Canicule et révolution

Je suis dans le sous-sol, et je pense au gouvernement, je pense à mes contemporains, je vois les nouvelles défiler sur l’écran de mon téléphone, et après bien des hésitations, je décide de changer le monde. Maintenant.

Première étape: écrire le manifeste qui ébranlera les certitudes et redonnera espoir.

Deuxième étape: rassembler ceux qui cliqueront sur j’aime.

Troisième étape: agir.

Ça me semble plutôt simple. Personne n’y a pensé?

Il me fallait une canicule pour inventer ce plan génial. Efficace.

J’avais chaud, je suais. Trop. J’ai abandonné le rez-de-chaussée et son confort, pour me réfugier dans le sous-sol, malgré les araignées et les petites bêtes rampantes. Ici, la canicule n’existe plus, le climat est redevenu normal, le bonheur est à nouveau possible.

Le manifeste, donc. Commencer modestement. Citoyens de ma rue. Mais gardons nos visées globales, soyons ambitieux. Citoyens de ma rue et peuple de la terre, ensemble nous changerons le mon…

Zut. Mon clavier!

Je dois griffonner avec ce moignon de crayon.

Mon clavier ne fonctionne plus, à moitié. Je peux taper la moitié des lettres, qwerty en descendant, mais uiop en descendant ne donnent plus rien. Je ne pourrai pas écrire un manifeste s’il me manque autant de lettres. Ce serait incompréhensible.

Ce doit être l’humidité. J’aurais dû y penser. Faudra maintenant que j’achète un nouveau clavier, mais je n’en ai pas les moyens. Pas avant le mois prochain. Trop de factures en retard. Comme l’électricité.

Remettons ce manifeste à plus tard. Il sera toujours temps de changer le monde, dans quelques semaines, dans quelques mois, ou à une date ultérieure.

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Canons rieurs

Un car de touriste sillonne notre jolie ville. Le guide, qui a la voix fort gaie, connaît bien l’historique des monuments, bâtiments et lieux publics où le car s’arrête.

GUIDE: Ici, admirez l’architecture pré-post-moderne de ce que nous appelons, à Cocoville, l’Hôtel de Ville. Il y a même une chanson de Mi-Mi à ce sujet, car vous l’aurez compris, ah ah ah, Cocoville rime avec Hôtel de Ville, et dans une chanson, ça fait très bien. Mais je ne vous la chanterez pas. Le CD de Mi-Mi est disponible au kiosque à la fin de la tournée, ou vous pouvez toujours acheter la version MP3 en ligne sur le site de l’Organisation Dynamique du Tourisme Cocovillois. Des questions?

TOURISTE 1: C’est quoi un hôtel de ville?

GUIDE: Vous plaisantez? Vous ne savez pas ce qu’est un hôtel de ville?

TOURISTE 2 (qui tient la main de TOURISTE 1): Puisqu’il vous le demande!

TOURISTE 1: Non, je ne sais pas.

GUIDE: D’où sortez-vous?

TOURISTE 3 (assis derrière TOURISTE 1 et TOURISTE 2): Nous sommes, comme vous, des enfants de l’Univers.

GUIDE: D’accord, d’accord. Vous arrivez de loin, de très loin. Pourtant, vous n’avez pas d’accent. On dirait même que vous êtes de Vovoville, mais heureusement que ce n’est pas le cas. Car les Vovovillois, ce sont des demeurés. Ils croient, parce qu’ils habitent là où la rivière se déverse dans le fleuve, qu’ils sont plus civilisés que nous. Alors que vous l’avez vu, notre riche héritage, un fort joyeux héritage, grand, long, rond, fait de nous de joyeux civilisés. Mes amis touristes, soyez joyeux avec nous! Admirez encore un peu ce bel Hôtel de ville.

TOURISTE 1: Alors, c’est quoi?

GUIDE: Ah oui. Votre question. Comme son nom le dit, c’est un hôtel, où dorment les experts en relations publiques des sociétés grandioses et en symbiose de notre ville.

TOURISTE 2 : Quelles sociétés?

GUIDE: Hum. Bonne question. Je veux dire, question difficile. Attendez que le guide, moi, ah ah ah, consulte le guide, ce petit bouquin. Voyons voir. Sociétés… Sociétés… Ah voilà. Banque Extracitadine, Mines Dabimes, Pétroles Joviaux, Canons Rieurs.

