Quatre personnes dans la salle d’attente d’un dentiste. Une mère avec son gamin qui piaille, un retraité qui sourit pour bien montrer qu’il a su garder intactes toutes ses dents, une femme d’une trentaine d’années qui lit. Une vieille chanson de Cabrel passe à la radio, sans toutefois parvenir à couvrir le bruit de la turbine du dentiste. Un homme d’au plus trente-cinq ans qui pousse la porte, cherche des yeux une place libre, en choisit une à deux chaises du retraité, de biais avec la lectrice.
Un père sort de la salle du dentiste avec sa fille qui se masse les joues. Elle tient à la main une sucette et des autocollants, essuie ses larmes. Le dentiste passe sa tête dans l’entrebâillement de la porte, appelle la mère et son gamin. Une lueur d’espoir luit dans ses yeux en apercevant les autocollants.
Le dernier arrivé dans la salle d’attente dévisage la femme qui n’a pas levé les yeux de son petit livre. Il blêmit.
CÉLIAN: Rosa? C’est bien toi, Rosa?
Le retraité aux dents sursaute. La lectrice lève des yeux qui papillonnent.
CÉLIAN: C’est moi, Célian!
ROSA: C’est à moi que vous parlez?
Le son de la voix de la femme donne des ailes à Célian, qui balaie d’un sourire toutes ses hésitations.
CÉLIAN: Tu ne me reconnais pas? Il y a dix ans et trois mois, nous voyagions ensemble, nous étions à Marseille!
ROSA: Vous faites erreur, monsieur, je n’ai jamais vu Marseille.
LE RETRAITÉ: Moi si. Ma tante vivait dans l’Unité d’habitation, boulevard Michelet.
CÉLIAN: Tu conduisais une petite Toyota rouge, l’été nous allions au chalet de tes parents, nous lisions des dizaines de livres à voix haute, nous avons vu je ne sais plus combien de concerts, tu avais un golden retriever.
ROSA: Monsieur, s’il vous plaît, calmez-vous. Laissez-moi lire.
CÉLIAN: Je te cherche depuis dix ans et trois mois! Au retour de Marseille, tu as disparu, je ne t’ai plus jamais revue. J’ai fini par croire que tu avais émigré. Où étais-tu? Même tes parents avaient déménagé sans laisser de trace. J’ai passé des semaines à surveiller leur maison, j’ai passé des étés à rôder autour de leur chalet. Nous avions prévu emménager ensemble dans ce bel appartement près du parc Laurier, nous avions déjà acheté du mobilier, des tapis et même des rideaux. Tu voulais attendre trois ou quatre ans avant d’avoir des enfants, nous prévoyions un voyage en Patagonie!
ROSA: Votre histoire est bien triste, monsieur. Je dois lui ressembler. J’en suis désolée.
LE RETRAITÉ: La Patagonie, je m’y suis déjà perdu. Longtemps.
CÉLIAN: Tu as une rose tatouée sous le sein droit. Tu as une tache de naissance à l’intérieur de la cuisse gauche.
ROSA: Monsieur! Je ne vous prouverai pas votre tort!
CÉLIAN: Je sais que tu m’as reconnu. Tu me reconnais!
ROSA: Vous m’effrayez. Cessez, je vous prie.
CÉLIAN: Tu te souviens de cette nuit où nous écoutions Mendelssohn? Nous avons tant rêvé, tant rit, tant pleuré! Tu m’as raconté ton enfance aride, quand tes parents vivaient encore à la campagne, dans ce village où tout a été rasé pour faire place à ce vaste champ d’éoliennes. Ton père toujours triste qui s’enfermait dans le grenier dès qu’il avait un moment libre pour y monter ses modèles réduits, ta mère qui répétait du matin au soir qu’elle t’adorait, sur le même ton qu’elle te demandait de ranger ta chambre ou de faire tes devoirs. Ces parents dont tu n’as réussi à oublier la sécheresse qu’en te saoulant d’études, de musique, de poésie, jusqu’à trembler devant une réalité que tu ne reconnaissais plus. Et tous ces amours qui t’ont coulé entre les doigts sans laisser de trace. Tu n’as pas pu oublier cette nuit-là, qui nous a soudés à jamais. Pendant des jours ensuite, pendant des semaines nous voyagions dans ton enfance, dans mon enfance, nous tressions de nos destinées de formidables liens nous unissaient à en perdre l’équilibre. Rosa, jusqu’à la dernière minute où je t’ai vue, jamais la moindre brouille n’est parvenue à se glisser entre nous, pas un nuage n’a jamais flotté au-dessus de nos têtes. Pourquoi partir?
La mère et son gamin, qui tient sa sucette et ses autocollants, sortent du cabinet, traversent la salle d’attente et s’en vont. Le dentiste passe sa tête dans l’entrebâillement de la porte.
DENTISTE: Rosa? Bonjour Rosa, c’est à vous.
Rosa range son livre, et sans un regard pour Célian, se faufile dans le cabinet du dentiste.
LE RETRAITÉ: Ma sœur m’a offert une biographie de Mendelssohn, que j’ai perdue.
Agité, Célian se lève, marche de long en large dans la salle d’attente, l’œil rivé sur la porte du cabinet. Son cœur bat à un rythme étrange, ses yeux étincellent, ses mains battent une mesure que lui seul entend. La porte du cabinet s’ouvre. Célian se pétrifie. Le dentiste passe à nouveau sa tête dans l’entrebâillement de la porte, appelle le retraité. Le regard de Célian s’affole.
CÉLIAN: Où est Rosa?
DENTISTE: Ne m’en parlez pas. Elle s’est enfuie par la fenêtre! J’ai voulu la retenir, mais elle a réussi à sauter sur le garage, puis sur le trottoir. Et je l’ai perdue de vue.
CÉLIAN: Non!
LE RETRAITÉ: Ma femme avait le vertige. Elle a pris la porte, et sa valise.
DENTISTE: Mon cher, vos dents sont miroitantes!
Célian se précipite vers la porte extérieure.
CÉLIAN: Je reviendrai!
LE RETRAITÉ: Où serez-vous dans dix ans?
LE DENTISTE: J’aurai pris ma retraite. Je n’oublierai pas de tout oublier.