Coup de cœur 

J’étais entré dans ma librairie préférée, celle qui a conservé ses bibliothèques en vrai chêne, son plancher en érable véritable, ses chaises en pur pin. On y sent l’âge, et même plus, l’histoire! Respirer l’odeur du vieux papier, s’arracher les yeux pour lire sous l’éclairage blafard, chercher pendant des heures un livre qui est là, quelque part, que le libraire se rappelle avoir rangé, mais sans savoir où exactement, quel bonheur!

Mais ce matin, quel malheur! Quand j’ai poussé la porte, ça m’a sauté aux yeux tout de suite. Du sang! Partout, sur plusieurs rayons, sur les tables, sur l’érable usé du plancher, de longues gouttes de sang déformées et sur un rayon, à gauche du bureau du libraire, entre Ducharme et Duras, une masse rougeâtre, molle et gouttant sur les rayons inférieurs.

J’ai bien voulu interroger le libraire, lui demander les raisons de ce changement de décor, mais tout de suite des policiers sont entrés et l’ont emmené à part pour s’entretenir avec lui. Qu’à cela ne tienne, je me suis adressé à un client que je croise en ces lieux depuis une dizaine d’années. Ce que j’ai appris m’a échevelé.

Une heure douze minutes plus tôt, un homme, qu’on n’avait jamais vu ici, a surgi dans la librairie. Il a demandé, d’une voix tonitruante et, selon le client qui me l’a raconté, menaçante, quel était le meilleur livre dans cette librairie. Pas les cent meilleurs, ni même les dix meilleurs, mais le meilleur. Qui répondrait à une question aussi idiote?

Le libraire, homme sensé, a refusé de lui répondre. Il a plutôt tenté de connaître les inclinaisons du type, ce qu’il aimait lire, romans, poésie, essais, biographie, mais l’autre s’est rembruni. Après avoir maugréé des paroles indistinctes, comme des sons, une incantation, il a sorti de sous sa veste une machette qu’il a brandie au-dessus de sa tête. Effrayé, le libraire lui a nommé un titre, le premier qui lui est venu à l’esprit, univers, univers, mais le barbare a sans doute compris qu’on appelait l’univers à l’aide. D’un geste rapide, il a saisi le premier client à portée de la main, Monsieur Leblond-Dumontel, qui avait le nez fourré, comme d’habitude, dans les romans picaresques.

À ce moment, tout s’est déroulé très vite, et le client témoin m’a avoué être incapable de faire la part du réel et de son imagination affolée. Que m’importe, lui ai-je lancé, je ne veux qu’un sens général de l’événement. Encore ému, le client a poursuivi.

Machette au poignet, le barbare a ouvert la chemise de Monsieur Leblond-Dumontel, une vieille chemise de l’Armée du Salut, avant de taillader le torse. Sa foi, celle du client témoin, cette boucherie ne finirait pas en pot-au-feu! Les longues gouttes de sang viennent de là, et du fait que Leblond-Dumontel s’est mis à se tordre de douleur. Mais l’assassin l’a vite maîtrisé d’une main de fer, ou qui semblait telle, et avec une précision de chirurgien, lui a retiré un cœur qui pissait le sang.

C’est alors que l’incompréhensible, ou davantage d’incompréhensible, a eu lieu. Le monstre, c’est le terme employé par le client, a alors laissé tomber l’essentiel de Leblond-Dumontel, pour se précipiter sur les rayons de livres, le cœur à la main. Dans un rire diabolique, autre terme employé par le client et que j’aurais, pour ma part, évité, l’homme s’est mis à frapper au hasard les dos des livres. Cela a duré au moins cinq minutes, cinq interminables minutes, pendant lesquelles au moins cinquante-deux livres ont reçu cette macabre estampille, ce coup de cœur abominable.

Par curiosité, pendant que les policiers étaient occupés ailleurs, j’ai rapidement noté les titres sélectionnés par le monstre. J’avais lu la plupart d’entre eux, mais j’ai rapidement inscrit les autres sur ma liste de livres à lire. Il y a tant de livres dans cette librairie, on ne sait jamais quoi choisir, comment choisir.

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Ni queue ni tête 

Sophie adore les biscuits et tout ce que je lui écris. J’aime bien Sophie, et peut-être m’aime-t-elle bien aussi, comment savoir. Libre à vous de lui demander.

