Quand j’étais blatte, j’ai appris tout ce qu’une femme a besoin de savoir pour enfin être heureuse. Ou pour tenter de l’être.
Pourtant, ça avait mal commencé. Ma belle-mère, qui n’a jamais aimé ni la couleur de mes cheveux ni ma blanquette, m’a jeté un mauvais sort. Le jour où je l’ai sommée de se taire, elle m’a transformée, d’abord en chèvre. Je lui ai aussitôt foncé dessus, cornes en avant. Ça ne lui a pas plu, et elle m’a transformée en poule. Irritée, j’ai bondi de toutes mes forces, et je lui ai planté mon bec dans l’œil. Elle a rechigné, et, outrée par mes manières, m’a réduite en blatte. J’ai bien tenté de me faufiler sous son pantalon pour l’ennuyer un peu, mais elle a prévenu le coup, et a donné un grand coup de talon pour m’écraser. La sorcière m’a ratée, et je me suis réfugiée sous l’évier, d’où j’ai trouvé une fissure suffisamment grande pour me faufiler sous le placoplâtre, entre les madriers du mur.
J’ai passé des nuits et des jours ainsi, belle blatte, mais seule, à errer à la recherche de miettes pour me maintenir en vie. Je m’attendais à voir éclater la tristesse de mon mari, désespéré de m’avoir perdue, croyant à une fugue ou pire, à un enlèvement.
Pas du tout.
Sa mère lui a dit que j’étais partie, il a haussé les épaules, grimacé légèrement. J’ai appris qu’il aimait ma blanquette, mes cheveux, ma manie de tout ranger et mon sens du dévouement. J’ai aussi vu qu’il baisait la fille de la voisine, le frère de notre curé, et plusieurs autres dont je ne connais ni le visage ni les fesses.
En quelques semaines, ce mari a dilapidé toutes nos économies des derniers onze ans. Il a fini par vendre la maison, et tout ce qu’elle contenait. Bon débarras, j’ignore ce qu’il est devenu.
J’étais, alors, toujours une blatte. Ça commençait à m’ennuyer, surtout que je me sentais l’esprit de plus en plus léger. Fini le mari, fini la famille, fini cette petite vie. J’allais enfin quitter ce trou, dès que je redeviendrais humaine, vivre maigrement comme une blatte sait le faire, pour ne plus jamais accepter que ce qui me plaît, écrire des poèmes barbares, fabriquer des masques sacrés, danser sur les toits.
Sauf que des gens ont acheté la maison, un couple. Je ne reverrais donc plus la belle-mère, la seule, croyais-je, qui pourrait me redonner mon corps humain.
Ce nouveau couple s’est donc installé. Mignons et tout, jeunes, amoureux. Un soir qu’il lisait seul près du foyer, je me suis approchée discrètement. Besoin de me réchauffer, de sentir un peu de cette vie d’antan. Je me suis couchée près de son fauteuil. Quand la femme est entrée, il s’était assoupi. Elle s’est approchée pour l’embrasser, mais elle s’est arrêtée net. Une blatte! Moi!
Le cri!
Un hurlement modulé par une série de syllabes sans queue ni tête. Effrayée, terrifiée par la blatte. Je me suis sauvée, pendant que l’homme, réveillé, a bondi sur ses pieds.
C’est à ce moment que je suis redevenue humaine. Totalement humaine, mais nue comme une blatte. Nouveaux cris d’horreur de la femme, confusion de l’homme, pleurs et déchirements.
Je profite de la commotion pour leur dérober quelques vêtements, un portefeuille, et je me suis sauvée en vitesse.
J’ignore ce qu’il est advenu de ce couple charmant, je n’y suis jamais retourné. Mais demain matin, c’est décidé, j’écrirai mon premier poème barbare. Oui.