TOURISTE 3: Canons Rieurs?

TOURISTE 2: Rieurs?

GUIDE: Rieurs. À Cocoville, nous le sommes tous, que voulez-vous.

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Le champion

J’aimerais qu’on efface mon nom du livre des records. S’il vous plaît.

Mon histoire est simple, et moi aussi. Je n’ai jamais réussi à me qualifier pour les compétitions de course à pied, marathon ou cinq cents mètres, pas plus que pour celles de cyclisme, d’équitation, de course automobile, de tricot, de danse country. J’étais bon en tout, mais jamais assez. Impossible de me distinguer, de sortir du lot. Pourtant, je voulais émerger, lever la main bien haut et dire à la terre entière, ou au moins à la ville, que mon existence s’élevait au-dessus de la banalité. D’accord, j’avoue que je croyais par là m’attirer des amis, et qui sait, un grand amour. Bisou. Bisou. Car j’étais seul, je suis une personne seule. Par sa faute peut-être, du moins c’est ce que dit mon père, mais malgré moi tout de même. Seul comme un champignon qui pousserait au milieu du désert. Je m’asséchais.

Alors, quand je me suis inscrit pour la compétition de glace à la vanille, je n’y croyais qu’au tiers. Dans une petite cavité de ma cervelle, ça hurlait que je ne m’étais jamais qualifié pour une compétition, que c’était dans ma nature, de ne jamais me qualifier. Heureusement que je n’ai écouté que ma détermination! On m’a accepté, et même accueilli à bras ouverts. Ils manquaient de compétiteurs, ils en cherchaient, ils acceptaient tous ceux qui se présentaient. Ma chance. Enfin!

La compétition était assez simple. Elle se déroulait devant le public de la foire annuelle, sur la place du marché. Le gagnant serait celui qui mangerait le plus de glace à la vanille en une heure.

Je n’ai pas mangé la veille ni l’avant-veille. À peine bu. J’étais prêt, sûr de l’emporter.

Nous étions neuf. Il y avait là un obèse, ce qui m’a un peu décontenancé puisqu’il possède un entrepôt autrement plus spacieux que le mien. Mais quand je l’ai entendu roter, j’ai compris qu’il avait déjà avalé un copieux petit-déjeuner, et ça m’a rassuré. Mon but était de manger de grandes bouchées, méthodiquement, sans me presser outre mesure, avec une régularité mécanique jusqu’à la fin. Dès le départ, les autres se sont précipités, tous, et se sont vite essoufflés. Leur deuxième demi-heure a été difficile. Moi, j’ouvrais la bouche, je la fermais, sans perdre le rythme. Et j’ai gagné. J’ai gagné! J’ai vomi pendant toute la soirée, mais je ramenais chez moi la médaille d’or! Couleur or, en fait. Et une mention dans le livre des records, puisque j’avais, sans le vouloir, sans le savoir, battu le record précédent, que détenait un type du Wisconsin.

Sauf que depuis ce jour funeste de ma victoire, chaque fois que je rencontre une personne qui me parle plus de cinq minutes, qui accepte de me revoir, ce record ressurgit et brise tous mes espoirs. Toujours le même scénario: une petite recherche sur internet, on découvre que je suis le champion de l’avalage de glace à la vanille, on fronce les sourcils, vraiment, c’est toi ça, et adieu les amis. On ne veut pas, c’est patent, se lier avec ce type de champion là.

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Les mollets bourgeois

Ma chienne Lena est morte, mais j’ai gagné le pari. Avec Nicole, nous avions parié mille dollars sur la tête de nos chiennes respectives. C’était à celle qui mordrait le plus de mollets bourgeois entre le 1er janvier et le 31 décembre. Rationnellement, nous nous étions entendues pour déterminer ensemble l’identité des victimes. Car, primo, tous ne sont pas bourgeois, et secondo, tous les bourgeois ne valent pas une morsure. Il nous fallait du bourgeois bien en vue, bien riche, avec plein de pouvoir dans les poches, et des poignées de main du maire, et des invitations chez les Grivin, qui possèdent tout dans cette ville. Et dans celle d’à côté aussi.

