L’heure du lunch

Dans une salle aux murs gris, réglementaires, trois courts personnages vêtus du même gris réglementaire, celui qui correspond à la couleur habituelle de leurs peaux. Les gestionnaires. Du matin au soir, ils n’ont qu’une seule tâche, écouter les candidats aux différents postes qui s’ouvrent ou ne s’ouvrent pas dans l’entreprise.

Des cloches grises, remplies de certitudes, leur pendent sous les yeux. À leur vue, la majorité des candidats tourne des talons, s’en va vendre des chaussures dans la première boutique qui se présente. Pour la moitié moins de salaire.

Entre Guibert. Le géant Guibert, qui fait au moins trois fois la taille des gestionnaires. Ou la taille des trois l’un par-dessus l’autre. Guibert porte des couleurs. Chaussures jaunes, pantalon vert pomme, chemise rose, sourire rouge, yeux bleus cheveux roux.

Guibert vient pour le poste de Coordonnateur de la révision stratégique des programmes inauguraux de la Division des échanges interdépartementaux.

Pour regarder Guibert dans les yeux, les trois gestionnaires auraient à rejeter inconfortablement leur tête en arrière et à lever les yeux au ciel. Mais comme ils ne regardent jamais personne dans les yeux, ils s’en tirent avec un simple inconfort provoqué, semble-t-il, par la chamarrure surgie devant eux.

Les trois gestionnaires, qu’on a réformés renommés rebootés, se présentent ainsi, sans sexe et sans sueur, G12, G21, G03. On ne les distingue les uns des autres qu’à la date de péremption, qui varie selon l’âge, la consistance osseuse et la longueur de l’intestin grêle.

La table forme un V. Guibert prend place à la pointe du V, tandis que les gestionnaires sont côte à côte sur la barre horizontale, face à lui. Après quelques salutations et bafouillages de Guibert qui finit par comprendre qu’il doit se taire, l’entretien d’embauche peut commencer.

G03 lit les noms, numéros d’identification intermodale, nationale, internationale, question de s’assurer d’avoir affaire au bon candidat. Sur leurs écrans tactiles apparaissent les mêmes données, et on peut constater que plusieurs cases du questionnaire ont déjà été cochées. Vu de l’extérieur, on présume que Guibert a peu de chance d’être embauché. Évidemment, il l’ignore. Aussi, il sourit, même si on ne le lui rend pas.

G21: Que connaissez-vous de la Division des échanges interdépartementaux?

GUIBERT: Euh. Rien. J’avoue, rien de rien. Pourtant j’ai cherché, mais je n’ai rien trouvé.

G12: Mise en situation. Un chat tue un rat. Comment réagissez-vous?

GUIBERT: Ça je sais! Je rédige un rapport de vingt-trois pages que j’envoie par courriel et papyrus aux chefs de la Division de la coordination des concordances convenantes.

G21: Que connaissez-vous de la Division de la coordination des concordances convenantes?

GUIBERT: Rien.

G12: Combien d’arbres les œuvres de Duras ont coûté jusqu’à ce jour?

GUIBERT: Dois-je inclure les scénarios de films?

G12: Combien d’arbres les œuvres de Duras ont coûtés jusqu’à ce jour?

GUIBERT: Vingt-six mille neuf cent vingt-trois.

G21: Que connaissez-vous de Duras?

GUIBERT: L’homme assis dans le couloir.

G12: Mise en situation. Vous recevez un héritage. Le donnerez-vous à la Compagnie?

GUIBERT: Tout?

G21: Que connaissez-vous de vos héritages à venir?

GUIBERT: Mes parents sont bien vivants, peut-être une vieille tante, mais j’ignore si elle pensera à moi.

G03: Pourquoi la Compagnie doit-elle se méfier de vous?

GUIBERT: Y a pas de raison! Je suis un travailleur honnête.

G03: Vous a-t-on déjà traité de con?

GUIBERT: Monsieur!

G03: De demeuré?

GUIBERT: Moi?

G03: D’excentrique?

GUIBERT: Non!

G12: Mise en situation. On réduit votre salaire de moitié, on élimine vos congés, on double votre charge de travail. Formez-vous un syndicat?

GUIBERT: Vous ne feriez pas ça!

G21: Que connaissez-vous de la charge de travail d’un Coordonnateur de la révision stratégique des programmes inauguraux de la Division des échanges interdépartementaux?

GUIBERT: J’avoue, rien.

Les trois gestionnaires cochent les cases, même celles correspondant aux questions qu’ils n’ont pas encore posées. Ils accélèrent le rythme jusqu’à atteindre une vitesse folle. Ces gestionnaires doivent être réglementairement sustentés, et comme l’heure du lunch sonnera dans deux minutes trente secondes, ils expédient le boulot.

Ils se lèvent de concert, quittent le V et la salle, disparaissent sans un au revoir à Guibert, qui sort en serrant les poings. Il ignore qu’une faim des plus ennuyeuses jointe à un respect strict des horaires vient de lui valoir un poste au sein de la Compagnie.

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