale sur le mur! Alors c’est ça, aujourd’hui? Un accident?
F: Je suis désolée, j’avais prévu autre chose.
H: La balle qui m’a transpercée, elle a bien surgi de ce revolver, celui que tu tiens à la main?
F: Cet appartement, je préfère ne pas y penser.
H: Tu te souviens, tu me disais avoir atteint la limite de l’innocence. Tout, désormais, devait se solidifier. Chaque geste, chaque décision, chaque caresse. Des briques. Tu voulais des briques pour construire.
F: Vient un âge où les erreurs vous détruisent.
H: Moi qui avait cru que la gaîté ne te quitterait jamais.
F: Je ne peux pas rester ici. C’est indécent.
H: Tu vas m’aider? Puisque c’est un accident.
F: Je ne t’ai pas tué par accident. Je visais le cœur, mais j’ai trébuché. C’est dommage. Comme je n’avais qu’une seule balle, c’est à recommencer.
H: Si tu veux mon avis, ç’aurait été un assassinat superflu.
F: Il m’arrive encore de penser à toi. Je reviendrai.
H: J’ai longtemps conservé ta photo. On me l’a brûlée. Une amie jalouse.
F: Mon mari, mes enfants, le chien, les chats, ma belle-mère, m’attendent au resto.
La femme tourne les talons, jette une arme dans une bouche d’égout, enlève des gants qu’elle fourre dans son sac, et disparaît à l’intersection. L’homme saigne toujours, mais un peu moins.
Ma vie se comporte incongrûment
Désert du Kalahari, treize heures. Il fait chaud, très chaud. Un Américain rencontre une Italienne qu’il connaît, par hasard.
CARL: Mais c’est bien toi, Dina, c’est bien toi! Quel petit, tout petit, plaisir de te voir!
DINA: Je cherchais la solitude, voilà que je te trouve. Je voulais méditer, voilà que je cause.
CARL: Tes cheveux sont plus courts que la semaine dernière.
DINA: Oui. Ils ont légèrement poussé, ce qui a courbé la base et donné cette illusion. Tu sais s’il y a des oasis par là?
CARL: Ils les indiquent dans le guide touristique. Tous.
DINA: C’est bien.
CARL: J’ai laissé le mien à l’hôtel.
DINA: Moi aussi. Je ne cherche pas les oasis, je ne fais que de la conversation.
CARL: Tu es passionnante. Et Italienne.
DINA: J’ai mangé beaucoup de calamars à ton party surprise.
CARL: Pour une surprise, c’était improbable!
DINA: Il y avait une cause?
CARL: Mon anniversaire. Alors, j’étais surpris. J’ignore qui a organisé la chose, mais les circonstances suggèrent que c’est quelqu’un qui a accès à ma villa. Un homme peut parfois être décontenancé par la multitude des aléas qui s’agitent sur le mobile au-dessus de sa tête.
DINA: Tu es un homme, un homme qui possède un joli braque allemand.
CARL: Tu t’es amusée?
DINA: Oui, oh oui, jusqu’à ce que j’oublie de cesser de boire et de voyager dans ta pharmacopée.
CARL: Ce n’était pas la mienne, mais celle d’Edgar Allen-Poe. Il l’entrepose chez moi, pour éviter que sa logeuse ne lui vole tout.
DINA: Tous ces gens, je n’en connais pas autant moi-même, et pourtant j’ai des relations en Italie, en Espagne, en Écosse, en Allemagne, à Oulan-Bator, à Stockholm, à Dampierre-sur-Blévy, à Shawinigan, à Bora-Bora et Saint-Louis-du-Ha! Ha!.
CARL: Je ne les ai pas tous reconnus, alors j’ignore si je les connais. Toi-même, je ne t’avais jamais vue auparavant, et pourtant, tu étais là.
DINA: C’est Winston. Winston Churchill qui m’a demandé de l’accompagner.
CARL: Je vois. Ça expliquerait donc la présence de Timothy Leary. Et de Francis.
DINA: Francis, je l’aime.
CARL: Tu n’as pas chaud? Trop chaud?
DINA: J’ai une envie folle de t’embrasser. Mais tu ne me plais pas. Séparons-nous dans ce désert. Retrouvons-nous au prochain party surprise.
CARL: Ma vie se comporte incongrûment. Je doute que nous nous retrouvions, si nous nous quittons.
DINA: La vie est effrontée. Embrassons-nous tout de même, voilà. Et maintenant, adieu, je pars méditer, et tant mieux si je trouve une oasis, peut-être qu’un scaphandrier en sortira triomphant, m’aimera, me fera quelques enfants dont nous ne saurons que faire, et ce sera déjà le temps de rentrer en Italie.
CARL: Adieu, je me ferai coiffer à la byzantine, barbe et tout, et j’irai galoper sur les chevaux de Saint-Marc.
