À la librairie, il n’y a plus de libraires. Il y a des vendeurs de jouets, de sucreries, de fantastiques babioles électroniques. Il y a des rangeurs, des dérangeurs, des arrangeurs. Mais des libraires, il n’y en a plus, depuis longtemps. Alors quand on est légèrement idiot, absolument pas renseigné, pour tout dire égaré, comme moi, le choix d’un livre harasse. Il faut bien commencer quelque part. Je saisis un des vendeurs au passage. Facile à reconnaître, ils portent tous la même chemise bleue à motifs jaunes, avec leurs prénoms inscrits sur le coeur. Quel livre conseillez-vous, pas vous, personnellement, mais en tenant compte de l’intérêt des lecteurs, des critiques des critiques, vous savez ces gens qui font le trafic. Celui-là? Oui, un beau livre. Reliure solide, papier de qualité, qui ne jaunira pas trop vite, couverture sobre, comme je les aime. Mais dedans, vous savez ce qu’il y a dedans? Un roman. Ah bon, ils en font encore, des romans? Un roman qui raconte l’enquête d’un policier, mais qui n’est pas un roman policier parce que c’est un roman littéraire. Littéraire? Oui, voyez, nous l’avons rangé, classé, parqué dans la section littérature. Ça dit tout. Vous savez, ça pourrait m’intéresser, un roman policier littéraire qui n’est pas un roman policier! Prenez-le, achetez-le, la caisse est au bout de cette rangée. D’accord, je veux bien, mais vous en savez plus, sur ce livre unique, si bien relié? L’enquêteur, il a des valeurs, beaucoup de valeurs. Il veut qu’on protège les enfants, les commerçants, les éléphants. Une âme généreuse, voyez-vous. Lisez, vous aimerez. Vous croyez? Ça me rappelle un truc que j’ai lu quand j’avais quinze ans, il y a plus de quatre-vingt-deux ans. Vous demandez combien pour un livre comme ça? Trente dollars, quatre-vingt-quinze sous. Oh, je ne crois pas en avoir autant dans mon portefeuille. Vous n’auriez pas un journal, ça fera bien l’affaire, vous ne pensez pas? Dans les journaux, il y a plusieurs histoires, et c’est moins cher.
Archives de l’étiquette : lecture
Solitude injuste
Les deux chiens devisent hardiment pendant que leurs maîtres ne parlent que de leurs chiens, de leurs pedigrees, de leurs nourritures, de leurs soins.
BARON: Mon maître est amoureux de ta maîtresse, mais il est trop con, il ne lui parlera que de moi, jusqu’à la fin des temps.
HOMER: Ma maîtresse sait que ton maître est amoureux, et comme c’est un homme qui ne parlera jamais que de toi tant qu’elle ne lui parlera pas de lui, elle préfère qu’il ne parle que de toi, parce qu’un homme qui ne parlera que de toi maintenant l’assommera dans trois ans si elle lui ouvrait les bras.
BARON: Ce n’est pas de la timidité, c’est de la pusillanimité.
HOMER: Ça se sent. Il pue la pusillanimité.
BARON: C’est son odeur. Partout. Jusque sur les croquettes qu’il me sert. Parfois, j’en ai la nausée.
HOMER: Mon pauvre. Tu n’a jamais pensé à fuguer?
BARON: J’ai fugué cinq fois. La première, la voisine m’a reconnu et ramené. La deuxième, il m’a récupéré à la fourrière. La troisième, il m’a retrouvé. La quatrième, une voiture m’a heurté et cassé une patte. La cinquième, on m’a retrouvé grâce à la puce qu’il a placée sur ma médaille. Là, tu vois? Impossible de m’en défaire.
HOMER: Ce n’est pas une vie.
BARON: Je me traînerai dans cette existence, jusqu’au jour où je suffoquerai. On me retrouvera crevé sur mon tapis, sans comprendre mon calvaire.
HOMER: Entre la puanteur et la mort, la marche est haute mon cher.
BARON: Je sais. Ça adoucit la douleur de s’en plaindre au premier venu. Tu le vois, là, mon maître voudrait bien bredouiller de véritables mots à ta maîtresse, mais il n’y parvient pas, il sait qu’il n’y parviendra pas.
HOMER: Il est piégé.
BARON: Il sait qu’il n’y parviendra pas, mais il ne trouve pas le courage de partir. Ta maîtresse va bien finir par lui tourner le dos.
HOMER: Ce serait divertissant. Elle tire sur ma laisse, imperceptiblement. C’est le signe. Nous partirons bientôt.
BARON: Je ne te reverrai jamais. Chaque fois que mon maître apercevra ta maîtresse au loin, il m’entraînera dans la direction opposée. Sale poltron!
HOMER: Sans cette puanteur, je te le dis, ils étaient faits pour vivre ensemble. Au moins une bonne douzaine d’années.
BARON: Nous finirons avec une malodorante. Ce sera le bouquet.
HOMER: Adieu. Tu vois, ma maîtresse met les voiles sans un mot, sans attendre que ton maître termine son interminable phrase sur les chiens de ton espèce.
BARON: Ce ne sont pas des paroles, ce ne sont que des modulations dispersées dans le vaste univers parmi des millions d’autres modulations.
HOMER: Courage!
BARON: Ces émanations!
HOMER: …
BARON: Me voilà bien seul d’une solitude injuste. Cruel châtiment de mon maître indigne!
Un goût acide sur les lèvres
Lucienne a besoin d’argent, de beaucoup d’argent. Parce qu’elle le dépense, parce qu’elle doit le dépenser. Autrefois Lucienne a cru que ça y était, qu’elle franchirait enfin la porte qui la mènerait tout droit au grand amour, mais comme elle a menti sur son âge, ses parents, ses arrières-grands-parents, ses antécédents, ses enfants, la couleur de ses cheveux, la quantité de ses kilos, la nature de ses obsessions, la hauteur du plafond dans sa cuisine, la consistance de sa sauce tomate, la profondeur de son gouffre, le nombre de pages de son livre de chevet, l’harmonie de son ameublement, l’année de sa voiture, l’odeur de son gel de douche, l’amour lui a claqué la porte au nez. Il lui est resté sur la lèvre un goût acide, qui depuis n’a pas cessé de lui transpercer l’esprit.
Faute d’amour, elle demande de l’argent. À tous, à commencer par les dix pères de ses dix enfants. Chaque fois que l’un d’eux part, elle plaide des circonstances aggravantes, inventées de toutes pièces, et chaque fois le juge lui donne raison. Lucienne a su développer à l’excès son génie de la fabulation.