Chaque fois qu’elle lit une de mes lettres, elle veut comprendre. Si je lui parle d’un type qui devient invisible, elle veut savoir ce que ça représente. Si je lui raconte l’histoire de poissons multicolores, elle demande ce que ça symbolise. Je ne peux pas lui évoquer les excès d’une amie des animaux sans qu’elle insiste pour savoir ce qui se cache derrière. Sophie, elle est comme ça, elle veut toujours lire entre les lignes.

Alors, ma chère Sophie, sers-toi un verre de kombucha, va barboter dans ta piscine, et cesse de te tourmenter. Je te l’avoue, bêtement, il n’y a rien. Si nous vivions dans un monde juste, dominé par la raison et la compassion, mes histoires le seraient, justes, raisonnables et compatissantes. Vois-tu, chère Sophie, je ne t’écris que de la seule façon qui me soit accessible, et tant pis si ça te semble, par moments, n’avoir ni queue ni tête.

Comme tu l’as découvert, il y a de cela bien des années, je n’ai, moi aussi, ni queue ni tête.

Le cheval de bois

Deux personnes, nous ne connaissons pas leurs noms et il est vrai que nous aurions dû leur demander avant de quitter la scène pour parler de la scène, disons qu’il s’agit de Lime et de Citron, que nous importe, que vous importe, j’aurais pu les appeler Jeanne et Carole, ou Bertrand et Louis, mais ça ne m’est pas venu, non, vraiment tout ce qui m’est venu est Lime et Citron, et ce sera ça, donc deux personnes, oui, j’en étais là, elles se tiennent au beau milieu d’un espace désert, assez loin de tout, et ce tout se réduit pour nous qui n’avons pas une vue perçante ni une longue-vue, à des ombres impossibles à identifier, ligne d’immeubles ou de collines, peut-être aussi une forêt, nous ne le saurons pas aujourd’hui, et ça n’a pas d’importance, puisque je vous le dis. Je vous le dis. Lime tient des outils, un dans chaque main, et Citron tient un livre ouvert aux trois quarts. Écoutons-les, prêtons l’oreille, indiscrètement.

CITRON: Je serai un cheval, je serai un étalon. J’y travaille du matin au soir, c’est mon destin. Je serai, je serai, cheval, étalon.

LIME: J’en fabrique un.

CITRON: En bois? En bois de pin blanc d’Amérique?

LIME: L’Amérique, c’est loin.

CITRON: C’est pas du pin, peut-être?

LIME: C’est un ébénier d’Afrique.

CITRON: L’Afrique, c’est loin.

LIME: Justement.

CITRON: Ça reste du bois, ça ne sera jamais qu’un cheval de bois. Couic, couic, il craquera quand le vent le maltraitera, mais jamais il ne trottera, jamais il ne galopera, clac clac clac.

LIME: Il sera là.

CITRON: Il pourrira quand le temps s’en mêlera, avec la pluie l’été, la neige l’hiver, et la pluie, et la neige, et le gel le dégel, oh je sais que ça peut durer longtemps, trop longtemps, mais ça ne vivra jamais. Ton bois, il est mort. Déraciné, tranché, tué.

LIME: Il sera solide.

CITRON: Que fera-t-il ton cheval, ton étalon, lorsque passera la jument? Ce n’est pas lui qui lui donnera des poulains. Tu aurais beau la lui faire longue et dure, elle ne sera jamais qu’une branche sèche.

LIME: J’aurai un cheval. Tu n’auras que ta lubie chevaline.

CITRON: Ma destinée n’est pas une lubie. Mon existence n’est pas une lambourde. Je serai un cheval, comme on est je le serai, je serai un étalon, comme on est je le serai.

LIME: Par transsubstantiation?

CITRON: Ne te moque pas, je veux être celui-ci, je veux être celui-là.

LIME: Par métempsychose?

CITRON: Je veux être, imbécile, être cheval, être étalon! Toi, tu n’y penses jamais, toi tu contentes de ton existence.

LIME: Je veux faire, sot, je veux faire un cheval, je veux faire un étalon, et la seule façon d’y arriver, c’est en le sculptant. Il sera là avant que notre conversation ne s’achève, et toi, tu seras toujours toi, une frivolité.

CITRON: Matérialiste!

LIME: Anarchiste!

CITRON: La tangibilité t’échappera.

LIME: Tu danseras sur un pied, tu t’étourdiras, tu t’écrouleras, et on n’en parlera plus.