Le retour et le miroir
J’ai attendu si longtemps pour rentrer chez moi! Des jours! Des mois (NDLR: imbécile, c’est plutôt des années! Tu perds la boule, tu as perdu le fil) ! Oh, je me sens si fort enfin, comme si j’avais vingt ans, comme si toute l’énergie de toutes les centrales nucléaires s’emmagasinait dans mon corps. Et cette maison! Comme elle est belle, comme je lui redonnerai le sourire! Des fêtes tous les soirs, et les amis, et les amours, et les passions! J’espère qu’il reste à boire dans le cabinet, je me verserais bien un whisky on the rocks, mais faut peut-être pas compter sur les glaçons.
Tiens, on dirait qu’il n’y a pas d’électricité. Une coupure? Et tous ces fils d’araignée! Madame Martin n’est pas venue faire le ménage? Serait-elle morte, piétinée par ces hordes de miséreux? Ouvrons les rideaux, ouvrons les fenêtres, il sera toujours temps de nettoyer.
Peut-être serais-je sage de me reposer ce soir. Non que je sois particulièrement fatigué, mais ce changement soudain mérite une petite méditation bien sadique. Ou zen.
Cette vieille commode! N’avais-je pas laissé un bébé dans le premier tiroir? Oh. Il n’y est plus. Ou alors il s’est asséché. Pulvérisé. Peut-être n’était-ce pas un bébé, mais autre chose. Je pense trop. Laissons les choses revenir à nous, et tant pis pour celles qui y étaient jadis et qui n’y sont plus. Je vivrai si bien ici, je le sens.
Ah! Ah! Ah! C’est toi qui te caches sous ce drap blanc? Margot, c’est bien toi? Je ne t’avais pas oubliée. Enfin, si, un peu. J’avais oublié qu’une femme comme toi, ça ne s’oublie pas, on ne l’égare pas. Tu me connais, Margot, j’ai parfois tellement de choses dans la tête, ça file, ça défile! Un ordinateur à mémoire infinie! C’est tout moi! Tu étais dans cette mémoire, tu sais. La preuve, je viens de t’en tirer! Comment aurais-je seulement eu conscience de ton existence si tu n’occupais pas une place de choix dans ma mémoire? Margot? Que fais-tu sous un drap? C’est une surprise? J’arrive! Je vais retirer le drap. Tu es prête?
Voilà!
Oh. Ton miroir Psyché. Curieux, comment ai-je pu confondre. Et ton image, elle n’y est plus, dans ce miroir. Margot, es-tu poussière aussi, comme le bébé? Ou partie? Est-ce que je t’ai croisée là d’où je viens?
Étonnant, ce miroir. Je ne m’y vois pas. Si je l’incline légèrement vers moi, comme ça. Non. Toujours rien.
Serais-je donc si vieux? Moi qui croyais, moi qui croyais. Quoi au juste? Je croyais quoi déjà?
Pourtant notre amour est vrai
Assis près de toi qui regardes le mur, je ferme mon portable, je te caresse les cheveux. Tu tends l’oreille, il n’y a rien, le trafic, la sirène d’une ambulance, tu me dis que quelqu’un souffre, mais tu te nettoies les ongles, tu n’insistes pas, tu te laisses observer et je vois une ombre pourpre te traverser le visage. Je ne peux pas t’en parler, pas maintenant, je sais ce que tu dirais, je sais comment tu nierais. C’est inquiétant, et pas seulement parce que c’est nouveau.
Je m’approche de toi, je me serre contre toi jusqu’à ce que nos yeux se rapprochent. C’est fou, mais je ne te reconnais pas. Je me recule, je me rapproche à nouveau, et je me demande ce que tu es devenue. Où es-tu? Quels sont tous ces mondes qui se dressent entre nous?
Soudain, derrière toi, derrière la porte vitrée, une femme apparaît, la voisine. Elle porte cette longue robe de satin blanche, cette robe dont je me suis moqué déjà, ce qui l’avait si profondément blessée. Elle est là, c’est notre voisine, mais tu ne la regardes pas. Elle nous observe sans frapper, comme si nous lui permettions de se tenir debout sur notre balcon à nous épier. Je n’ai pas la force de me lever, je n’ai pas envie de la chasser. D’autres femmes se joignent à elle, elles sont une douzaine maintenant, ou peut-être plus. Je me lève, mais pour aller préparer le dîner, et quand je t’appelle pour manger, tu ne réponds pas, tu n’es plus là. Pourtant, notre amour est vrai, notre amour est chaud.
