L’acacia

Un couple de retraités dans une voiture coréenne récente. Scintillante. Il est au volant, endormi, de la salive lui coule gracieusement des lèvres. Elle se réveille, lui allonge un coup de poing dans les côtes. Il sursaute, saisit le volant, déboussolé. Autour d’eux, c’est une nuit étoilée. En haut, sur les deux côtés, en bas.

ABELINE: Gervais! Cornichon! Tu t’es encore endormi au volant! Un jour, tu vas nous tuer!

GERVAIS: Où sommes-nous?

Gervais a beau tenir le volant de ses deux mains, il ignore s’il doit tourner à droite ou à gauche. Il ne voit pas la route, il ne voit rien qui ressemble à la route où ils roulaient le long de la rivière. Là où il y a tant de jolies villas.

GERVAIS: Je suis perdu. Le GPS déconne.

ABELINE: Tu devrais t’arrêter. Je vais appeler ma soeur.

GERVAIS: Les freins ne répondent pas. Abeline, pince-moi.

ABELINE: Fais pas le cornichon. Nous ne sommes pas morts. Si nous étions au paradis, je serais assise à côté de Johnny Hallyday. Tiens, c’est curieux. Je n’ai pas de connexion. Dans quel trou tu nous a encore conduits!

GERVAIS: À première vue, on dirait que nous sommes dans l’espace intergalactique.

ABELINE: Cornichon!

GERVAIS: Baisse ta glace, regarde en bas. Tu trouves ça normal qu’il y ait des étoiles sous la voiture?

ABELINE: Intergalactique? Et on rentre comment nous?

GERVAIS: Nous trouverons bien. Nous avons tout notre temps, nous sommes à la retraite, et la retraite, c’est fait pour découvrir. Découvrons.

ABELINE: Je veux bien, mais la Terre, tu sais où elle est toi?

GERVAIS: Suffit de faire demi-tour. Mais comment… Laisse-moi y penser.

ABELINE: Intergalactique! Je n’aurais jamais deviné que cette voiture nous emmènerait si loin.

GERVAIS: Sont forts les Coréens.

ABELINE: Tu as le manuel du propriétaire? Il y a sûrement des instructions sur les capacités astronomiques de la voiture.

GERVAIS: Il est à la maison. Ça prenait trop de place dans le coffre à gants.

ABELINE: Cornichon. Je parie que tu ne l’as pas lu.

GERVAIS: Si, je l’ai lu. Mais j’ai dû sauter le paragraphe sur les voyages intergalactiques.

ABELINE: Gervais! C’est quoi ça là-bas?

GERVAIS: Un Ford F-150 2018 ou 2019, je ne suis pas certain. Attendons qu’il se rapproche, je te dirai.

ABELINE: Qu’est-ce qu’un pick-up fait ici, dans ce secteur intergalactique!

GERVAIS: Ils ont sans doute les mêmes options que notre voiture.

ABELINE: Il va nous rentrer dedans ou il va s’arrêter? Bouseux! Regarde où tu vas!

GERVAIS: Il ralentit. Il va pouvoir nous renseigner.

ABELINE: Tu lui as vu la tête? Pas normal le type!

GERVAIS: 2019. Le pick-up c’est… 

ABELINE: Un Martien!

GERVAIS: Impossible. T’as vu Mars quelque part? Si on voyait Mars, on pourrait se repérer, avoir une idée de la direction à prendre.

ABELINE: Un monstre!

GERVAIS: C’est vrai qu’avec ces cinq globes plantés là où on retrouve habituellement un cou, ça lui donne un aspect extravagant. Mais faut pas juger les gens sur leur apparence, Abeline. S’il conduit un Ford, c’est peut-être un ancien Terrien, un mutant. On sera fixé, le voilà à notre hauteur.

ABELINE: Ne lui dis pas de connerie. J’ai peur.

GERVAIS: Bonjour monsieur, madame, euh, enfin… vous, vous tous. Nous roulions sur la route des Acacias, où il n’y a jamais eu d’acacias, je crois, quand je me suis endormi, oui, je tombai, pouf, endormi, je m’en excuse tout de suite, l’âge, la fatigue, toujours étant, nous roulâmes, bref, nous voilà perdus, et comme nous ne connaissons pas trop les environs, très joli, faudrait pas penser, oui, même s’il manque un peu de verdure et tout, mais perdus, alors regagner la route des Acacias, ou n’importe quelle route, n’importe où, la Terre quoi, oh peut-être pas la Patagonie, je n’aurai pas assez d’essence pour rentrer.

H3/XA&!: uuuuuuuUuuUuuuuuUUUUUUUUUuuuuuu

GERVAIS: U?

H3/XA&!: uuUUuU

GERVAIS: Moi, Gervais. Moi, perdu, uu. Toi, uUu?