Comme j’ai quitté la scène avant la fin de la scène, je n’ai pas entendu le dernier mot de cette conversation. Mais quand je suis repassé par là quelques années plus tard, il y avait un bel étalon d’ébène, et les gens prenaient des photos parce qu’ils le trouvaient vraiment beau. De Citron et de Lime, toutefois, nulle trace.

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Les avantages des apparts insonorisés

Le petit Tonio, debout sur une chaise, est parvenu à atteindre la fenêtre, à tourner la manivelle pour l’ouvrir légèrement. Maman et papa le lui interdisent, mais c’est si monotone à l’intérieur, si excitant en bas.

En bas, les eaux du fleuve en crue dévalent le boulevard dans un tonnerre de cris, de tôle froissée, de verre brisé. Madame Ledoux, qui habite l’appartement d’à côté, est là, qui tente d’entrer dans l’immeuble, mais en vain. Le courant est trop fort, il risque de l’emporter. Elle se réfugie dans un escalier de secours, en face, et grimace. Une Fiat 500, bleue ciel, 2019, tourbillonne dans les flots et heurte l’escalier. Plouf! Madame Ledoux n’a pas eu le temps de riposter, crier, protester. Tête première, la voilà projetée dans l’eau, et disparaît, pour réapparaître trois cent cinquante mètres plus bas, tournoyant au carrefour, cheveux défaits autour de sa tête submergée.

Tonio l’abandonne à sa baignade, pour se concentrer sur les voitures multicolores qui descendent le boulevard à reculons, sur le côté, à l’envers. Elles semblent lancées dans une course débridée, une course à obstacles à vrai dire. Certaines voitures s’emboutissent dans les poteaux qui tiennent encore, d’autres fracassent les vitrines des magasins pour aller flotter gentiment entre les rayons de pantalons et de vestes.

Oh qu’il aimerait savoir compter, Tonio, pour s’amuser à dénombrer le nombre de voitures rouges, grises, bleues, qui passent sous sa fenêtre. Et le nombre de citoyens aussi, mais il y en a de moins en moins, et la plupart plongent sous l’eau, vite hors de vue. À défaut de compter, Tonio se contente d’une évaluation globale: il y en a beaucoup.

Pour mieux voir, il se penche un peu plus à l’extérieur. Nul doute qu’il s’approche du point critique, celui où ses talents de nageur, acquis l’été dernier à la piscine publique, seront mis à l’épreuve. Mais Tonio persiste à se pencher, à se pencher toujours davantage, parce que vraiment, le spectacle est fascinant.

Soudain, tout s’effondre. C’est fini, terminé, le plaisir gâché. Maman et papa l’ont saisi par la taille, et d’un mouvement rapide, puissant, l’ont ramené à l’intérieur, de la tête aux pieds. Après un coup d’œil dégoûté à l’extérieur, elle ferme la fenêtre, il la verrouille, elle baisse le store de coutil.

Maman et papa n’aiment vraisemblablement pas le spectacle fascinant. Ce qui se passe de l’autre côté de la fenêtre les agace, ils veulent l’effacer, ne pas le voir ni l’entendre. En des journées comme celle-là, ils apprécient à sa juste valeur l’insonorisation de l’appartement. D’accord, c’est plus cher, mais quel avantage, il n’y a pas à dire.

Un avantage qui échappe totalement à Tonio, toutefois. Devant son irascibilité, maman et papa comprennent qu’il a besoin d’un autre spectacle. Profitant de la délinéarisation, maman et papa trouvent rapidement une émission en vingt épisodes qui raconte les aventures d’un dragon jaune et bleu qui réussit d’étonnants exploits pour sauver des enfants laissés à eux-mêmes dans un monde sans adultes. Tonio rechigne d’abord, parce que c’est idiot, mais après cinq minutes, il mord à l’hameçon, et il sera très difficile ce soir de le tirer de là.

Tonio et maman et papa ont oublié ce qui coule à l’extérieur, et de toute façon, ce sera déjà mieux demain, ou après-demain, ou la semaine prochaine. 

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Pour l’amour d’un chaton 

Nous étions heureux jusqu’à ce que je cède et lui achète un chaton pour son anniversaire. Je trouvais le chaton un peu gros, mais elle l’a tout de suite adoré. Oh comme elle m’a remercié, elle m’embrassait, me serrait les mains du matin au soir, elle resplendissait comme aux premiers jours.

