JAMES: Alors, l’aventure?
Tout a commencé lorsque j’ai sorti le chocolat. Il était à moitié fondu, une crème à laisser glisser sur le palais, à baigner d’une légère goutte de café, mais ça c’était sans compter la postière qui avait cette énorme boîte, non merci madame, je n’ai rien commandé, mais mon nom était inscrit, je n’ai pas eu le choix, c’était une espèce de machine à compter les pissenlits, je ne savais pas que ça existait, le saviez-vous, jamais entendu parler, compter les pissenlits, vraiment, qui veut compter les pissenlits, mais voilà, j’avais la machine, je me suis donc mis à les compter, les pissenlits, un, deux, trois, mille neuf cent quatre-vingt-trois, et ça y allait, on se prend au jeu, évidemment les voisins ont ri, tous les voisins sauf Martha, parce que Martha est curieuse, une femme à la fine pointe des technologies modernes, elle a vu du potentiel, cette machine, ça l’a épatée, elle m’a invité à compter ses pissenlits, aussi, après avoir compté les miens, cinq mille quatre cent vingt-deux, nous voilà chez elle à compter les pissenlits, mais Roger ne l’a pas aimé, le comptage des pissenlits, Roger il a épousé Martha il y a cinq ans deux mois trois jours, il a souri, a pesté, s’est fâché, mais Martha a tenu bon, nous avons poursuivi notre besogne, si bien que Roger a fait sa valise, est parti avec l’argenterie et la voiture, Martha a haussé les épaules, et une fois le comptage terminé, six mille sept cent soixante-trois pissenlits, nous avons bu du champagne dans son jardin, et dans l’ivresse estivale nous voilà à faire nos valises, voyage à Paris, elle et moi, maritalement même si nous ne sommes que voisins, quelle spirale, j’ai voulu prendre du recul, évaluer notre situation, mais j’ai probablement trop reculé, je l’ai perdue de vue, je n’ai jamais atteint Paris, je me suis retrouvé en Patagonie, comment ai-je pu, elle m’a écrit un long courriel où elle me faisait la description d’un pont, et rien d’autre, description d’un pont de Paris, année, architecture, matériaux, usure, et quand j’ai répondu, mon courriel ne s’est pas rendu, elle avait déjà éliminé son compte, je ne l’ai pas revue, jamais cherchée, jamais retourné chez moi non plus, même quand on m’a chassé de la Patagonie, je me suis engagé dans la marine marchande, déterminé à m’arrêter au troisième port, c’est là que j’ai débarqué, prêt à mener ma vie là, Reykjavik, ce sera froid par moments mais je sens qu’un avenir brillant m’attend, un avenir digne de mes aspirations, le bonheur, la joie, l’élan vers la réalisation de soi, je pourrais en rajouter mais ça me lasse, car là je ments légèrement, je l’avoue, je ne sens rien du tout, ici ou ailleurs, je devrai apprendre une autre langue, m’habituer à de nouvelles moeurs, nouer de nouvelles relations, et tout ça me prendra tellement de temps et d’efforts que j’oublierai que mon aventure n’a pas encore commencée, à moins que si, quelle importance, est-ce que tourner en rond dans un vélodrome est une aventure, j’erre dans un labyrinthe géant, j’admire les images qui défilent, et pendant que je remplace les pentures rouillées de la porte par de toutes nouvelles, galvanisées, un postier s’avance dans l’allée, il tient un paquet, un trop gros paquet, je lui souris, je dis enfin, le voilà ce machin, cette chose que j’attendais, ce bidule, merci merci, et j’attends qu’il reparte pour découvrir ce qu’on m’a envoyé.