Nos chiennes sont dressées, mais ce n’est pas toujours simple de leur désigner le mollet à mordre. Idéalement, il fallait s’approcher suffisamment pour que la chienne sente la cible. Moi, je chuchotais à Lena, c’est lui, subrepticement. Elle savait ce dont il s’agissait. Nous nous éloignions alors, et je me plaçais bien à l’abri des regards et des soupçons, et je répétais à l’oreille de Lena, c’est lui, go! Comme une flèche, elle courait jusqu’à la cible, mordait un bon coup, et revenait en deux secondes vers moi. Nous nous éclipsions aussitôt. Si Lena mordait le mauvais bourgeois, je perdais un point. J’en ai perdu deux seulement. Nicole en a perdu cinq. J’ai terminé l’année avec dix-sept points, Nicole avec quinze. Sa chienne a survécu, pas la mienne. À la dernière morsure, une tricoteuse qui passait par là a jeté son châle sur Lena, qui s’est empêtrée dans les mailles. Un flic l’a sauvagement attrapée, la pauvre criait de douleur, et l’a attachée jusqu’à ce que les employés de la fourrière la récupèrent. J’ai bien songé la réclamer, j’aime Lena plus que ma mère, mais comme la Justice voulait accuser, écrouer, vilipender, j’ai gardé mes distances. Une semaine plus tard, ils l’ont euthanasiée. Les barbares.

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Mon voisin, un être heureux, mais monstrueux

Je vais vous dire ce que mon voisin a fait. Vraiment. Mais pour éviter qu’il n’intente un procès en diffamation contre moi, et même pire, oh j’en tremble, je lui attribuerai un autre nom. Évidemment, je préciserai qu’il s’agit d’une fiction, une courte nouvelle, donc pas de problème, je suis protégé, inattaquable.

Donc, le titre sera: Mon voisin, un être heureux, mais monstrueux. C’est tout à fait lui. Regardez-le, en ce moment. Assis dans son transat, une bière à la main, qui rit aux éclats. Il y a sa copine, mais ce n’est pas avec elle qu’il rigole, c’est avec une personne au téléphone. Mon voisin connaît beaucoup de monde, partout. Il a des amis en haut lieu, ce qui lui permet d’éviter la justice. Car mon voisin, Rodrigue, vole et assassine. Oui mesdames, oui messieurs. Je ne sais plus combien de cadavres j’ai vu sortir de sa maison, la nuit. Jamais osé prendre des photos, par crainte de finir cadavre moi aussi. Pas question non plus de le dénoncer ouvertement, ça se retournerait contre moi. J’ignore qui il assassine, et pourquoi. Des femmes? Des hommes? Les deux? Et pourquoi le faire dans sa maison, avec un voisin comme moi qui peut très bien le surveiller, se rendre compte, qui pourrait le dénoncer sur la place publique ? S’il n’avait pas si peur. Mais il a la frousse, le voisin. Oui, j’en tremble. J’ai songé à déménager, mais ça attirerait les soupçons, et on me retrouverait. Il a le bras long, et brutal. Je suis fait, je suis cuit, condamné à l’observer dépouiller ses victimes, et à les rejeter dans je ne sais quelle fosse. Les gens entrent chez lui, j’ignore comment il les attire. Ils roulent tous dans de belles bagnoles qui valent dix fois le prix de la mienne, et au petit matin, leur cadavre est déjà loin, et la bagnole a disparu. J’imagine qu’il trouve aussi le moyen de puiser dans leurs comptes en banque. Rodrigue est né à New York, a grandi à Paris, et il vit ici depuis dix ans, trois mois, deux semaines. Chaque fois qu’il me voit tondre le gazon, il agite la main, me parle de voisin à voisin, avec un air détaché qui me scie. Je lui rends son salut, je hoche la tête, mais j’arrive rarement à articuler le moindre mot. Parfois une onomatopée, la plupart du temps quelques sons indistincts, animaux. Avant l’arrivée de Rodrigue, je commençais à m’enrichir. Ça a continué encore quelques années, jusqu’à ce que je découvre son manège. Alors, on s’en doute, j’ai arrêté sec, cessé toute activité enrichissante, j’ai même réduit progressivement ma fortune. Pas question d’attirer son attention et sa convoitise, pas question de me valoir une invitation chez lui. Ma femme ne partageait pas ma prudence, et notre relation a commencé à toussoter. Elle est partie avec la moitié de ce qui me restait de fortune, et les enfants. Au juge, elle a déclaré que j’étais fou. Et le juge, qui n’était pas une juge, l’a crue, et j’ai eu tous les torts. Je n’ai pas rouspété, oh non, parce que ça m’arrangeait. Cette réduction brutale de fortune me rendait encore moins intéressant pour mon voisin Rodrigue, ça me donnait une sécurité supplémentaire. Depuis que je vis seul, je m’appauvris d’année en année, et mon toit coule. Quand la maison tombera en ruine, quand tout s’écroulera, quand je serai ruiné, alors on me chassera. Bureaucratiquement. Je protesterai, je crierai que je veux rester, je m’arracherai les cheveux. Rodrigue comprendra que je ne pars pas de mon gré, que je ne représente pas une menace pour lui. Alors, alors enfin, je pourrai aller couler des jours paisibles à l’autre bout du monde.