Je n’aimais pas trop ramasser les poils jusque dans mon assiette, les réveils en pleine nuit et l’odeur de merde, mais je me félicitais de ma décision. J’aurais dû, c’est ce que je me disais, lui acheter ce chaton bien avant.

Il n’a jamais voulu utiliser la litière, comme tous les chats. Il faisait partout, et elle ramassait comme si elle cueillait les crottes du bon dieu. Il salissait mes chaussures, mes vêtements, et chaque fois, elle torchait, lavait, et me suppliait d’être patient.

Quand le chaton a grandi, et il a grandi démesurément, il s’est mis à déchirer le cuir de nos fauteuils, la laine de mes pantalons, sans compter les rideaux, le matelas, la tapisserie. C’est à cette époque que j’ai commencé à déchanter. Elle expliquait, justifiait, pardonnait et tolérait de moins en moins mes suggestions de dresser l’animal, d’en faire un véritable compagnon de maison.

Notre vie a changé. Chaque fois que je rentrais du travail, je trouvais la maison sens dessus dessous. Le chat, qui faisait maintenant plus d’un mètre de long, déchiquetait mes vêtements, abandonnait des déchets de nourriture sur tous les comptoirs, sur tous les planchers, transformait notre maison en repaire sinistre et triste. Mais elle ne voulait rien entendre quand je parlais de dressage, elle insistait pour laisser la nature de l’animal s’épanouir à son plein potentiel.

L’animal s’est tellement épanoui, qu’il a fini par faire plus de deux mètres de long. Un monstre, qui me terrifiait jour après jour. Depuis des mois, il nous menait par le bout du nez, ses caprices l’emportaient sur n’importe lequel de nos besoins. S’il désirait le contenu de nos assiettes, nous devions le lui donner. S’il voulait s’amuser avec nos livres, vêtements ou meubles, nous devions les lui laisser. Un chaton-roi, voilà ce que c’était que cet animal, qui n’était plus un chaton depuis belle lurette. Mais elle continuait, affectueusement, de l’appeler mon petit chaton.

Le jour où il m’a mordu la cheville au sang, où j’ai bien failli y perdre le pied, j’ai dit ça suffit, il faut le dresser, ou je pars! Mon sang, qui avait laissé une large tache hexagonale sur la moquette, ne l’a pas émue. Elle m’a reproché de ne pas avoir de coeur, d’être égoïste, de ne pas aimer son chaton. Derrière elle, l’animal, qui ressemblait plus à un tigre qu’à un chat, se léchait le poil, majestueusement indifférent.

J’ai fourré dans un sac mes rares affaires qui n’avaient pas été détruites par l’animal, et je suis parti sans l’embrasser. Je ne suis jamais revenu, je ne lui ai jamais écrit. 

J’ai lu dans le journal ce matin qu’elle était morte, tuée et dévorée par son chaton. Pauvre femme. J’ai tenté pendant quelques secondes de me rappeler celle qu’elle avait été avant l’animal, mais je n’y suis pas parvenu. J’ai lancé le journal au recyclage, je l’oublierai vite.

Je suis loin, très loin dans les bras d’une princesse qui déteste les animaux de compagnie.

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Le noeud

JANOT: Monsieur le Président! Monsieur le Président! 

PRÉSIDENT: Mon cher Janot, le nœud de ta cravate est lâche. À mon avis.

JANOT: Monsieur le Président, ils sont debout! Ils sont debout!

PRÉSIDENT: D’abord, ce nœud.

JANOT: Voilà, voilà, Monsieur le Président. C’est bien ainsi? Acceptable?

