Mathilde m’avait recommandé de fermer les yeux, de méditer profondément pour libérer mon énergie et lui permettre de se marier aux énergies de l’univers et de mes concitoyens. J’ai dû fermer les yeux trop longtemps. Pendant que je ne regardais pas, on m’a volé mon sac. Il contenait tout. Mes deux livres, toute ma fortune, une vieille montre dont j’avais hérité d’un oncle fou, un ticket pour un concert d’Elvis jamais utilisé que j’avais trouvé dans un comics d’occasion, et surtout, mon bloc-notes, celui où j’ai écrit les chansons que je voulais chanter lorsque j’aurais su chanter, ce qui n’aurait pas tardé. Mais sans mes chansons, que devenir?
Alors j’ai demandé à mon ami Ricardo de m’aider. Il fermait les yeux méditait lui aussi, assis juste là, près de moi, quand le forfait fut commis. Ricardo n’a vu qu’une ombre s’approcher, subrepticement, puis s’éloigner, tout aussi subrepticement, et il croit que c’était l’ombre des énergies de l’univers qui nous rendait une petite visite. Ricardo n’est pas stupide, c’est mon ami, mais il est un peu con. Impossible d’obtenir de lui la moindre description du suspect, de son ombre mystérieuse, et à ce jour il croit toujours à une apparition, une révélation, il s’est inscrit dans une secte à qui il verse vingt-trois mille dollars chaque année, sans compter les petits extra. En plus, Ricardo se fout de mes chansons. Il me répète que je ne les aurais jamais chantées, et que si je l’avais fait, le monde entier m’aurait fuit.
J’ai donc payé une annonce dans les journaux pour retrouver mon sac, et surtout, mes chansons. J’ai placardé des affiches dans les lieux publics, devant les bars et les dispensaires de drogues biologiques, chimiques, magiques. Le message était simple: j’implorais le pillard de me rendre mes chansons, et je lui abandonnais tout le reste, les livres, la fortune, la montre, les tickets pour le concert d’Elvis, et le sac lui-même. Mais qu’on me rende le bloc note! J’ai eu beau afficher, supplier et même offrir une récompense, rien n’y fit.
En désespoir de cause, je me suis rendu chez les policiers. J’ai toujours eu d’informes réticences à m’adresser aux forces de l’ordre, mais la détresse m’y contraignait. J’explique donc la situation à deux policiers, fort attentifs. La méditation, les énergies de l’univers, l’ombre, le vol, mes chansons envolées. Le plus vieux des deux m’a invité à m’asseoir à leur table, et nous avons entamé une partie de Monopoly. Ils étaient doués, et moi aussi. Ça n’avait pas de fin. Plus tard dans la nuit, le plus vieux des policiers, qui était à deux doigts de la banqueroute, s’est endormi. Le plus jeune m’a offert le seul lit disponible, dans une cellule.
Au petit matin, les policiers de relève ont trouvé étrange que la porte de ma cellule soit grande ouverte. On m’a donc accusé de tentative d’évasion. J’ai à nouveau raconté mon histoire, l’univers, l’énergie et mes chansons, mais plutôt que de m’écouter, on m’a transféré dans un institut psychiatrique, où on m’a démonté le cerveau, pièce par pièce, pour me le remonter plus joliment. Après une onzaine d’années, on m’a enfin laissé errer dans la ville.
Puisque je ne n’ai jamais retrouvé mes chansons, et qu’il y a de bonnes chances que mon bloc-notes soit aujourd’hui détruit par l’eau, le feu, la terre ou les énergies de l’univers, je me suis vu contraint d’abandonner tout espoir de chanter. Sans mes chansons, en effet, comment y parviendrais-je? Quant à en écrire d’autres, cela est impensable. Le temps d’écrire des chansons est révolu.