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En exil

Nous vivons en exil. Toujours. J’ai douze ans, et d’aussi loin que je me rappelle, nous avons toujours fait nos bagages en vitesse pour partir en exil. Nous ne les avons jamais complètement défaits, jamais eu le temps de nous installer quelque part. Mes parents, ils entretiennent de drôles d’habitudes, dont celle de ne jamais être contents. Ils ne sont pas les seuls, je sais bien. Leur problème, c’est que ça les démange, et ils le crient à pleine voix, ils l’écrivent, ils le chantent, ça n’en finit plus. D’un pays à l’autre, ils s’activent, en un clin d’œil ils émergent de l’anonymat, et les quelques semaines de calme éclatent et la déflagration nous secoue. Parfois, nous restons sur place assez longtemps pour qu’on nous inscrive à l’école. Les enseignants nous demandent, ils le font tous, d’où nous venons, quel est notre pays d’origine. Au début, je nommais le premier pays dont je me souvenais, et c’était invariablement le pays que nous venions de quitter en vitesse. À vrai dire, j’ai oublié le pays où je suis né. Je ne l’ai peut-être jamais su. Ça me servirait à quoi? J’imagine qu’on m’a conçu dans un pays, que je suis née dans un autre, qu’on m’a donné le sein dans un autre encore. Je n’ai pas de home land, je suis fille de nomades contestataires. Conformiste. Je ne me suis jamais rebellée contre cette vie qu’on me fait mener. J’accepte tout, je me sauve quand il faut se sauver, je cours quand il faut courir, je me cache quand il faut se cacher, je suis une bonne fille contre qui ses parents n’ont rien à redire. Autrement, j’imagine que je les aurais encombrés, ils m’auraient abandonnée à mon sort. Mais il n’y a rien à craindre, je veux bien manifester contre l’injustice, contre la misère, contre l’exploitation, contre la corruption, contre tout ce que mes parents dénoncent, d’une contrée à l’autre, d’un océan à l’autre. Je le répète, je suis conformiste. Comme eux, je suis révolutionnaire, je ne crains pas de me faire des ennemis, je ne crains pas l’exil et la répression. Je me demande si un jour, nous nous arrêterons assez longtemps pour que je me fasse des amies. Et plus tard, aurais-je le temps de rencontrer mon révolutionnaire charmant? L’idéal serait de partir en exil en groupe, question de nouer des relations. Mais d’un pays à l’autre, nous finissons toujours par perdre de vue nos compagnons. Ils se répandent un peu partout sur la terre, dans toutes les directions. Parfois, par hasard, nous retrouvons des gens que nous avions connus dans un pays, jadis. Mais ça ne dure jamais. Ils partent à nouveau de leur côté, et nous du nôtre. Certains, parfois, ne partent plus. Ils deviennent muets, ou ils font semblant, et on ne les chasse plus. Je ne crois pas que mes parents deviendront muets, du moins, pas de sitôt. Ils ont encore beaucoup trop d’énergie dans les mâchoires, et il sort tellement de mots de leurs bouches que j’ai du mal à les imaginer silencieux. Alors nous bondissons d’un aéroport à l’autre, d’un port à l’autre. À ce rythme-là, nous aurons bientôt fait le tour, on nous aura bannis de tous les pays. Où irons-nous, alors? Comment sera-t-il possible d’être en exil de tous les pays à la fois? J’avoue que ça m’inquiète un peu, surtout si à leur mort, je dois poursuivre la tradition familiale.

