Le petit Tonio, debout sur une chaise, est parvenu à atteindre la fenêtre, à tourner la manivelle pour l’ouvrir légèrement. Maman et papa le lui interdisent, mais c’est si monotone à l’intérieur, si excitant en bas.
En bas, les eaux du fleuve en crue dévalent le boulevard dans un tonnerre de cris, de tôle froissée, de verre brisé. Madame Ledoux, qui habite l’appartement d’à côté, est là, qui tente d’entrer dans l’immeuble, mais en vain. Le courant est trop fort, il risque de l’emporter. Elle se réfugie dans un escalier de secours, en face, et grimace. Une Fiat 500, bleue ciel, 2019, tourbillonne dans les flots et heurte l’escalier. Plouf! Madame Ledoux n’a pas eu le temps de riposter, crier, protester. Tête première, la voilà projetée dans l’eau, et disparaît, pour réapparaître trois cent cinquante mètres plus bas, tournoyant au carrefour, cheveux défaits autour de sa tête submergée.
Tonio l’abandonne à sa baignade, pour se concentrer sur les voitures multicolores qui descendent le boulevard à reculons, sur le côté, à l’envers. Elles semblent lancées dans une course débridée, une course à obstacles à vrai dire. Certaines voitures s’emboutissent dans les poteaux qui tiennent encore, d’autres fracassent les vitrines des magasins pour aller flotter gentiment entre les rayons de pantalons et de vestes.
Oh qu’il aimerait savoir compter, Tonio, pour s’amuser à dénombrer le nombre de voitures rouges, grises, bleues, qui passent sous sa fenêtre. Et le nombre de citoyens aussi, mais il y en a de moins en moins, et la plupart plongent sous l’eau, vite hors de vue. À défaut de compter, Tonio se contente d’une évaluation globale: il y en a beaucoup.
Pour mieux voir, il se penche un peu plus à l’extérieur. Nul doute qu’il s’approche du point critique, celui où ses talents de nageur, acquis l’été dernier à la piscine publique, seront mis à l’épreuve. Mais Tonio persiste à se pencher, à se pencher toujours davantage, parce que vraiment, le spectacle est fascinant.
Soudain, tout s’effondre. C’est fini, terminé, le plaisir gâché. Maman et papa l’ont saisi par la taille, et d’un mouvement rapide, puissant, l’ont ramené à l’intérieur, de la tête aux pieds. Après un coup d’œil dégoûté à l’extérieur, elle ferme la fenêtre, il la verrouille, elle baisse le store de coutil.
Maman et papa n’aiment vraisemblablement pas le spectacle fascinant. Ce qui se passe de l’autre côté de la fenêtre les agace, ils veulent l’effacer, ne pas le voir ni l’entendre. En des journées comme celle-là, ils apprécient à sa juste valeur l’insonorisation de l’appartement. D’accord, c’est plus cher, mais quel avantage, il n’y a pas à dire.
Un avantage qui échappe totalement à Tonio, toutefois. Devant son irascibilité, maman et papa comprennent qu’il a besoin d’un autre spectacle. Profitant de la délinéarisation, maman et papa trouvent rapidement une émission en vingt épisodes qui raconte les aventures d’un dragon jaune et bleu qui réussit d’étonnants exploits pour sauver des enfants laissés à eux-mêmes dans un monde sans adultes. Tonio rechigne d’abord, parce que c’est idiot, mais après cinq minutes, il mord à l’hameçon, et il sera très difficile ce soir de le tirer de là.
Tonio et maman et papa ont oublié ce qui coule à l’extérieur, et de toute façon, ce sera déjà mieux demain, ou après-demain, ou la semaine prochaine.