Au premier enfant, elle a demandé au juge de hausser la pension de dix pour cent, parce que le môme avait des cheveux roses, ce qu’elle n’a pas eu à prouver, malgré les protestations paternelles. Le juge lui a accordé vingt pour cent de plus, ulcéré par les prétentions de la partie adverse.
Au deuxième enfant, elle a réclamé trente pour cent de plus, parce que le rejeton était aussi laid que le père. Le juge, que le visage de l’homme en question répugnait, a tout accordé.
Aux troisième, quatrième, cinquième, sixième enfants, elle a réclamé cinquante pour cent de plus, parce que les gamins étaient verdâtre, bleuâtre, jaunâtre, violettâtre. Évidemment, sans surprise, les juges ont tranché en sa faveur. À ce point, Lucienne savait si bien convaincre, qu’elle aurait pu vendre de la poésie à des policiers.
Aux septième, huitième, neuvième enfants, Lucienne a haussé la mise. Elle a pris le risque de demander quatre-vingts pour cent de plus que la pension de base. Elle savait qu’elle visait haut, mais en femme d’ambition, elle a foncé. Au départ, les juges étaient perplexes. Quatre-vingts pour cent, c’est quand même toute une somme qui assurément appauvrirait le débiteur. Mais Lucienne a fait valoir que ces enfants étaient parachutiste, affairiste, cithariste, toutes activités qui, comme chacun sait, coûtent les yeux de la tête. Les juges, dans ces trois causes, ont réfléchi pendant trente-sept, trente-deux, trente-huit minutes avant de donner raison à Lucienne.
Au dixième enfant, forte de ses succès précédents, Lucienne a carrément suggéré qu’on lui verse le double de la pension de base. Cet enfant, a-t-elle plaidé, a les yeux de son père. Elle doit suivre une thérapie hors de prix pour ne plus voir en lui l’être immonde dont elle vient, après d’immenses bouleversements, de se séparer. Le père a bien tenté de défendre ses mœurs, mais à entendre sa voix nasillarde, le juge, qui avait trop bu, comme d’habitude, a rapidement donné raison à Lucienne, qui est sortie du palais de justice en chantant l’Internationale, dont elle ne connaît pas les paroles.
Ce don unique pour le mensonge de qualité, Lucienne a su le transmettre à ses rejetons. Et bientôt les années passent. Les gamins deviennent de réels adultes, fiers héritiers des talents maternels. Chaque année, pendant dix ans, ces enfants défilent devant les juges pour réclamer, avec succès, une pension de leur mère au moins trois fois supérieure à la norme.
Ruinée et seule, Lucienne parcourt le monde en mentant à tous pour obtenir quelques vêtements, un repas. Ses enfants, qui ont rapidement épuisé la source première de leurs revenus, la suivent de quelques dizaines de kilomètres à peine. Et aucun, la mère comme la progéniture, n’est jamais parvenu à se débarrasser d’un goût acide sur les lèvres.
Funeste tango
Nous écoutions Loreena McKennitt depuis une semaine dans un petit appartement de la rue Laurier, avec un golden retriever fraternel. J’ai abouti là parce que je lui ai posé une question, dans un bar. Comme elle m’a répondu, évidemment je suis tombé amoureux.
Abruptement, j’ai oublié que j’avais un emploi, une femme, des amis, trois chats et beaucoup de dettes. Amnésie globale, disparition de mon existence, réincarnation. Nous ne sortions que pour promener le golden, courte promenade entre le parc à chiens et l’appartement. Nous ne croisions jamais personne, du moins, je ne crois pas.
À la fin de la semaine, le frigo était vide, nous avions faim. Nous nous sommes soudain rappelé ce monde autour de l’appartement, ce monde où il nous fallait plonger pour survivre. Comme tous les mammifères, nous sommes sortis pour nous sustenter. Nous aurions pu choisir le premier restaurant rencontré, et cela aurait mieux valu, mais nous nous sommes mis en quête du seul établissement en mesure d’accueillir notre particularité. Notre ardente folie.
Rue Saint-Hubert jusqu’à Mont-Royal, mon foie se crispe à l’évoquer, puis Saint-Denis jusqu’à la rue Roy. Il y avait là un resto discret, simple, qui nous a tout de suite reconnus. Plus de cent mètres avant d’arriver, nous l’entendions nous appeler, nous prier de marcher jusque là, d’entrer, de nous asseoir. Je l’entendais, elle l’entendait. Après la semaine que nous avions vécus, rien ne nous étonnait, qu’un resto nous hèle ne nous paraissait pas incongru, au contraire, nous attendions cela depuis notre premier pas hors de l’appartement.
Une fois à l’intérieur, assis à une table au beau milieu de la salle, le resto s’est tenu coi. Autour, la clientèle ressemblait à de la clientèle. Ça buvait, ça mangeait, ça bavardait. Nous avons bu, nous avons mangé, mais j’ignore si nous avons bavardé. Je ne crois pas. Notre présence avait l’intensité et la fragilité de l’inspiration. Si j’avais parlé, à ce moment, je crois que je lui aurais dit que j’avais appris à respirer, et qu’avec ou sans elle, ma vie déborderait dorénavant sous le règne de la joyeuse instabilité.
Subitement, la clientèle s’est tue. Toute tue. Cela nous a ramenés à eux, nous les avons observés se lever, déplacer les tables et les chaises qu’ils empilaient dans un recoin de la salle. En moins de trois minutes, les tables étaient débarrassées, empilées, et tout autour de nous il n’y avait plus qu’un grand espace vide.
Aussitôt, la Cumparsita a empli l’espace, et hommes et hommes et hommes et femmes et femmes et femmes se sont élancés, grands gestes et passion, délicatesse et brutalité. Les cheveux longs des têtes renversées frôlaient nos bisques, les coups de talons effleuraient nos coupes.
Nous poursuivions indolemment notre repas, seuls assis au milieu de la salle avec ces corps agiles emplissant tout l’espace d’étonnantes arabesques. Elle terminait son dessert quand je lui ai caressé la main. Son regard vitreux reflétait les corps des danseurs, mais je ne l’y voyais plus, elle.
Au rythme de la musique, les milongueras et les milongueros nous frôlaient de plus en plus, jusqu’à nous heurter carrément dans le dos, sur les bras, partout. Sans crier gare, et toujours au rythme du tango, ils nous ont séparés, bâillonnés et je me suis vite retrouvé avec une cagoule de toile sur la tête. Je ne la voyais plus, je ne l’entendais plus, je ne la sentais plus.