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Les bonobos

Salut Lola, ma chère et unique Lola. Heureusement que la transmission de courriels par télépathie fonctionne encore. C’est le seul moyen de communication qui me reste, depuis que tous feignent de ne plus comprendre un mot de ce que je leur raconte, depuis que je n’ai plus accès ni à un téléphone, encore moins à un ordinateur, pas même à un vulgaire stylo. Me voilà bien dépourvu, et je le crois bien, abandonné. Je compte sur toi, ma chère et unique Lola, je n’ai plus que toi.

Les enfants nous tarabustaient depuis le printemps pour visiter le zoo. J’ai eu beau leur représenter que l’observation d’animaux en prison était une activité dépravée, que cela nous placerait dans la position de geôliers, ni plus ni moins. Ils n’ont rien voulu entendre, ils m’ont ri au nez, ils ont refusé de manger leur salade, leur soupe et leur purée.

Ma femme a cédé, sous prétexte qu’à trois et quatre ans, ils ne comprenaient pas les notions morales auxquelles nous voulions les élever, et que, justement, nous pourrions nous servir de cette expérience pour les éduquer. Je bouillais, tu t’en doutes. Me voir côtoyer tous ces gens qui se moquent des animaux, qui les provoquent, qui leur lancent leurs saloperies, m’horripilait. 

Nous voilà donc au zoo. Je me sentais diminuer à vue d’œil, devenir un de ces rustres rigolant de tout, à la silhouette et la voix grasses. Les lions! Les masses de mômes tentaient de les réveiller, leurs parents se plaignant aux employés de les laisser dormir alors qu’ils avaient payé pour les voir. L’éléphant! Seul dans sa fosse à peine assez large pour pivoter sur lui-même. Les zèbres mélancoliques, les autruches apathiques, les ours névrotiques. Bouleversant!

J’en avais assez, je tirais la bande vers la sortie, mais les enfants brâmaient à déchirer les tympans. Ils ne partiraient pas sans voir les singes. Je les tenais d’une main, ma femme de l’autre, et pour éviter de les écarteler, j’ai obtempéré, et les ai suivis dans l’allée des primates. Gorilles, macaques, babouins, les gamins riaient, imitaient  les expressions qu’ils prenaient pour des grimaces.

Si j’avais pu, je les aurais tous libérés! Mais les pauvres, que serait-il advenu d’eux, en ce pays, loin des leurs? Je bougonnais, j’étais d’une humeur massacrante. J’imagine qu’il se dégageait une telle colère de tout mon être qu’elle devenait visible, une sorte d’ectoplasme blafard vaguement effrayant, puisque la foule s’est subitement éloignée de moi. Même ma femme et mes enfants ont reculé, m’ont dévisagé avec la même frayeur qui déformait tous les visages.

Deux gardiens, armés d’énormes filets, se sont approchés de moi comme s’ils avaient affaire à un fauve. Tout doux, tout doux, me répétaient-ils. Je n’allais tout de même pas les mordre, les griffer! J’allais m’éclipser, me sortir de cette situation absurde lorsque l’un d’eux m’a capturé dans son filet. Ils m’ont vite maîtrisé, et en moins de temps qu’il en fallait pour que je réalise ce qui m’arrivait, ils m’ont poussé dans la cage des bonobos!

J’y suis encore, ma chère Lola. Et je compte sur toi pour m’en sortir au plus vite, puisque ma femme m’a aussitôt tourné le dos, en traînant nos enfants derrière elle.

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Stratégique et prolifique

Au bureau de direction de la Commission scolaire du Domaine Vauvert, on sue à grosses gouttes grises. L’enjeu est de taille: l’année scolaire reprend dans trois semaines et un jour, et il manque toujours trois profs de wigoo-wigoo. Pour l’instant, on n’ose pas parler de crise, mais chacun y pense, avec effroi.

ROGER: Il nous faut un plan quinquennal avec des mesures bimensuelles aux effets trimestriels.

JEANNE: Un plan parabolique.

GINO: Académique!

ROGER: Cela va de soi, oui, académique.

ANNE: Avec une réévaluation cyclique des résultats.

MANON: Emphatique.

JEANNE: Nous bâtissons l’avenir. Ce plan doit s’appuyer sur une volonté énergique.

SÉBASTIEN: Zygomatique.