Maintenant, pour te retrouver, j’imagine que je devrai fouiller parler, voyager loin, jusqu’aux limites de la ville et même au-delà, ne pas avoir peur d’entrer dans les manoirs éloignés, en particulier ceux qui se tiennent encore debout dans la forêt. La fleuriste ne t’a pas vue, elle m’offre les fleurs qu’elle s’apprêtait à jeter, elle va fermer dans quelques minutes. Le boucher croit t’avoir entendue, mais comment pourrait-il reconnaître ta voix, tu ne mets plus les pieds dans sa boucherie depuis des années.
La soirée avance, bientôt ce sera la nuit et tout disparaîtra. Quand je ferme les yeux, je te vois en robe blanche, derrière les autres femmes, vous marchez derrière un géant qui vous guide, vous ne lui demandez pas son nom, vous ignorez où il vous emmène. C’est un songe, mais je le vois, son pouvoir t’impressionne même si tu ignores sa véritable nature, et quand il entre dans un de ces manoirs, vous le suivez, et la porte se referme, et personne ne peut plus vous voir, et vous ne m’entendez pas même si je hurle. Pourtant, notre amour est vrai, notre amour est chaud.
J’ouvre les yeux et ils sont tous là, ceux de la foule, ceux de notre monde, le président des États-Unis d’Amérique avec son éléphant, la starlette à cheval sur un hamster, ta mère qui chante des cantines aux enfants qui lui donnent dix sous, et ceux qui se battent, et ceux qui se déguisent pour nous tromper, qui espèrent nous prendre par surprise pendant je ne sais quelle célébration, cannibales affamés, armés de couteaux et de fourchettes au volant de camions réfrigérés. Pourtant, ils murmurent qu’ils sont heureux, mais ils refusent de me parler, de m’aider à te retrouver.
Je fuis, je cours, je cherche une issue, mais de partout se tendant des bras, des mains qui me saisissent une oreille, un pied, un bras, qui me saisissent de partout, mains gluantes, mais propres et sales qui me malmènent, qui jouent à m’étrangler et à me ressusciter. Je ne touche plus terre, on me triture, on me lance du trottoir à la rue, de la rue aux balcons et de nouveau à la rue, et d’une rue à l’autre.
Jusqu’à ce qu’un coup de sifflet résonne. C’est le signal. Toutes les mains disparaissent, tous disparaissent et je remue à peine, la tête dans la boue, le corps trop meurtri pour me lever, pour rentrer à la maison. Je ne la retrouverai jamais, dans ces conditions, il me faudrait plus d’une vie pour partir à sa recherche.
Les balayeurs surgissent côte à côte, nettoient la rue au son d’une fanfare qui les suit de près, cuivres, percussions, dix rangs de grosses caisses, ils progressent, implacables, me poussent dans des nuages de poussière multicolores. On me trimbale sur des kilomètres, bien au-delà de mon quartier, bien au-delà de tout ce que je connais, et quand j’entends le son du torrent, celui que je n’ai jamais vu qu’en photo, je comprends mon destin, mais je n’arrive pas même à serrer les poings.
Au moment de toucher l’eau, plutôt que de m’enfoncer sous les flots, comme je m’y attendais, plutôt que de me noyer, je me dissous, comme une poignée de sel, je me dissous et je disparais dans les tonnes d’eau qui se fracassent sur les rochers, avant de galoper jusqu’à la mer.
Poème barbare
Quand j’étais blatte, j’ai appris tout ce qu’une femme a besoin de savoir pour enfin être heureuse. Ou pour tenter de l’être.
Pourtant, ça avait mal commencé. Ma belle-mère, qui n’a jamais aimé ni la couleur de mes cheveux ni ma blanquette, m’a jeté un mauvais sort. Le jour où je l’ai sommée de se taire, elle m’a transformée, d’abord en chèvre. Je lui ai aussitôt foncé dessus, cornes en avant. Ça ne lui a pas plu, et elle m’a transformée en poule. Irritée, j’ai bondi de toutes mes forces, et je lui ai planté mon bec dans l’œil. Elle a rechigné, et, outrée par mes manières, m’a réduite en blatte. J’ai bien tenté de me faufiler sous son pantalon pour l’ennuyer un peu, mais elle a prévenu le coup, et a donné un grand coup de talon pour m’écraser. La sorcière m’a ratée, et je me suis réfugiée sous l’évier, d’où j’ai trouvé une fissure suffisamment grande pour me faufiler sous le placoplâtre, entre les madriers du mur.
J’ai passé des nuits et des jours ainsi, belle blatte, mais seule, à errer à la recherche de miettes pour me maintenir en vie. Je m’attendais à voir éclater la tristesse de mon mari, désespéré de m’avoir perdue, croyant à une fugue ou pire, à un enlèvement.
Pas du tout.
Sa mère lui a dit que j’étais partie, il a haussé les épaules, grimacé légèrement. J’ai appris qu’il aimait ma blanquette, mes cheveux, ma manie de tout ranger et mon sens du dévouement. J’ai aussi vu qu’il baisait la fille de la voisine, le frère de notre curé, et plusieurs autres dont je ne connais ni le visage ni les fesses.