Je me suis réveillé deux jours plus tard à la campagne. Seul, affamé. J’ai marché jusqu’à la route, j’ai volé des pommes et j’ai marché encore. Un fermier qui passait par là a accepté de me raccompagner jusqu’à la limite de la ville. Je me suis traînée jusqu’à la rue Laurier, mais quand elle a ouvert la porte de son appartement, je l’ai à peine reconnue. Elle ne se souvenait absolument pas de moi. Inquiétée par ma tenue débraillée, crasseuse et puante, elle a même menacé d’appeler les flics.
Je n’ai jamais retrouvé mon appartement, ma femme, mes amis, mes chats, mes dettes et mon emploi. Je n’ai jamais retrouvé mon nom, mais je me souviens de cette semaine-là, et j’écoute en boucle Loreena McKennitt.
J’aurais dû apporter un livre en Patagonie
Je suis tombé de la terre. Je marchais, je voyageais, je complétais, comme on dit, un tour du monde. Jamais entendu qu’on pouvait tomber de la terre. Jamais. Alors quand je me suis enfoncé dans le désert de Patagonie, je n’ai pris aucune précaution, j’ai marché à découvert, confiant comme un môme dans les bras de sa mère. Nous étions dix, mais à un certain moment, comme les autres se reposaient j’ai exploré seul les alentours sur peut-être un kilomètre. Une brise m’a effleuré la joue, et cela a suffi pour me faire tomber, exactement comme un grain de sable tomberait d’un ballon, si on le retournait. Comme il n’y avait pas le moindre arbre auquel m’accrocher, j’ai culbuté dans l’espace interplanétaire.
À ce que je sache, personne d’autre n’est tombé. Depuis le début de ma chute, il n’y a rien autour de moi. Alors, ne me demandez pas d’expliquer ce qui m’arrive, je ne le pourrais pas plus que vous. Quelques scientifiques dans quelques observatoires top secret possèdent peut-être la clef de l’énigme, mais je ne compte pas sur eux pour me rattraper.
Normalement, dès qu’on quitte l’atmosphère, on se retrouve sans air, on crève. Pas moi. Au contraire, pendant ma dégringolade, pour passer le temps je gueule une chanson de Metallica et j’écris. Donc je vis. Mon baccalauréat en sciences humaines ne me permet pas d’avancer une hypothèse qui se tienne, mais je dirais que j’ai pénétré dans une trouée, une zone pas plus grande que la circonférence de mon corps où l’attraction terrestre et les autres règles de l’univers ne s’appliquent pas, pour une seconde, pour une fraction de seconde.
Ici, tout est noir. Je vois encore la terre, mais je ne distingue plus les continents. Elle me semble si dérisoire, moi qui ai mis deux ans à la parcourir dans tous les sens. Ah, si je pouvais parler à cette Bostonnaise qui m’a chipé mon portefeuille à Bornéo, au lieu de la dénoncer je lui offrirais mon portable, mes vêtements, même mon cahier de notes. Et moi qui avais peur, quand un grand Russe a surgi devant moi, fusil en bandoulière, dans les montagnes de Mongolie! Avoir su! Avoir su, je serais resté chez moi, et j’aurais ri du matin au soir. Rien que ça. Rire, toujours rire, surtout quand mes voisins sortent du placard leurs têtes d’enterrement.
Maintenant, j’ai plutôt l’air con. Mon état actuel me fait marrer, il n’y a pas de doute, mais peut-on encore rire quand il n’y a plus personne autour de soi? Voyez la scène, si on m’interrogeait. Votre occupation Monsieur? Tombeur. Je tombe, c’est tout ce que je fais. Burlesque. Habituellement, lorsqu’on tombe, ça finit toujours par faire paf. Qu’on tombe d’un meuble ou d’un immeuble, ça se conclut par un paf plus ou moins brutal, et toujours assez rapidement. Qui prend des notes lorsqu’il tombe? Personne. Tandis que moi, j’ai tout mon temps pour scribouiller et surtout, ça ne fait pas paf.
Du moins pas encore. J’ai vu passer quelques planètes, Mars, Jupiter, Saturne, et chaque fois, un frisson m’a parcouru l’échine. À chacune d’entre elles, je pressentais le paf final. Car tomber de si haut, ça ne manquera pas de faire mal, très très mal. Ça fera peut-être tellement mal que je ne sentirai rien, je serai pulvérisé instantanément, et mon petit voyage se terminera en queue de poisson, loin de chez moi.
Je dois filer à une bonne vitesse, parce que de la Patagonie à Saturne, c’est toute une trotte! Ce doit être ma trouée. Explication sans doute débile, mais puisque je n’ai personne avec qui la partager, personne ne la contredira. Faut bien que j’interprète cette charmante culbute.
Je n’ai ni faim, ni soif, ni envie de pipi. Le temps est long, à chuter.
Salut Uranus! Long time no see! Quel idiot. S’il y avait des Uranusiens, rien n’indique qu’ils comprendraient l’anglais. Pas parce que la Nasa diffuse du rock n’roll partout dans l’univers qu’ils le captent, et peut-être qu’ils détestent le rock n’roll et préfèrent la polka.
Tiens, Neptune. Mon père possédait un hors-bord Neptune.
Je chute.
Je chute encore.
Je devrais me forcer à noter, tout noter. Mais je me lasse.
Ce cahier. J’avais oublié ce cahier. Depuis combien d’années? Depuis combien de siècles est-ce que je chute?
Je ne vieillis pas. Je n’ai besoin de rien.
Pas de regrets, pas d’espérance, pas de larmes.
J’aurais dû apporter un livre en Patagonie, n’importe lequel. J’aurais pu le lire et le relire quelques milliers de fois. Je peux toujours écrire des contes, des thèses, des blagues, des traités. J’attendrai de les oublier. Puis je les relirai. Ça passera le temps.
Vacances multicolores
Un aérogare. Un jeune homme rond. Vêtements fluorescents. Ou presque.
Amélien: Maman! Maman! Maman!
Sa voie domine tous les bruits.
Amélien: Papa! Papa! Papa!
Il hurle, livré à son allégresse. S’avancent vers lui un vingtenaire, et loin derrière, un sexagénaire, une sexagénaire.
Cléandre: Amélien! Amélien! Amélien! Comment vas-tu? Tu tu?
