Ma solitude, je la porte en moi comme un organe vital. J’ai tout essayé. Le travail, le bénévolat, les psychologues et même l’amour. Elle se tassait dans un coin pour quelques jours, parfois quelques semaines, mais je la devinais là, à m’épier, à guetter la moindre faiblesse pour se saisir de mon être une fois de plus.
Alors vous comprendrez. Dans ces circonstances, vous comprendrez.
Cette société russe très discrète propose de vous pétrifier, de vous transformer en statue de bronze, de granit, de marbre, à votre guise. Ce qui est absolument fascinant, c’est que vous conservez votre esprit. Vous restez vous, mais débarrassé de votre corps, libéré de vos limites et de vos travers. Et vous n’êtes plus seuls. Des clients achètent la statue, l’installent chez eux, l’intègrent dans leur vie. Vous existez pour eux, ils existent pour vous, et imperceptiblement se créent des liens subtils et durables.
Cette transformation coûte trente-cinq millions de dollars. Ce n’est pas un problème, je suis riche.
J’ai choisi le bronze, en version mini, trente centimètres. Les grandeurs nature se vendent moins bien, et finissent souvent à la fonderie.
Les représentants de la société russe m’ont mis sur le marché dans un encan à Montréal. Sean, un informaticien de quarante-deux ans m’a acheté pour moins que rien, quelque chose comme sept mille deux cents dollars. Il m’a installé sur une table au milieu du salon, ce qui est un excellent choix parce que cela me donnait une vue d’ensemble de l’appartement. Mais le soir même, sa conjointe Joan a fait la moue, et m’a déménagé sur une tablette, juste à côté d’une statuette représentant un Minotaure. Sans âme.
Sean aime cuisiner. Il invite souvent ses amis, avec qui il regarde les matchs de hockey. Moi qui n’y connaissais rien, je commence à vraiment m’y intéresser. Je suis fan du Canadien de Montréal, même s’ils ne gagneront pas la coupe. Je ne manque pas un seul match, sauf les soirs où Sean ne rentre pas.
Sean et Joan font l’amour un peu partout dans l’appartement, mais avec de moins en moins de chaleur, il me semble. Ça m’inquiète. Ensemble, ils rient un peu moins, mais ils projettent toujours de s’installer en bord de mer d’ici cinq ans. J’espère que le temps chassera ce froid qui parfois les enveloppe.
Toutes les semaines, Sean m’époussette et me parle. Je ne comprends pas toujours, surtout lorsqu’il me parle des problèmes informatiques sur lesquels il travaille. J’aime bien quand il analyse les matchs de hockey. Cela m’aide à me faire une opinion, et à mieux comprendre le jeu et les forces de chacun des joueurs.
Je vis avec Sean et Joan depuis plus de deux ans. Je n’ai jamais vécu si longtemps avec qui que ce soit. À un certain moment, j’ai bien cru qu’ils se sépareraient, mais une étonnante franchise de part et d’autre a permis de souffler bien loin les nuages qui s’alourdissaient.
Nous habitons sur une colline, face à la mer, depuis douze ans. Deux enfants, Jonathan et Jessica, courent du matin au soir dans la maison. J’observe tout d’une tablette très haute, si haute que les gamins ne parviennent pas à m’attraper. Ils m’en feraient voir de toutes les couleurs, ces charmants petits monstres. Je les adore! Par leurs yeux, je redécouvre le monde autour de nous, je me rapproche du néant pour m’en éloigner à nouveau, mais avec un regard gai.
Nous formons une famille unie, même si nous ne voyons pas souvent Jonathan, depuis qu’il travaille à San Diego. Heureusement, Jessica vit à Toronto, qui n’est pas trop loin. Elle vient presque tous les mois passer un jour ou deux, avec sa conjointe. Depuis que Sean est à la retraite, il cuisine davantage, et Joan écrit un livre sur la création publicitaire.
Quelle nouvelle triste! Sean est hospitalisé depuis la semaine dernière. Cancer généralisé. Les médecins ne lui donnent que deux mois, mais probablement moins. Joan a vieilli de dix ans, et les enfants sont à la maison depuis deux jours. Nous sommes tous écrasés de chagrin.
Après les funérailles, Joan a rassemblé ses enfants, et leur a annoncé qu’elle vendrait la propriété. Elle compte vivre dans un petit appartement, le temps qu’elle pourra encore suffire à ses besoins. La plupart du mobilier sera vendu, et les enfants peuvent apporter tout ce qu’ils veulent. Nous pleurons tous. Un sombre pressentiment me dit que nous nous séparerons à jamais.
Je suis enveloppé de papier journal depuis deux mois, coincé parmi une foule d’objets enveloppés eux aussi, au fond d’un carton. On m’a trimballé d’un endroit à l’autre, j’ai voyagé par camion, on m’a descendu dans ce qui ressemble à un sous-sol humide. Où suis-je? Du fond de mon carton, je ne vois rien, et tous les bruits m’arrivent feutrés. Parfois j’entends des voix, et la seule que je reconnaisse est celle de Jessica.
Est-ce que vingt ans ont passé? Comment est-ce possible? Vingt ans dans cette humidité, à m’oxyder au fond d’un carton, dans le sous-sol chez Jessica.
Des mains manipulent le carton, l’ouvrent et enfin me dégagent. Jessica! Mais comme elle a vieilli! Cheveux gris, rides, on dirait Joan la dernière fois que je l’ai vue. Que fait-elle? Jessica… Elle me remballe dans le papier journal, et me lance au fond d’un autre carton.
Et ça cahote, et ça me transporte on ne sait où. J’en ai le tournis.
Des mains graisseuses, qui sentent la frite, se saisissent de moi et me plantent au milieu d’une table remplie de babioles disparates. Statuettes ridicules, vides, jeux de cartes, bijoux, ustensiles, outils, me voici exposé aux puces, sous les yeux indifférents d’une clientèle misérable. Des mains propres, des mains sales, de vieilles mains, de jolies mains, tous me saisissent, m’examinent sous tous les angles, se moquent de moi. Certains, rares, demandent le prix. Cinq dollars.
Une étudiante en sciences politiques marchande, elle m’obtient pour trois dollars cinquante. Elle me fourre au fond de son sac, et quelques heures plus tard, je me retrouve au fond de l’évier dans son tout petit appartement. L’eau coule, me couvre peu à peu. En d’autres circonstances, j’aurais eu peur de me noyer. Elle me saisit d’une main, et de l’autre frotte avec une brosse. Bonne idée. Cela enlèvera la crasse de toutes ces années.
Alina, c’est son prénom, m’installe avec soin sur sa table de nuit. Elle pose un doux baiser sur ma tête froide, s’allonge sur son lit et me raconte sa journée.
Tous les soirs, Alina me parle. Personne, jamais, ne vient chez elle, mais je sais qu’elle a de nombreux amis, et quelques amants.
Alina est jeune, en bonne santé. Je crois avoir encore de bien belles années devant moi.