En quelques semaines, ce mari a dilapidé toutes nos économies des derniers onze ans. Il a fini par vendre la maison, et tout ce qu’elle contenait. Bon débarras, j’ignore ce qu’il est devenu.
J’étais, alors, toujours une blatte. Ça commençait à m’ennuyer, surtout que je me sentais l’esprit de plus en plus léger. Fini le mari, fini la famille, fini cette petite vie. J’allais enfin quitter ce trou, dès que je redeviendrais humaine, vivre maigrement comme une blatte sait le faire, pour ne plus jamais accepter que ce qui me plaît, écrire des poèmes barbares, fabriquer des masques sacrés, danser sur les toits.
Sauf que des gens ont acheté la maison, un couple. Je ne reverrais donc plus la belle-mère, la seule, croyais-je, qui pourrait me redonner mon corps humain.
Ce nouveau couple s’est donc installé. Mignons et tout, jeunes, amoureux. Un soir qu’il lisait seul près du foyer, je me suis approchée discrètement. Besoin de me réchauffer, de sentir un peu de cette vie d’antan. Je me suis couchée près de son fauteuil. Quand la femme est entrée, il s’était assoupi. Elle s’est approchée pour l’embrasser, mais elle s’est arrêtée net. Une blatte! Moi!
Le cri!
Un hurlement modulé par une série de syllabes sans queue ni tête. Effrayée, terrifiée par la blatte. Je me suis sauvée, pendant que l’homme, réveillé, a bondi sur ses pieds.
C’est à ce moment que je suis redevenue humaine. Totalement humaine, mais nue comme une blatte. Nouveaux cris d’horreur de la femme, confusion de l’homme, pleurs et déchirements.
Je profite de la commotion pour leur dérober quelques vêtements, un portefeuille, et je me suis sauvée en vitesse.
J’ignore ce qu’il est advenu de ce couple charmant, je n’y suis jamais retourné. Mais demain matin, c’est décidé, j’écrirai mon premier poème barbare. Oui.
Basse-cour
GUSTAVE: Elles sont toutes à toi, ces poules?
LEYLA: Papa m’a donné la maison, à condition que je garde le poulailler. Tu veux bien m’aider à ramasser les œufs?
GUSTAVE: Les œufs? Vraiment? Tu en fais quoi des œufs?
LEYLA: J’en donne à la soupe populaire, j’en vends, je m’en garde.
GUSTAVE: Toutes ces poules! Intimidant.
LEYLA: Les oeufs! Tu en oublies. Tu n’as jamais mis les pieds dans un poulailler?
GUSTAVE: Je ne t’imaginais pas ainsi. Leyla et ses poules. Leyla l’élégante, qui joue à la fermière!
LEYLA: Plutôt la fermière qui joue à l’élégante. Ou peut-être que j’ai de multiples personnalités.
GUSTAVE: Il n’y a pas à dire, le premier degré d’émancipation passe par le rapport à la propriété agricole. Mais aujourd’hui, devant l’accumulation rapide de capitaux faramineux, aucune véritable réforme agraire n’est possible.
LEYLA: Tu as marché sur un œuf.
GUSTAVE: Le capital financier modèle jusqu’à nos rêves, par son contrôle de la production et de la promotion des produits.
LEYLA: Fais attention aux poules, il ne faut pas les effrayer.
GUSTAVE: Nous consommons aveuglément, sans jamais poser de questions, parce que nous avons besoin de cette cécité pour vivre comme nous le faisons.
LEYLA: Gustave! Tu as failli renverser tous ces œufs! Reste près de moi, ne t’aventure pas plus loin.
GUSTAVE: Quand une crise éclate, l’ahurissement nous étouffe, alors que tout était prévisible, simplement parce que les mécanismes économiques engendrent le mouvement de leur propre déchéance.
LEYLA: Attends-moi ici, je n’en ai plus pour longtemps. Surtout, n’avance pas de ce côté, il y a une trappe, et la planche qui la tient n’est pas très solide. C’est surtout pour éviter que les poules n’y tombent.
GUSTAVE: Alors il y a la guerre, qui a permis à l’industrie de l’armement de se développer de façon démentielle. Si bien que l’industrie de l’armement permet aux guerres de se développer de façon démentielle.
LEYLA: Gustave! La trappe!
GUSTAVE: Si bien que nous voyons, aujourd’hui, la… ahhhh!
LEYLA: Gustave! Non! C’est pas vrai! Merde. Il s’est empalé sur la fourche. Le con. Comment je vais expliquer ça, maintenant! Le fils du directeur général qui me fait la cour depuis deux ans est venu s’empaler chez moi!