La mère: Mon petit, tout petit petit petit, beau petit Amélien!
Amélien: J’avais trop trop trop besoin de te voir Cléandre! Quelles emmerdes, merdes, merdes, j’ai eues! Néanmoins! Néanmoins!
Cléandre: T’es fringué comme une star, mon petit petit frérot! Ces couleurs, ça flashe!T’es magnifique!
Tous en choeur: C’est si bon de se revoir! Si bon! Si bon bon bon bon!
La famille réunie se transporte au chalet loué pour trois semaines. Pas loin de la mer. Pas loin du tout du tout.
D’ailleurs les y voilà, à la mer. Les parents se promènent à la façon des vieux couples, Cléandre et Amélien batifolent dans les vagues. Ils affrontent les puissantes vagues. Se plantent les pieds dans le sable, se penchent en avant, attendent le choc, bravement. Seul Cléandre reste debout. Un ballon multicolore roule sur la plage. Amélien. La mère s’inquiète pour son fils, le père rassure la mère.
Amélien: J’ai faim.
La famille remonte vers la terrasse d’un restaurant, quand Cléandre, soudain conscient de son prochain et de sa prochaine, suit des yeux une jeune femme accompagnée par sa mère.
Cléandre: Je regarde cette dernière vague!
Amélien n’y croit pas. Il bondit, entre Cléandre et la mer, entre Cléandre et les deux femmes.
Amélien: Allez allez! C’est pas l’temps d’mater les nanas! Nano nani nanon nana! J’ai faim faim faim! J’vais m’sentir mal si ça continue. Oh la li! Oh la lon!
La vague s’empare de la jeune femme, qui pousse un cri de moineau. Ses bras, ses cheveux disparaissent dans l’écume, puis une jambe apparaît, un bout de son maillot jaune, un bras, que l’écume avale à nouveau. La vague se retire, mais la femme ne se relève pas. L’autre femme accourt, trébuche, s’affale de tout son long dans vingt centimètres d’eau. Vif comme une hirondelle, Cléandre contourne Amélien et détale.
Amélien: Cléandre! Laisse-la, la la! Laisse…
Cléandre offre son bras à la jeune femme, jolie jeune femme, qu’il remet sur pieds. Légèrement blessée à la cheville gauche. Elle survivra.
Michelle: Merci monsieur.
Accent américain. Elle s’allonge sur une serviette de plage, il s’accorde les secondes nécessaires à la découverte de celle qu’il vient de tirer de la mer. Jolis nez joue front bras jambes orteils ongles chevilles. Tout, quoi.
Cléandre: Votre cheville, ça ira?
Michelle: Moi c’est Michelle, et ma tante, Jill.
Jill: Thank you so much, young man, thank you.
Cléandre: Cléandre, tout à vous.
Lendemain midi. Amélien grogne. Les Américaines mangent des moules, à quelques tables d’eux. Cléandre suit le regard de son frère. Oh oh oh. Les Américaines! Amélien serre les poings.
Amélien: Encore l’Américaine! T’as vu comme soudainement elle ne boîte plus?
Cléandre: Elle est assise.
Amélien: Où vas-tu?
Cléandre invite les deux femmes à se joindre à eux. Exclamations de joies, le sauveur et la sauvée se font la bise, on boit. Amélien boit en silence, la mère est polie, le père, archiviste de la famille, filme la scène. On se quitte dans les éclats de rire des deux Américaines, du père, de Cléandre.
Cléandre: Elle m’a donné rendez-vous demain après-midi! J’adore les Américaines!
Le lendemain, Amélien, drapé d’un pyjama multicolore, souffre d’un horrible mal de tête, chuchote tellement c’est douloureux. Chacun mange de bon appétit, sauf Amélien, qui trouve l’huile d’olive trop parfumée, les tomates pas assez mûres, le fromage trop fait, la laitue pas assez verte, le vin trop rouge, le ciel trop haut. Bien trop haut.
Cléandre, l’homme au rendez-vous avec une charmante Américaine au joli nez, se lève, s’apprête à partir. Amélien oublie son mal de tête et explose.
Amélien: Pourquoi ne pas remettre ce rendez-vous à demain? Tu as son numéro, suffit de l’appeler.
Bisous à tous, Cléandre recommande à son frère de bien se soigner. Une semaine plus tard, Cléandre a eu bien des rendez-vous avec l’Américaine. Tant mieux pour eux. À l’heure de l’apéro, ce jour-là, la famille attendait Cléandre. Il a promis. Le père, la mère, Amélien s’installent à la terrasse, attendent donc. Leurs verres reposent sur la table, intacts. Les glaçons fondent. Soudain, le père les aperçoit, Cléandre et les deux Américaines, qui approchent, pieds nus dans le sable.
Amélien: J’croyais que c’était un apéro en famille. On est jamais en famille.
La mère: Mon petit Amélien… S’il nous faut en passer par là pour avoir Cléandre avec nous…
Le père sourit aux deux femmes qui s’approchent. Politesse des uns, rire des autres.
Le père: À la vôtre.
Au fil des jours, l’esprit léger des vacances revient. Puisque ce sont les vacances, non? Cléandre et Michelle ne se quittent plus, mais ce soir, ils ont convaincu Amélien de les accompagner en boîte. Hourra, se dit la famille. Hourra hourra hourra.
La boîte est bondée, brûlante. Michelle et Cléandre volent vers la piste. Mais où est Amélien? Soudain, il apparaît au milieu de la piste, où il se démène avant tant d’aisance que ses kilos s’envolent. Ça danse et ça boit.
Michelle: Où as-tu appris à danser comme ça?
Amélien: Dans mon lit. J’ai rêvé que je savais danser, et ça y était!
Michelle: Tu es formidable, Amélien!
Amélien: Toi aussi, Michelle!
On se réjouit de ces nouvelles et bonnes dispositions, on boit davantage, peut-être un peu trop en ce qui concerne Cléandre. Étourdi par l’alcool, il s’assied au bar, les observe, heureux. Michelle lui propose de rentrer, mais non non non, pas vous, il veut qu’ils restent, qu’ils s’éclatent et c’est fantastique. Bises, à demain, et Amélien et Michelle tournoient sur la piste, jusqu’au tout petit petit matin. Au retour, Amélien lui tend le bras, et ensemble, sous les pins géants puis sur le pont, ils chancellent, Michelle s’accroche au garde-fou, se penche au-dessus du canal, et violemment, d’une seule secousse, elle vomit.