ROGER: Pardon?

SÉBASTIEN: L’arcade zygomatique me fait horriblement souffrir. Un coup de poing, hier soir. Douloureux. Je n’arrive plus à me concentrer sur le plan énigmatique.

JEANNE: Récapitulons. Il faut prévoir, dans ce plan de recrutement de nouveaux profs de wigoo-wigoo, des mesures concrètes, respectables, quantifiables. Notre échec, jusqu’à présent, est essentiellement attribuable à l’absence de telles mesures.

ANNE: Quelles sont les mesures concrètes prévues, quelles sont-elles?

MANON: Je me pose la même question.

GINO: C’est la question.

ROGER: Vous avez raison. C’est pourquoi je propose de rompre avec la tradition, qui s’est avérée inefficace, nous en convenons tous, pour adopter un plan audacieux. Nous ne recruterons pas de profs de wigoo-wigoo si nous n’améliorons pas leurs conditions de travail.

SÉBASTIEN: Des conditions exécrables.

MANON: Ceux qui sont en poste sont surchargés.

JEANNE: Écrasés.

GINO: C’est dramatique.

ANNE: Catastrophique.

ROGER: Nous sommes donc d’accord, il nous faut améliorer leurs conditions de travail.

JEANNE: En réduisant la charge de travail.

MANON: Et comment y parviendrons-nous?

GINO: Chaque prof de wigoo-wigoo en poste doit accumuler les tâches de deux, parfois trois, parfois quatre profs. Ils veulent un peu de temps pour dormir.

SÉBASTIEN: Pour se désengourdir.

ANNE: Pour grandir.

MANON: Mais comment y parvenir?

ROGER: Soyons audacieux. Améliorons leurs conditions de travail en réduisant leurs tâches en embauchant davantage de profs de wigoo-wigoo.

JEANNE: Exactement!

GINO: Il fallait y penser.

MANON: Ça c’est un plan.

SÉBATIEN: On a un plan?

ROGER: Stratégique!

GINO: Je le répète, vraiment, il fallait y penser.

ANNE: Oui. Nous recruterons davantage de profs de wigoo-wigoo en recrutant des profs de wigoo-wigoo.

JEANNE: C’est fort.

ROGER: Mes chers collègues, nous avons bien travaillé. Levons cette séance, et à la semaine prochaine!

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La villa

Deux vieux hommes assis dans une berline de luxe grignotent des fèves de cacao. Ils observent le portail d’une villa, un peu plus haut sur la rue.

ROGER: Toute ma vie, quatre-vingt-quatre ans, ça aura été un échec.

ROBERT: N’exagérons pas.

ROGER: Je n’y suis jamais parvenu. Jamais. Et pourquoi? Parce que je ne suis pas à la hauteur! Non, monsieur. Ils me saluent au club, ils acceptent parfois de s’asseoir à ma table, nous bavardons, nous parlons de tout et de rien, mais jamais de ça.

ROBERT: On dit qu’on ne trouve là rien que nous ne puissions trouver ailleurs.

ROGER: Évidemment qu’on le dit! Les jaloux. Les dépités. Les rejetés. Parce que ce qu’on y trouve, ça ne se mesure pas, ça ne se pèse pas. Entrer dans la villa, y être admis, voilà tout.

ROBERT: Tu aurais pu leur racheter trois fois, leur villa. Et maintenant, tu viendras tous les jours jusqu’à ta mort pour observer ta déconfiture? C’est ridicule, non? Ne vaudrait-il pas mieux tout oublier, profiter de ta ribambelle de descendants?

ROGER: Une vie, c’est l’empilement de nos actions. Ce qui reste. Parfois, ça suffit, quand tu as tissé un solide écheveau. Mais souvent, c’est mon cas, il reste beaucoup trop de fils épars, qui jamais ne serviront à rien. Mon essence s’est éventée.

ROBERT: Parce qu’on ne t’a jamais ouvert la porte de la villa!

ROGER: Exactement.

ROBERT: Pourquoi? Que te sont ces gens? Je connais des types qui ne te valent pas, et de loin, et qui y entrent. Pourquoi en faire toute une histoire?