PRÉSIDENT: Acceptable, oui, parfait, non. Tu sais, Janot, refaire un nœud de cravate est essentiel en tout temps. Bien des hommes, bien des femmes qui en portent aussi, bien des gens sans genre qui en portent aussi, négligent leurs nœuds de cravate. Ils le font le matin, devant la glace, puis ils l’oublient toute la journée. Pourtant, la soie, ça se détend, oh je te l’accorde, souvent imperceptiblement. Mais comment espérer que du matin, disons à huit heures trente, donc que du matin au soir, le nœud maintienne sa rigidité, sa prestance et sa force. C’est oublier que le corps s’est levé des dizaines de fois, le tronc a pivoté, les bras ont remué, la tête, il ne faut pas l’oublier celle-là, n’a cessé de se tourner de gauche à droite, de haut en bas. Ne l’oublions pas, car tous ces mouvements, vois-tu, sollicitent, à divers degrés, les muscles du cou. Or, quand ces muscles se contractent et se relâchent, que se passe-t-il? Eh bien, cela crée un mouvement qui agit directement sur le col, et par là, sur le nœud. Il faut en prendre conscience, mon cher Janot, parce qu’un nœud reflète l’âme de celui qui le porte. Un nœud mou, tu l’as deviné, suggère un individu qui doute de tout, incapable de prendre des risques et d’avancer. Un perdant, quoi. Tandis qu’un nœud toujours bien serré, bien solide, montre la force de caractère de celui qui le porte. Il inspire respect, celui que l’on doit aux véritables chefs. Mon cher Janot, si tu as l’ambition de demeurer au sein de mon équipe, au coeur même de la Maison-Rose, traite ton nœud avec tous les soins que son existence commande.

JANOT: D’accord Monsieur le Président, d’accord.

PRÉSIDENT: Ils sont debout, disais-tu? Mais qui donc, à part nous deux, en ce moment?

JANOT: Les damnés de la terre, Monsieur le Président, les damnés de la terre! Debout!

PRÉSIDENT: Ce ne serait pas la première fois ni, hélas, la dernière.

JANOT: Que dois-je faire? Ils sont nombreux, vous savez, beaucoup plus que nous l’avions estimé.

PRÉSIDENT: Invite-les à se rasseoir. Voilà tout.

JANOT: Il y en a de tous les pays, Monsieur le Président. Certains sont partis de l’autre côté de la terre, ils ont marché depuis leur naissance pour se rendre ici.

PRÉSIDENT: Je parie qu’ils veulent manger mieux, se loger mieux, s’habiller mieux, se soigner mieux, et par-dessus le marché, se reposer. Comme d’habitude.

JANOT: Pas tout à fait, monsieur le Président, pas tout à fait.

PRÉSIDENT: Que veulent-ils donc? Un téléphone intelligent? Une connexion internet?

JANOT: Ils veulent vous remplacer par un des leurs, monsieur le Président. Et moi aussi, par un des leurs aussi. Et nous tous, monsieur le Président.

PRÉSIDENT: Ton nœud de cravate! Ne l’oublie pas!

JANOT: Non, monsieur le Président.

PRÉSIDENT: Dans les grands moments de stress, refaire son nœud de cravate permet de canaliser toute son attention pour quelques secondes, et c’est parfois suffisant pour retrouver le calme nécessaire aux grandes décisions.

JANOT: Que doit-on faire, monsieur le président? Appeler l’armée?

PRÉSIDENT: Défais et refais ton nœud, Janot, tu dois impérativement te calmer.

JANOT: Oui, monsieur le Président. Sachez qu’ils approchent!

PRÉSIDENT: Voilà. Maintenant, tu vas appeler mon cousin Jean, tu lui diras d’offrir un rabais de soixante pour cent sur tous les fauteuils inclinables, bien rembourrés.

JANOT: Oui, monsieur le Président.

PRÉSIDENT: En cuir.

JANOT: Pardon?

PRÉSIDENT: Les fauteuils. En cuir. Ne soyons pas pingres, la cause est élevée, l’objectif noble.

Quelques minutes plus tard.

JANOT: C’est fait, monsieur le Président. Les fauteuils inclinables se vendent.

PRÉSIDENT: Quels sont les résultats, du côté des damnés?

JANOT: La moitié se sont déjà assis.

PRÉSIDENT: Et l’autre moitié?

JANOT: Même à soixante pour cent, c’est trop cher pour eux.

PRÉSIDENT: Dites à mon cousin de réduire davantage. Il faut réduire, Janot, réduire tant que le dernier ne se sera pas assis.

JANOT: Entendu, monsieur le Président.

PRÉSIDENT: Assis, les damnés de la terre! Il n’y aura pas de révolution cette année!

JANOT: Non, monsieur le Président.

PRÉSIDENT: Janot!

JANOT: Oui, monsieur le Président?

PRÉSIDENT: Ton nœud!

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Le tour de la maison 

Deux hommes assis sur un parterre, boivent une bière, bavardent. C’est l’été. Y a du soleil pour tous. Le jeune Rod, à peine plus de douze ans, passe en traînant ses savates.