Amélien: Dégueulasse.
Amélien, le visage fatigué, les joues pendantes, la saisit, la soulève, la fait basculer dans le canal. Plouf. Elle laisse échapper un petit cri de surprise, et disparaît. Amélien rentre à pied, quitte Hossegor à pied, et s’engage sur la route du gîte. Il marche lentement, s’use les chaussures, se fatigue, ralentit. Des phares, une voiture. Il déboule dans le fossé, rampe jusque derrière les buissons. Ça y est, c’est commencé, la fuite, la grosse peur bleu blanc rouge.
Au chalet, la grille du domaine est fermée. Le chien aboie, le propriétaire râle, Aurélien ment.
Amélien: J’ai fais une petite promenade, je suis tombé.
Le propriétaire fronce les sourcils et hoche la tête. Amélien file jusqu’au chalet, jusqu’à sa chambre. Il remarque l’absence de Cléandre, qui dort probablement dans le lit de Michelle. Après s’être frotté, lavé, changé, parfumé, coiffé, Amélien cogne deux coups à la porte de ses parents.
Amélien: Maman, c’est moi, Amélien.
La mère: J’arrive mon chou.
Ils se font la bise, elle se verse un verre d’eau, ajuste sa robe de chambre.
La mère: C’était bien votre soirée?
Amélien: J’ai tué Michelle.
Elle boit, puis replace délicatement son verre sur le comptoir. Les mains sur les hanches, elle jette un coup d’œil à la chambre de Cléandre. Amélien s’assied à table, pendant que maman lui prépare une tartine à la confiture.
Une heure plus tard, Cléandre apparaît dans l’embrasure de la porte. Vêtements de la veille, froissés, mous. Il sourit, fraîchement rasé, l’œil brillant, le teint rose. Amélien, maman et papa se lèvent, lui font la bise. Sur la table, des croissants, une baguette, des oranges, des raisins, un melon, des fraises, du chocolat et du café. Mais Cléandre remarque plutôt trois valises qui s’alignent, pansues, le long du mur. La mère avale goulûment une fraise bien rouge, juteuse à souhait.
La mère: Je veux voir plus de pays! J’ai la bougeotte!
Puisqu’on ne se cache rien dans une famille si unie, ni ni, la mère raconte le meurtre à tous, tous tous, y compris Cléandre. Le père charge les bagages dans le coffre, Amélien lit Paris Match, Cléandre bougonne. Pas content.
Le père: C’est vrai qu’elle était pas mal… Des histoires comme ça, ça agrémente les vacances, je te l’accorde! Faut pas lui en vouloir, ton frère, il a le cœur sur la main.
Cléandre: S’il allait au commissariat?
La mère lui prend la main, tendrement. Elle l’embrasse, le pousse dans la voiture.
La mère: Mon chou, n’en parlons plus, n’en parlons plus, plus plus plus. Et toi Amélien, grouille-toi mon grand, nous partons mon amour mour mour.
Il roulent, roulent, roulent, à se perdre dans la nuit. Mais qui se perd dans la nuit? Les vêtements fluorescents, ou presque, d’Amélien attirent les regards. Ils descendent dans une auberge. Pour dîner: un immense plat de pâtes, une truite obèse, qui plonge presque entière dans l’estomac d’Amélien. Quelques minutes plus tard, il somnole sur sa chaise, sous le regard émerveillé de maman, qui lui tapote la main, petite main main. Elle lui tapote toujours la main lorsque dix policiers font irruption dans la salle à manger quasi vide, bloquent les issues, et les mettent en joue. Le père, la mère et Cléandre posent leurs couverts. Amélien ressuscite. Une violente secousse l’ébranle et il bascule sous la table, où il se retrouve sur le dos, pris en serre entre le pied et le mur. Incapable de se relever, il s’agite comme un possédé, oh la la, il hurle je me suis cassé le corps, je me suis cassé le corps, corps corps. Effrayés, les policiers dégainent et lui ordonnent de se rendre. Tout se passe très vite. Amélien, redouble d’intensité, à la fois dans les mouvements et dans les cris. Les policiers reculent, se mettent à l’abri derrière le comptoir, ouvrent le feu. Leurs balles pénètrent dans la chair, s’y perdent, et il en faut une douzaine avant que ne cesse le braillement. Puis c’est l’anarchie, chie chie chie, qui s’installe. La mère, folle de douleur, en se précipitant vers le cadavre fait voler les chaises, renverse les tables, sourde aux ordres des policiers. Une seule balle l’achève. Elle s’écroule loin d’Amélien, la tête dans un plat de pâtes. Constatant cette abrupte réduction de la cellule familiale, papa s’insurge, mentalement, réclame justice, de la même manière, et plante les deux bras au ciel, statuesque. Et Cléandre? Cléandre baisse les paupières, regarde Amélien et murmure: comment vas-tu? Tu tu!
Michel Michel est l’auteur de Dila
On fait quoi maintenant?
À l’école, Théroude était dernier en tout, mais les enseignants l’aimaient bien parce qu’il restait volontiers pour classer les livres dans la bibliothèque. Un matin, on l’a retrouvé endormi dans la bibliothèque. Il avait passé la nuit à compter un à un tous les livres sur tous les rayons.
Adulte, Théroude a été embauché par une société qui possédait plusieurs commerces dans le pays. Sa seule et unique tâche: faire les inventaires de chacun des commerces. Il y en avait tant, que cela l’occupait pour un bon six mois. Le reste du temps, il chômait.
Durant ses longs congés forcés, Théroude comptait tout ce qui s’offrait à lui: le nombre de grains de riz dans un sac de un kilogramme, le nombre de brins d’herbe dans un mètre carré de gazon, le nombre de feuilles dans un peuplier, le nombre de grains de sable dans un sceau contenant dix centimètres cubes. Il comptait tout ce qui se présentait sous ses yeux, et il inscrivait les chiffres dans un grand cahier qu’il gardait précieusement entre le matelas et le sommier.
Un jour, Théroude a connu l’amour. Mais dès le deuxième jour, n’y tenant plus, il s’est mis à compter le nombre de cheveux sur la tête de sa bien-aimée. Elle a cru qu’il plaisantait, jusqu’à ce qu’elle réalise qu’il souhaitait réellement, plus que tout, savoir combien de jolis cheveux blonds poussaient sur sa tête. Outrée, elle s’est enfoncé un chapeau jusqu’aux oreilles, et n’a plus jamais paru devant lui.