ROGER: C’est mon histoire. Ces gens, c’est l’histoire de mon échec. Ils m’ont toujours refusé leur porte. Je ne suis pas certain de connaître leurs raisons, ça ne se demande pas, ça ne se dit pas. J’ai cru que c’était ma famille, mes aïeuls, ma fortune, mon épouse. Ça n’est rien de tout cela. C’est moi, simplement. Moi, essentiellement.

ROBERT: Leur serais-tu antipathique? Pourtant, tout le monde t’aime.

ROGER: Tu ne te rends pas compte. J’avais quinze ans lorsque j’ai souhaité pour la première fois entrer chez eux. Quinze ans! Je me suis rapproché de la famille, j’ai joué au tennis avec les garçons, j’ai toujours été avenant, poli, respectable. Nous étions presque amis, à cette époque. Ils venaient chez nous, ils dînaient même à la maison, à l’occasion. Mais jamais je ne pouvais mettre un pied chez eux. Tous nos copains du club y allaient, sauf moi. Puis un des garçons est venu à mon mariage, je ne suis pas allé au sien. J’ai fait fortune, j’ai donné des dizaines de tuyaux à la famille, qui leur ont permis de faire des gains importants. On m’a célébré, remercié, louangé, mais jamais invité. Ça fait presque soixante-dix ans que ça dure. Tu te rends compte?

ROBERT: Je les aurais oubliés bien vite, je t’assure.

ROGER: Ils sont ma malédiction. Si j’étais entré chez eux, à quinze ans, peut-être n’y aurais-je plus jamais pensé, peut-être les aurais-je oubliés. 

ROBERT: Mon vieux, tout ça t’est monté à la tête. Vieille tête fêlée! Laissons ça pour aujourd’hui, descendons en ville boire un coup, pendant qu’on tient encore debout. Nous reviendrons demain, avec tes fèves de cacao, immangeables, mais que je croque tout de même, et nous reprendrons cette discussion. Je te poserai les mêmes questions, tu me feras les mêmes réponses. Avec un peu moins de mots. D’un jour à l’autre, il y a moins de mots. Tu finiras par te taire, et moi aussi.

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Heureusement qu’il y a Rose et Joey

JOANIE: Les belles histoires d’amour, ça existe.

RONIE: C’est vrai.

JOANIE: Regarde Rose et Joey. Le parfait amour. Ils se sont rencontrés à la plage il y a cinq ans. L’été, les vacances, le soleil. Rien de plus romantique. Amour, amour, tout l’été. Ça aurait pu s’arrêter là, mais non. Ne se sont jamais quittés. Pas merveilleux, ça? Lui, fils d’industriel, elle, fille de ma tante Josée.

RONIE: Quel bel exemple, ma chère Joanie!

JOANIE: Ces deux-là, c’est un destin divin qui les a appareillés. Je rêve encore d’un amour aussi rond, aussi solide, aussi jaune.

RONIE: Et vert.

JOANIE: Oui, vert. N’est-ce pas une merveille!

ROANIE: Ta cousine Rose, toutes les femmes l’envient! Elle nourrit son amour pour Joey en se découvrant un nouvel amant tous les quarts de lune!

JOANIE: Elle les effleure à peine. C’est moins qu’un souffle de mouche sur la peau. Une délicieuse délicatesse.

RONIE: Elle les esquinte, elle a de la ressource.

JOANIE: Une femme remarquable. Rose, c’est l’altruisme même! Si tu voyais tout ce qu’elle fait pour les miséreux, les pouilleux, pour les vieux débiles qui s’ennuient à l’hospice, et à cela il faut ajouter la sauvegarde des baleines, des étoiles, des âmes égarées dans l’espace intergalactique, juste à l’orée du néant. Si tu voyais. Juste à l’orée du néant!

RONIE: On dit qu’elle les noie, ses amants, comme des chatons. Le sourire aux lèvres, une fleur dans les cheveux.

JOANIE: Pendant que nous, ma chère Ronie, nous! Tu nous as vues?

RONIE: Blonde et rousse, mais maigres. Grande et petite, mais laides. Arriverons-nous à nous déplacer, ne serait-ce que d’un pas?

JOANIE: Cette boue qui nous suce les semelles! Comment voler vers le grand amour, dans ces conditions, je vous le demande!

RONIE: Heureusement que Rose et Joey nous fabriquent du rêve. Oui. Sans ce rêve-là, je crois que je me laisserais avaler par la boue.

JOANIE: Jusqu’à disparaître. Incognito.

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