ROD: Pauvre imbécile, je t’ai dit de ne pas me prendre en photo. Quelle tarte! Faut toujours lui répéter. Tu vas m’effacer ça tout de suite!

Le petit Rod disparaît vers la droite, derrière la maison, sans cesser de maugréer.

FÉLICIEN: C’est ton fils? Il te parle comme à un chien! Pire, en fait.

GRÉGOIRE: C’est Rod, oui. Vois-tu, Viviane dit qu’à cet âge, les enfants entament un long processus de construction de leur être profond, et parfois cela s’accompagne d’éclats passagers, comme tu as vu.

FÉLICIEN: Donc, tu le laisses t’insulter?

GRÉGOIRE: Je l’ai déjà réprimandé, je lui avais même retiré son jeu vidéo. Dès qu’elle l’a appris, Viviane lui a redonné son jeu, en le plaignant, pauvre petit, comment osait-on. Elle ne m’a pas parlé pendant deux semaines. Finalement, elle m’a fait lire ses livres qui expliquent tout, et depuis, plus jamais nous ne le réprimandons. Plus jamais.

Le jeune Rod surgit du côté gauche de la maison. Après un tour complet de la maison, il repasse devant les deux hommes. Il tient maintenant une hachette à la main. Parvenu devant son père, il s’élance et en assène un grand coup à la hauteur de la cheville. Rod est jeune, mais fort, et fort précis. Le pied est coupé, dorénavant Grégoire boîtera. Rod disparaît à droite de la maison, sans se presser.

FÉLICIEN: Merde! Au secours! Appelez les secours!

GRÉGOIRE: Ne crie pas, je t’en prie. Passe-moi plutôt la boîte derrière ton fauteuil. Il y a tout là dedans. Voilà. Merci. D’abord désinfecter. Heureusement, la blessure est nette. Je vais couper la circulation, voilà voilà, je ne m’y prends pas trop mal, n’est-ce pas? Allez, je mérite bien une deuxième bière, et toi aussi! Tu me sembles en pire état que moi. Oh là là.

FÉLICIEN: Il vient de te couper le pied! C’est grave, Grégoire.

GRÉGOIRE: Vivianne m’avait prévenu. Vu les circonstances, l’âge et tout, je savais que ça pouvait arriver. Tu sais, les jeunes, aujourd’hui, c’est pas comme dans notre temps. Ils ont cette construction profonde à laquelle nous n’avions pas une minute à consacrer. Que veux-tu, les époques sont ce qu’elles sont.

FÉLICIEN: Tout de même. Un pied en moins, c’est nul.

Quand Rod se pointe du côté gauche de la maison, Grégoire rentre son pied encore valide sous la chaise, ainsi que son moignon, par précaution. On ne sait jamais. Mais Rod passe devant lui sans le regarder, comme s’il pensait à autre chose. Au moment où il allait à nouveau s’éclipser du côté droit de la maison, il ramasse quelque chose par terre, et revient en trombe et d’un premier coup, solide et direct, tranche l’avant-bras droit, avant de reprendre son élan pour trancher l’avant-bras gauche. Essoufflé, visiblement fatigué par l’effort, il retourne lentement derrière la maison, par la droite.

FÉLICIEN: Là c’est trop! C’est un massacre! J’appelle la police!

GRÉGOIRE: Plutôt que de dire n’importe quoi, désinfecte-moi ces plaies, et applique bien les bandages. Tu as vu comment j’ai fait, tout à l’heure, pour la cheville?

FÉLICIEN: Tu diminues à vue d’oeil Grégoire! Bientôt, je ne te reconnaîtrai plus. Je lui en mettrais bien une bonne baffe à ce gamin!

GRÉGOIRE: N’oublie pas l’essentiel, Félicien. Rod, eh bien il construit, il construit. Ne l’oublie jamais, quoi qu’il arrive.

Et de la gauche, après un autre tour de la maison, arrive Rod, qui semble avoir repris de la vigueur après ses derniers exercices. Grégoire se penche vers Félicien, et très vite, lui murmure à l’oreille.

GRÉGOIRE: Viviane t’aime bien. Rod aussi, à sa façon. Mais il construit, il construit, faut comprendre. Ce serait bien que tu emménages ici. Demain peut-être?

FÉLICIEN: Demain? Tu as perdu la tête?