Cet échec a profondément blessé Théroude, qui dès lors n’a plus nourri qu’un seul dessein, celui de trouver une tête qui accepterait qu’on lui compte les cheveux. Sans le sou, il ne pouvait espérer payer quelqu’un pour se soumettre à ce type d’inventaire. Que faire?
Après plusieurs refus et de nombreux regards méchants, tant du côté des femmes que des hommes, Théroude s’est résigné à s’adresser aux défunts. Sans réfléchir, mû par le seul élan de sa passion, le voilà qu’il subtilise un corps à la morgue municipale. Moins d’une heure après, alors qu’il peinait à transporter son butin dans les ruelles et les rues sombres, deux policiers l’ont terrassé, menotté, arrêté. Le juge l’a condamné à six mois de prison pour outrage à un cadavre, et son patron l’a congédié pour perte de confiance.
Après avoir compté ses pas dans sa petite cellule, Théroude s’est retrouvé libre, mais loin d’être libéré de son envie capillaire. Comment faire?
Tenter de voler un nouveau cadavre lui paraissait trop risqué. L’idée de tuer pour se doter de son propre cadavre ne lui plaisait pas. Théroude distinguait le bien du mal, il n’avait rien d’un meurtrier.
Mais sans cadavre, pas de tête, et sans tête, pas de cheveux. Alors Théroude a réfléchit, du mieux qu’il le pouvait. Longtemps. Puis un jour, du fond des méandres ténébreux de son esprit, une idée a jailli. Il lui suffisait de se trouver un assassiné, avant que les autorités ne le récupèrent.
Sauf que c’était compliqué. Comment trouver la victime? Il s’est mis à lire toutes les pages de faits divers de tous les quotidiens de la région, à la recherche de meurtres. Malheureusement, ça ne se passait pas dans la vie comme à la télé. Des meurtres en plein air, il y en moins qu’on pense.
Persévérant, Théroude a identifié un lieu précis où plus de deux meurtres avaient eu lieu dans les deux dernières années. Il s’agissait d’une rue en cul-de-sac derrière les immeubles désaffectés du vieux port.
Théroude a attendu quatre ans, sept mois, deux jours avant d’obtenir ce qu’il convoitait. Théroude est un homme patient, qui dispose de tout son temps depuis son licenciement et son inscription au bien-être social.
Comme tous les soirs dès vingt et une heures, Théroude observait la rue à partir de la fenêtre d’un des immeubles en ruine, son sac et ses outils à portée de la main. Faute de mieux, il comptait les minutes. Ce soir-là une grosse Chrysler est entrée en scène, roulant tout doucement, tous phares éteints.
Un chauve tatoué est descendu, a sorti du coffre un autre tatoué, aux longs cheveux blonds celui-là. Sans un mot, le chauve a sorti un pistolet avec silencieux, et a tiré deux coups dans le cœur du chevelu. Pendant quelques secondes, Théroude a craint qu’il ne vise la tête, ce qui aurait de facto abîmé la chevelure, et rendu le comptage absolument impossible.
Une fois la voiture partie, Théroude s’est précipité. Avec une scie à bûches, il a sectionné le cou, pour ne conserver que la tête, ce qui est, évidemment, plus facile à transporter qu’un corps au complet. Les mains rougies, même s’il s’est essuyé, Théroude est rentré directement chez lui, sans attirer l’attention.
Tout le jour suivant, Théroude a vidé la tête de son contenu, question d’éviter les mauvaises odeurs liées à l’inévitable décomposition. Puis il a appliqué les méthodes de taxidermie apprises durant ses nombreux temps libres.
Après tant d’efforts et d’année, Théroude a enfin pu commencer à compter les cheveux sur une tête humaine. Toutes les mèches blondes n’étant pas de la même longueur, au début il s’y perdait, et a dû recommencer à plusieurs reprises.
Il a fini par développer une technique efficace, et pendant des semaines, des mois et des années, il a compté les cheveux. Il n’y consacrait pas toutes ses journées, loin de là, soucieux de prolonger autant que sa patience le lui permettrait un plaisir si longtemps convoité.
Mais un jour, il fallait bien en arriver là, il en était à sa dernière centaine de cheveux. Quelle journée que celle-là! Il en comptait dix, partait se promener au parc, revenait en compter dix autres, et ainsi de suite jusqu’à minuit. Puis, ému à en pleurer, il a compté les dix derniers. Ses paupières papillotaient aux cinq derniers, tout son corps vibrait aux trois derniers, 137 097, 137 098, 137 099.
Théroude a respiré, longuement. Il s’est levé, le regard fier, la démarche assurée, pour tirer le cahier de sous son matelas. Sur une page vierge, il a tracé, lentement, ces chiffres, 137 099. Théroude, vieux et pauvre, s’est ensuite allongé sur son lit, les mains sous sa nuque.
Théroude a dormi deux jours, une heure et trois minutes. En regardant les cheveux bien comptés, qui trônaient encore sur sa table de travail, il a ressenti une immense fierté. Le projet de toute une vie enfin réalisé!
Le lendemain, à son réveil, il a parcouru son petit appartement des yeux. Rien n’avait changé, chaque chose était à sa place. Malgré l’incroyable exploit, tout autour était pareil. Fatigué, Théroude s’est assis, se demandant, on fait quoi maintenant?
Michel Michel est l’auteur de Dila
Voir rouge
Je lui devais de l’argent, beaucoup d’argent. C’est pourquoi je travaille dans sa cour à scrap, ou cette casse automobile comme dit ce petit comique Bruno le Lillois. J’en ai encore pour quelques mois, mais que m’importe. Les gens m’ont oublié, et lorsque je sortirai d’ici, j’irai vivre aux États-Unis.
Je vois peu Ronald, le propriétaire, celui à qui je dois de l’argent. Il se cantonne dans son luxueux bureau, où il écoute des films westerns du matin au soir. C’est lui qui paye, directement, pour les carcasses qu’on nous apporte, et c’est à lui que les clients, garages et particuliers, règlent les pièces qu’ils achètent.
Sur le terrain, il y a Rick, Bruno et moi. Bruno a lui aussi une dette envers Ronald, mais de combien, nous n’en avons jamais parlé. Quand il n’y a pas un capot à démonter, ou une acquisition à caser, nous roupillons ou nous fumons ou nous buvons, chacun de son côté, bien calés dans une BMW ou une Cadillac.
