Comme toutes les petites vieilles

À deux heures trente-trois du matin, un lointain tintement réveille madame Loriot. Rêvait-elle? Est-ce que le bruit provient d’en bas, dans la maison? Madame Loriot s’assied sur le bord du lit, tend le cou, l’oreille et le nez. Un second tintement se fait entendre, mais plus faible, comme étouffé par un coussin ou un vêtement épais.

Madame Loriot soupire. Veuve, septuagénaire seule, elle a été la cible de cinq cambriolages depuis trois ans. Chaque fois, elle est parvenue à se débarrasser des intrus bien avant l’arrivée des policiers. Madame Loriot ne craint pas les voleurs. Vive, elle a la souplesse athlétique d’une gymnaste et la force d’une boxeuse. Elle manie les armes à feu avec une aisance et un sang-froid qui en font une redoutable cible pour des voleurs. Deux des fripons ont été neutralisés d’une simple savate à la tempe. Ils n’ont pas même eu le temps d’avoir peur, encore moins celui de faire ouf. Les trois autres, elle les a mis hors d’état de voler en les gratifiant d’une balle à l’oreille pour l’un, au fémur pour l’autre, à la main droite pour le dernier.

À la voir trottiner toute seule au marché, on prendrait madame Loriot pour une dame timide, faible et craintive. Une parfaite victime. Quand même étonnant qu’après cinq cambriolages manqués, le mot ne se soit pas passé au sein de la communauté des brigands. Malgré ses exploits, on ne lui accorde toujours pas la réputation qui lui sied. À croire qu’on refuse de s’imaginer madame Loriot autrement que comme une vieille vulnérable.

Elle se lève donc, retire un Colt Python de sous le lit, sort de sa chambre à pas de louve, avance sans faire craquer les planches, qu’elle connaît toutes par leurs prénoms, se dirige aux nombreux sons produits par le cambrioleur, respiration haletante, frottement des pieds sur les carreaux, grincement des portes des placards. Madame Loriot tend l’oreille, tout en descendant une à une les marches qui la rapprochent de l’imprudent. Au grincement particulier de la porte du placard dissimulé derrière la salle de lavage, elle sait que l’inconnu a atteint son objectif, le coffre-fort qui contient tous les bijoux de famille, de son arrière-grand-mère à elle-même. Une belle petite fortune.

Madame Loriot sourit. Elle s’imagine l’enivrement du voleur, qui tient entre ses mains l’objet de ses rêves. Peut-être, malgré la tension du moment, ne peut-il pas empêcher son imagination de lui peindre bagnoles et voyages, luxure et griserie.

Madame Loriot observe une légère pause. Elle le laisse s’envoler vers ses chimères les plus folles. Il pourra au moins rapporter cela avec lui, cet instant de grâce, qu’elle lui ravira bientôt.

Le brigand ploie sous le poids du coffre-fort. Le bruit de ses pas est plus net, plus précis, fatal. Madame Loriot l’attend dans l’encoignure d’une porte devant laquelle il devra passer. Le voilà. Il peine, mais on pourrait deviner le sourire béat qui rayonne dans l’obscurité. Lorsqu’il atteint sa hauteur, madame Loriot lui décoche une formidable savate, précise, puissante. Mais le cambrioleur l’évite de justesse en plaçant le coffre-fort devant lui. Madame Loriot aura un bleu sur le talon, assurément. Se voyant surpris, l’hurluberlu, cagoulé, s’élance vers la sortie, déterminé à réussir son exaction. Mais cela est sans compter sur la réputation qu’on devrait donner à madame Loriot. Doucement, elle pointe son Colt, appuie sur la gâchette, atteint l’individu au cou. Il s’écroule, pris de convulsions.

Madame Loriot appelle les services d’urgence, résume la situation. Elle apporte des compresses, allume, se penche sur le malfrat. Elle veut lui retirer sa cagoule, mais comme le sang coule à flots de la blessure au cou, elle y renonce et applique les compresses.

MADAME LORIOT: Ce n’est pas bien de voler les dames seules. Vous voilà bien mal en point.

Le cambrioleur articule quelques mots, mais si faibles que madame Loriot, à l’ouïe pourtant bien fine, doit s’approcher.

CAMBRIOLEUR: Depuis quand as-tu un révolver?

C’est une femme. Madame Loriot ne peut retenir un mouvement de recul. Elle croit la reconnaître.

MADAME LORIOT: Delphie?

DELPHIE: Oui, c’est bien moi. Idiote, tu m’as sérieusement endommagée.

MADAME LORIOT: Voilà une bien drôle de visite, ma fille, après une absence de dix-sept ans, trois mois et quatre jours. La dernière fois, tu t’en souviens, tu étais partie avec l’argenterie.

DELPHIE: Tu ne pourrais pas être une petite vieille comme toutes les petites vieilles! Merde!

Les ambulanciers ont emmené Delphie. Il est loin d’être certain qu’elle s’en sortira. Si elle y parvient, elle devra répondre, non seulement à des accusations d’entrée par effraction et de vol, mais aussi d’une foule d’autres crimes, assaut, fraude, recel.

Au moment d’écrire ces lignes, la mère et la fille ne s’étaient pas revues. Madame Loriot continue de vaquer à ses petites affaires, tranquille, sans faire de vagues. On ne lui accorde toujours pas la réputation qu’elle mérite. 

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