GRÉGOIRE: Pas enco…

D’un beau geste circulaire, digne d’une chorégraphie de ballet, Rod lui tranche le cou. La tête, sans son socle, roule derrière la chaise, souriante. Félicien, saisi par la scène, s’élance vers sa voiture, pendant que Rod reprend sa marche lente vers la droite de la maison. Avant que Félicien ne parvienne à sa voiture, Viviane l’appelle, du seuil de la maison.

VIVIANE: Félicien! Félicien!

Le visage déformé par la terreur, Félicien se tourne vers elle, resplendissante dans ses vêtements de sport. Elle l’appelle de la main, l’invite à entrer.

VIVIANE: Viens! Viens vite!

Calmé, Félicien revient d’un pas lourd vers la maison, et sans un regard pour la tête joyeuse de son ami, il se laisse diriger à l’intérieur de la demeure par Viviane, pimpante, insouciante. Quelques minutes plus tard, Félicien ne comprend pas pourquoi il la demande en mariage, il n’est pas certain d’entendre qu’elle accepte, il ferme les yeux et quand leurs lèvres s’effleurent, un frisson froid lui coule le long de la colonne, court, mais violent.

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Basse-cour 

GUSTAVE: Elles sont toutes à toi, ces poules? 

LEYLA: Papa m’a donné la maison, à condition que je garde le poulailler. Tu veux bien m’aider à ramasser les œufs?

GUSTAVE: Les œufs? Vraiment? Tu en fais quoi des œufs?

LEYLA: J’en donne à la soupe populaire, j’en vends, je m’en garde.

GUSTAVE: Toutes ces poules! Intimidant.

LEYLA: Les oeufs! Tu en oublies. Tu n’as jamais mis les pieds dans un poulailler?

GUSTAVE: Je ne t’imaginais pas ainsi. Leyla et ses poules. Leyla l’élégante, qui joue à la fermière!

LEYLA: Plutôt la fermière qui joue à l’élégante. Ou peut-être que j’ai de multiples personnalités.

GUSTAVE: Il n’y a pas à dire, le premier degré d’émancipation passe par le rapport à la propriété agricole. Mais aujourd’hui, devant l’accumulation rapide de capitaux faramineux, aucune véritable réforme agraire n’est possible.

LEYLA: Tu as marché sur un œuf.

GUSTAVE: Le capital financier modèle jusqu’à nos rêves, par son contrôle de la production et de la promotion des produits.

LEYLA: Fais attention aux poules, il ne faut pas les effrayer.

GUSTAVE: Nous consommons aveuglément, sans jamais poser de questions, parce que nous avons besoin de cette cécité pour vivre comme nous le faisons.

LEYLA: Gustave! Tu as failli renverser tous ces œufs! Reste près de moi, ne t’aventure pas plus loin.

GUSTAVE: Quand une crise éclate, l’ahurissement nous étouffe, alors que tout était prévisible, simplement parce que les mécanismes économiques engendrent le mouvement de leur propre déchéance.

LEYLA: Attends-moi ici, je n’en ai plus pour longtemps. Surtout, n’avance pas de ce côté, il y a une trappe, et la planche qui la tient n’est pas très solide. C’est surtout pour éviter que les poules n’y tombent.

GUSTAVE: Alors il y a la guerre, qui a permis à l’industrie de l’armement de se développer de façon démentielle. Si bien que l’industrie de l’armement permet aux guerres de se développer de façon démentielle.

LEYLA: Gustave! La trappe!

GUSTAVE: Si bien que nous voyons, aujourd’hui, la… ahhhh!

LEYLA: Gustave! Non! C’est pas vrai! Merde. Il s’est empalé sur la fourche. Le con. Comment je vais expliquer ça, maintenant! Le fils du directeur général qui me fait la cour depuis deux ans est venu s’empaler chez moi!