H3/XA&! saisit un appareil oblong sur le siège passager, le place au-dessus de ses têtes où il se maintient en apesanteur. Soudain, tout H3/XA&! devient rose, et l’éclat irradie l’espace autour des deux véhicules.

H3/XA&!: Voilà. Mon traducteur. Il m’aide à communiquer avec les illettrés.

ABELINE: Monsieur! Madame! Vous! Nous ne sommes pas illettrées, enfin, Gervais un peu, mais moi! J’ai trois cent dix-sept livres des Éditions Harlequin, et j’en ai lu deux cent quatre-vingt-dix-sept! Oui monsieur! Oui madame! Oui vous!

GERVAIS: Ça n’a pas d’importance, Abeline. Notre ami n’a pas voulu t’insulter. N’est-ce pas? Nous sommes perdus, comme je le précédemment disais, et nous humblement implorerions vos grâces pour nous vaillamment remettre en chemin terrestre.

H3/XA&!: Vous voulez retourner sur Terre?

GERVAIS: Voilà. Disons-le tout court, c’est ce que nous désirons.

H3/XA&!: Vous n’avez pas de pick-up? Nous ne prenons que les pick-up. Votre bagnole, elle ne me plaît pas. Je ne peux rien pour vous.

GERVAIS: Qu’à cela ne tienne, sitôt de retour à la maison, je cours chez le concessionnaire, j’achète un pick-up, et je vous l’expédie. Marché?

ABELINE: Gervais! Nous n’avons pas les moyens! Si nous vivons encore vingt ans, nous aurons besoin de cet argent!

GERVAIS: Tu veux finir ici, intergalactiquement perdus? Qu’allons-nous manger? Qu’allons-nous boire? C’est un pick-up ou la vie. Nous en sommes là, Abeline. Ne pleure pas, Abeline. Je vendrai ma collection de boutons anciens.

H3/XA&!: Dans ces conditions fort hypothétiques, ce sera deux pick-up. À prendre ou à laisser.

GERVAIS: Je vendrai ma collection de lunettes.

ABELINE: Au moins, ça débarrassera la pièce du devant, où je pourrai installer un boudoir. J’en rêve depuis si longtemps!

GERVAIS: D’accord. Deux pick-up. Une couleur en particulier, où ça ne vous importe pas?

H3/XA&!: Un rouge et un noir. Avec des marchepieds chromés, une caisse de huit pieds, un 6.4 litres, Limited, bien entendu.

GERVAIS: Bien entendu. Je note tout. Je n’y connais rien, mais je sens que ma collection de jetons de casinos va y passer, et peut-être même ma collection de sous-vêtements de la Renaissance.

ABELINE: Tant mieux. Je pourrai installer une bibliothèque dans le boudoir.

H3/XA&!: Je vous inviterais bien à la maison pour prendre un verre, mais vos corps prédécomposés ne supporteront pas le voyage. C’est vraiment très loin. Approchez-vous. Vous aussi madame. Voilà.

GERVAIS: Qu’avez-vous fait? C’est quoi cette lueur rose sur ma peau?

H3/XA&!: Notre entente. Vous achetez les deux pick-up, vous les apportez exactement là où je vous déposerai, route des Acacias, et ces lueurs roses disparaîtront.

GERVAIS: D’accord.

ABELINE: Que se passera-t-il si nous ne vous fournissons pas les pick-up?

H3/XA&!: Vous serez réexpédiés ici. Instantanément. Éternellement. Enfin, jusqu’à ce que vos corps cessent de se décomposer.

ABELINE: Oh!

GERVAIS: Nous sommes prêts, allons-y!

H3/XA&!: Vous y êtes déjà.

Gervais se réveille, tapote les joues d’Abeline, endormie. De la salive lui coule gracieusement des lèvres.

GERVAIS: Abeline! Nous sommes de retour!

ABELINE: Où suis-je?

GERVAIS: Route des Acacias. Nous étions dans l’espace intergalactique. Vite, achetons ces deux pick-up, et profitons de la vie!

ABELINE: Intergalactique? Ça va, Gervais? Cornichon!

GERVAIS: Tu as oublié, déjà?

ABELINE: Dans mon rêve, il y avait un monstre.

GERVAIS: Ces marques roses sur nos bras, elles nous projetteront dans l’espace intergalactique!

ABELINE: Tu entends ces cris. Qu’est-ce que c’est?

GERVAIS: Des gens, en bas. Regarde.

ABELINE: En bas?

GERVAIS: Le con! Il nous a fait atterrir dans un arbre.

ABELINE: Un acacia.

GERVAIS: Comment peut-il y avoir un acacia dans ce pays! Jamais entendu parler d’acacias par ici. Route des Acacias, je veux bien, mais de véritables acacias? Ça, pour une chose invraisemblable! Je n’y crois pas!

Traitement en cours…
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