Je me rends à la Place du 29 février pour le spectacle de Canard Bouffon. Dans mon petit sac à dos, j’ai un sandwich, une pomme, une bouteille d’eau et un livre de Drieu de La Rochelle, pour passer le temps pendant que j’attendrai. Car pour avoir une bonne place, faut se pointer de bonne heure. Au moins quatre heures d’avance. Pas de problème. J’ai accroché sur mon sac un tabouret pliant, très compact. C’est simplement une toile tendue entre deux minces armatures d’alu, qui ne fait pas plus de trente centimètres de large par quarante de haut. Ceux, la plupart, qui n’ont pas de tabouret, s’assoient le cul par terre, et salopent leurs fonds de culotte. Pas propre.
Canard Bouffon est en forme aujourd’hui. Plus virulent que jamais. Nous rions en chœur, surtout dans ce numéro où il apparaît coincé dans une chemise tellement brunâtre qu’on la dirait maculée de bouse. Il ridiculise les pauvres, surtout les chômeurs, des sortes de lézards sournois qui ont convaincu le nouveau maire de puiser dans les fonds publics pour leur payer des friandises. Sachant que ce n’est pas bon pour les dents. Canard Bouffon est inimitable. Il pète au visage des porteurs de droits, de tous les droits inimaginables, droit de lire la tête en bas, droit de conduire à reculons, droit de danser au Conseil de ville, droit de promener sa quintessence sur la place publique, et j’en passe!
Nous avons beaucoup applaudi, beaucoup crié, beaucoup demandé de bis. Évidemment, dans l’ambiance électrique, nous sautions sur place. J’avais replié mon tabouret, rangé mon livre, bu mon eau, mangé mon sandwich.
C’est alors que Canard Bouffon nous incite à rendre visite au nouveau maire, pour lui répéter quelques-unes de ses blagues. Ça, c’est du nouveau. Habituellement, à la fin du spectacle, chacun rentre chez soi. Avoir su, j’aurais apporté plus d’eau, et un deuxième sandwich.
Nous étions des centaines, mais le maire refuse de nous recevoir. Même, il nous ferme cavalièrement la porte au nez. Pourtant, l’Hôtel de Ville, c’est un peu l’hôtel de la peuplade, c’est pas un bordel. Celui-là, à ce que clament mes confrères spectateurs ainsi que ma consoeur spectatrice, il y en avait une, se prend pour un prolétaire embourgeoisé. Moi je répète avec eux, parce que ça fait du bien, je sens que je rayonne notoirement. La foule saute et je saute, la foule brait et je brais, la foule pousse et je pousse.
Finalement, elle cède. La porte. Quelle joyeuse pagaille! À nous l’hôtel de la peuplade! Je pénètre à l’intérieur avec mes confrères et ma consoeur, j’ignore où je vais, je fourre mon nez partout, par curiosité. Au second étage, la garde citadine, dans son uniforme typique, lilas avec des pompons fuchsias, nous attend, baïonnette en avant. J’ignore pourquoi, leur simple vue irrite mes confrères des premiers rangs. Aussitôt, un souffle colérique s’insinue jusqu’aux derniers d’entre nous, et sans crier gare, nous balançons les gardes par la fenêtre.
Dans la mêlée, quelques confrères confondent gardes et admirateurs de Canard Bouffon, et je me retrouve, malgré moi et quelques objurgations, défenestré à mon tour. Convenablement, en bas le tas de corps commence à prendre de l’importance, assez pour amortir ma chute. À part un doigt foulé, je m’en sors plutôt bien.
Le retour à l’air frais m’attiédit. Je m’écarte légèrement, de façon à ne pas recevoir un garde sur la tête. Je déplie mon tabouret, je m’assieds, et je profite du spectacle.
Ça se conclut à la brunante. Il était temps. Je commençais à avoir faim.