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Une pince à épiler 

Oui, je sais, chez toi, tout le monde est bienvenu, on le dit, on le répète, mais je n’irai pas, je n’entrerai pas, tu ne trouveras jamais rien pour m’appâter, mon idée est faite, je préfère rester loin de toi, mais bien portant. Ton grand-père est entré, tu l’as transformé en soldat de plomb, que tu as exposé sur la tablette de la cheminée. Ta grand-mère, tu en as fait un cendrier, et honnêtement, je me demande pourquoi, tu ne fumes pas, et on dit que tu n’acceptes pas qu’on fume sous ton toit. Alors, visiblement, quelque chose ne tourne pas rond, c’est pas comme partout, c’est pas comme chez Rose, qui ne sourit jamais, mais d’où nous sortons toujours rayonnants. Que sont devenus tes deux frères, ta sœur? On dit que tu caches la moitié de la ville dans les coffres de ton grenier. Statuettes, pendentifs, chandeliers d’argent, assiettes décoratives, théière damasquinée, soupière de porcelaine de Limoges qui n’est pas sortie de Limoges, on le sait, et quoi d’autre encore? Des tonnes de livres, de disques, des couteaux, des armes à feu, un sabre, des dentelles maintenant jaunies. Est-ce vrai que le maire, pas celui qui règne en ce moment, mais le prédécesseur de son prédécesseur, gît au fond d’une caisse de planches sous la forme d’une pauvre truite en tôle? Chez toi, les destinées prennent des allures de cauchemar, je ne suis pas le seul à le penser, même si je suis peut-être le premier à te le dire. Un pas de plus, je sais, et je suis bon pour rejoindre ton bazar, tu m’époussetteras peut-être pendant quelques jours, peut-être plus, si je suis chanceux, et tu m’oublieras bien vite, à jamais. Et qu’y aura-t-il pour moi? Une fraction de seconde dans tes bras, une fraction de seconde à ne plus avoir à imaginer ce que c’est que de t’embrasser, de t’étreindre? Vois, je détourne le visage, je retourne d’où je viens, je ne te reverrai plus, je pars et je me sens déjà libéré. Tant que je parle, tant que je te refuse le moindre mot, je suis sauf. Quand je serai loin, je rirai bien de toi, car je ne remettrai plus jamais les pieds dans cette ville maudite, ta ville, comme chacun sait. Et bonjour madame, bonjour monsieur, tous ces gens qui me regardent de haut, de travers, de côté, on n’aime pas les gens qui raisonnent sur la place publique, mais je ne me tairai pas, du moins, pas tant que je serai suffisamment loin pour ne plus apercevoir les cheminées de ton manoir. Car si je me taisais, tu vaincrais, je ne serais plus qu’une tasse, un stylo ou une pince à épiler.

Traitement en cours…
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Histoire joyeuse

Quand la radio a annoncé un meurtre sur la 7e rue, Jack a convaincu Joan, les enfants, le chien et la tondeuse de déménager sur la 6e. Le quartier n’était plus ce qu’il était, valait mieux s’éloigner un peu pour retrouver la vie douce et paisible d’antan.

La famille a vécu heureuse, ou presque, et de nouvelles habitudes se sont développées, comme celle de rentrer dans un nouveau chez soi.

Mais, oh malheur, quand les journaux ont annoncé un meurtre sur la 6e rue, Jack a convaincu Joan, qui était réticente cette fois, les enfants, le chien et la tondeuse, de déménager sur la 5e. Le quartier n’étant plus ce qu’il était, pourquoi ne pas prendre ses distances et goûter ailleurs la vie douce et paisible d’antan.

La famille a connu une sorte de bonheur, ou quelque chose s’y approchant, et dans les nouvelles habitudes, s’est établie un petit quotidien rassurant.

Toutefois, quand Twitter a annoncé un meurtre sur la 5e rue, on s’en doute, Jack a tout de suite convaincu Joan, qui s’y attendait, les enfants, qui ont rechigné, et le chien, mais pas la tondeuse, puisqu’il n’y aurait plus de pelouse à raser, de déménager sur la 4e. Le quartier devenant si violent, pourquoi ne pas fuir, et retrouver ailleurs cette vie douce et paisible d’antan, qu’on mérite tout autant qu’autrefois.

On s’en doute, cela ne pouvait pas durer, et quand les voisins ont parlé d’un meurtre sur la 4e rue, Jack n’a pas eu à convaincre les siens, puisqu’il était, cette fois, la victime. Aussi, Joan, les enfants et le chien ont décidé de ne plus déménager, parce qu’ils pourraient dorénavant, ils en étaient certains, connaître la vie douce et paisible qui leur revenait, croyaient-ils, sur cette 4e rue.

Certes, s’il avait vécu, Jack n’aurait pas approuvé, on peut le deviner, mais il aurait eu tort, puisque depuis des années, sur la 4e, Joan, les enfants, mais pas le chien, qui est mort depuis, vivent heureux, dans cette même vie douce et paisible qu’ils ont toujours suivie à la trace. Contre toute attente, cette vie sur la 4e était, somme toute, une histoire joyeuse.

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