Pour ce qui est de Rick, c’est le gérant. Je le déteste, Bruno le déteste, et tous les rats de notre grand parking le détestent. Je ne plaisante pas, je n’exagère pas. Rick est une nuisance publique, il mériterait de périr sous l’écroulement de vieilles Chevrolets, écrabouillé, aplati, éviscéré, et abandonné aux temps et aux éléments pour qu’il pourrisse petit à petit, jusqu’à sa totale disparition.
Son pire défaut: il est perfectionniste. Il n’accepte pas la moindre erreur, et le moindre écart est sévèrement puni. Les bagnoles sont rangées par marques, puis par modèles, puis par année. Si j’ai le malheur de ranger le débris d’une Mustang trop près du débris d’une Camaro, c’est la crise. Horreur! Ça crie! Ça hurle! J’ai sérieusement eu peur plus d’une fois qu’il ne m’égorge, tellement il se met hors de lui.
Bruno m’a raconté qu’un jour, Rick s’en est tellement pris à Maryse, qui était ici avant moi, qu’elle s’est écroulée en pleurant. Elle s’est enfuie le soir même, et on ne l’a plus jamais revue. Avant elle, Rick a poussé à bout un dénommé Marc-Antoine, une véritable brute, un ex-détenu qui n’avait pas froid aux yeux. Un jour, ça s’est envenimé, et ils ont failli s’égorger mutuellement. Le Marc-Antoine a fini par sauter la clôture et ne plus jamais revenir.
Mon pire souvenir remonte au jour où je suis arrivé, à l’heure, à la minute même, devrais-je dire, où j’ai commencé à travailler ici. On nous a apporté une Porsche 911 rouge assez récente. Tout le devant était tordu, écrasé, cassé, mais l’arrière était intact. Ce n’est pas rien: il y aurait eu beaucoup à tirer du moteur, et cela sans compter le reste: les roues, les sièges, tout. Une petite merveille, et à un prix dérisoire. Je n’en croyais pas mes yeux. Sans hésiter, j’ai laissé entrer la dépanneuse, et j’ai aidé le conducteur à descendre son petit bijou de ferraille. Dès l’instant où le pneu de la Porsche a touché le sol, il m’est sauté dessus. Littéralement! Ma tête a heurté l’aile de la voiture, je me suis retrouvé sur le dos, à moitié assommé. Mais ce n’était pas suffisant, oh que non. Rick m’a sauté dessus, il m’a tiré par une jambe, puis par l’autre, et alors que j’étais toujours étendu par terre, il m’a pris à la gorge. Cette fois, j’ai vu des étoiles, le souffle m’a manqué, je me sentais glisser vers une mort certaine.
C’est Bruno qui m’a sauvé. Il a ordonné au conducteur de remettre la Porsche sur sa plateforme, et de décamper au plus vite. Aussitôt que la dépanneuse a disparu et que le portail s’est refermé, Rick est parti. J’ai peu à peu repris mon souffle. Je saignais, j’étais étourdi. Dès que je me suis senti assez solide sur mes pieds, je me suis précipité vers le portail, déterminé à m’enfuir loin de ce trou infernal. Mais Bruno m’a rappelé que je n’avais pas le choix de rester, vu ma dette et les conséquences si je m’éclipsais trop tôt.
C’est à cette occasion que j’ai appris la chose la plus folle qu’un travailleur de cour à scap puisse apprendre. Bruno m’a expliqué que Ronald, le propriétaire, n’acceptait que les voitures bleues. Pourquoi? Parce que c’était sa couleur préférée, et qu’il en avait décidé ainsi. Tout l’argent qu’il perdait à cause de cette lubie! Bruno croit que ça l’indiffère, qu’il n’a pas vraiment besoin d’augmenter ses revenus. Il paraît qu’il tire une immense fierté de cette décision d’affaire. De la ferraille bleue, rien que de la ferraille bleue! Je me suis tourné vers les restes de voitures alignées à perte de vue, derrière moi, et aussi loin que pouvait porter mon regard, je n’y voyais que du bleu!
Rick s’en est pris à moi, je le comprenais maintenant, parce que j’avais laissé entrer autre chose qu’une carrosserie bleue! Évidemment, ce type d’incident ne s’est pas reproduit. Que Rick voit rouge, non merci! Les rottweilers de son espèce n’hésitent pas à utiliser la force pour ramener l’ordre, et avec une pression de mâchoire de plus de deux mille kilopascals, dit-on, vaut mieux se tenir à carreau.
Michel Michel est l’auteur de Dila
Ça va
Une rue déserte, la nuit. De longues ombres de lampadaires. Deux silhouettes d’hommes se rencontrent, s’arrêtent.
– Régis! Quelle surprise! Comment ça va?
– Jean-Philippe, c’est toi! Je ne m’attendais à pas à te rencontrer, toi, dans cette rue, à cette heure-ci. D’ailleurs, dans ce quartier-ci, on ne rencontre jamais personne à cette heure-ci, n’est-ce pas, à part quelques égarés, et parfois quelques types louches qui jouent du couteau pour vous faucher le porte-monnaie, le pantalon, la veste, les tennis, ils ne vous laissent que les caleçons et vous avez l’air con, seul devant ces immeubles silencieux, personne n’ouvrira, personne n’appellera les flics, alors vous courez jusque chez vous mais devant votre porte vous vous rendez compte, évidemment, que vous n’avez plus vos clefs, et comme vous vivez seul, pas moyen d’entrer, et à cette heure-là, sans téléphone, parce que ça aussi ils l’ont pris, comment appeler le service de serrurerie d’urgence, un service qui n’existe probablement pas, ça m’étonnerait, faudrait que je me renseigne, quand je suis arrivé dans le quartier, je n’ai pas fait enquête, j’ai vaqué à mes occupations sans arrières-pensées, sans dresser une liste de tous les inconvénients, parce qu’avec le divorce chaque petite minute de la journée où je ne travaillais pas s’engouffrait dans d’épuisantes négociations, par l’intermédiaire de mon avocate, évidemment, pour conserver l’essentiel de ma collection de fourchettes, dont la plupart ont été acquises bien avant le mariage, et si certaines l’ont été après, elles ont alimenté ce merveilleux mouvement qui a mené à la fin de ce malheureux intermède, parce qu’elle refusait égoïstement de me suivre dans les passionnantes aventures au Sri Lanka, en Indonésie, en Afghanistan, en Mongolie, bref partout où mes recherches m’indiquaient la présence de spécimens rares, pour lesquels, je dois l’avouer, d’importantes sommes ont parfois dû être investies, en particulier cette fois à Constantine où j’avais acquis une superbe fourchette ancienne en or, gravée, qui m’a coûté près de mille dollars, et qu’un touriste floridien a tenté de me chiper à la façon pickpocket lorsque je traversais un pont suspendu qui me donnait des sueurs froides, et heureusement qu’une touriste chartraine qui marchait derrière nous a tout vu, elle lui a saisi le poignet, qu’elle a tordu d’un geste gracieux, mais puissant, qui l’a contraint à abandonner ma fourchette, et sitôt qu’elle l’a relaché, il a filé se perdre dans la foule pendant que je la remerciais, et pour montrer ma reconnaissance je l’ai invitée à prendre un verre, elle a accepté, mais ensuite, elle a insisté pour que je la suive sur le traversier Alger-Marseille et comme j’avais ma fourchette et plus rien à acheter à Constantine, j’ai sauté dans sa Clio, et elle a foncé vers Alger, et durant la traversée nous avons bien bu bien mangé bien baisé et à Marseille il faisait beau, elle connaissait un antiquaire, un de ses anciens amants, il m’a vendu une fourchette en argent pour moins que rien, et la route vers Chartres m’a permis de la connaître davantage, j’ai prolongé mes vacances de deux semaines, elle vivait dans une toute petite rue à l’ombre de la cathédrale, et juste en bas, il y avait un café avec de jolies tasses vertes où je passais des heures à lire lorsqu’elle partait pour le boulot, si bien que je perdais le fil du temps et des lieux, mais un matin, sur la place devant le café j’ai entendu un vieux couple qui avait l’accent d’ici, alors tu t’en doutes, ça m’a rappelé ma femme, mon éventuel retour, et sans hésiter je l’ai appelée, mais je l’ai regretté dès la cinquième seconde lorsqu’elle m’a affublé de noms vulgaires, alors j’ai eu à interrompre la communication pour ne pas troubler cette matinée radieuse, pour ne pas assombrir cette journée où la soeur de ma chartraine m’avait promis de me faire visiter la région, ce que nous avons fait, visites dans plusieurs petits villages, la motte ancienne de Châteauneuf-en-Thymerais, le château de Maillebois, le château de Dampierre-sur-Blévy, et même une jolie ferme que ses amis, les amis de la soeur de ma chartraine, avaient racheté il y a une dizaine d’année, et où nous avons fais la sieste et l’amour, avant de rentrer pour dîner place Marceau où nous étions au moins sept ou huit à manger boire rire, jusqu’à ce qu’on se laisse, mais dans un fouillis total, parce que l’alcool avait embrouillé les gens et leurs liens si bien que je me suis retrouvé avec une Allemande qui parlait peu français, mais qui m’a fait comprendre en se déshabillant que je lui plaisais, ce qui m’a étonné vu la tête que je me devinais après cette journée à la campagne, et tout cet alcool, et l’heure tardive, sauf qu’il y avait derrière le petit pavillon qu’elle louait un jacuzzy qui nous a fait le plus grand bien, tellement que nous n’avons pas dormi de la nuit, entre le lit, le champagne et la flotte, gais et langoureux, bien qu’au matin elle avait une sale gueule, ça va de soi, elle est revenue en fin d’après-midi pendant que je dormais encore, ce qui lui a plu, à ce que j’ai compris car entre nous la communication dépassait rarement les gestes qui, reconnaissons-le, s’accordaient mieux que n’importe quelle parole, n’importe quels mots doux, promesses, aveux, et tout le tra la la habituel dont nous nous sommes dispensés pendant au moins deux ou trois jours, jusqu’à ce que ma chartraine rapplique, je l’avais presque oubliée, avec ma fourchette en or et un grand sourire, ce qui m’a soudainement rappelé que je devais prendre l’avion le lendemain pour rentrer à la maison, sauf que j’avais omis d’acheter un billet, et je ne pouvais sérieusement envisager de tout abandonner maintenant, c’était au-dessus de mes forces, et quand ma chartraine a proposé une virée à Paris pour le weekend évidemment tout l’univers me criait d’accepter, non sans avoir aussitôt écrit un courriel à mon patron, ma lettre de démission, merci pour tout, et un petit mot à ma femme, je resterai un peu plus longtemps, et après Paris il y a eu Franckfort, et Berlin, et Bruxelles, et Londres, et je vivais chez l’une, puis chez l’autre, on me donnait de petits boulots, j’évitais de toucher à mes économies, je pressentais que cette folie s’étiolerait, même si dans la force du maelstrom qui nous emportait il m’était impossible de deviner si c’était pour demain ou pour l’an prochain, et sans surprise, après sept mois, ma chartraine nous a quittés pour suivre un ingénieur de Dreux, sa soeur a accepté un poste à la Défense, et même si l’Allemande comptait bien rester quelques mois encore, elle ne souhaitait pas m’avoir dans son lit tous les jours, tandis que les autres de la bande commençaient à se faire des enfants ou à s’épouser ou les deux à la fois, ne me laissant d’autre choix que de voleter de mes propres ailes, mais sortant de cette aventure comme d’un tordeur, je ne possédais en guise d’aile que de chétifs moignons, j’avais plus l’air d’une poule perdue dans le traffic que d’une hirondelle filant au-dessus de la mer, alors j’ai organisé une fête d’adieu où même ma chartraine et son ingénieur se sont pointés, et le lendemain j’étais dans l’avion, dépaysé, le sac plein de fourchettes et tous les papiers de divorce, que j’avais reçus quelques mois plus tôt, dûment signés et froissés au fond de ma valise, qui ne tenait plus fermée que grâce à deux sangles oranges cadeau de l’ingénieur de Dreux, mais qu’importe, je n’ai plus cette valise, je l’ai jetée dès mon retour qui, ma foi, a été plus cahoteux que je ne l’espérais, entre mon ex et la recherche d’emploi, mais des temps plus sereins s’annoncent, heureusement, avec ce nouveau poste, avec cette nouvelle vie qui m’est offerte comme un cadeau, comme si j’avais vingt ans, comme si je pouvais tout recommencer, et surtout, partir et repartir encore mille fois, parcourir la terre à la recherche de fourchettes, c’est ma passion, que veux-tu, et j’espère que je ne perdrai pas la fourchette de Constantine dans les négociations du divorce, et toi, Régis, dis-moi, ça va?
– Ça va.

Michel Michel est l’auteur de Dila