Huit heures sonnent. Rodrigue quitte le manoir. À deux kilomètres, une voiture en panne. L’homme, un vieil homme, légèrement à l’écart, immobile, droit comme un arbre planté au milieu de la chaussée, lève une main, mais si discrètement que Rodrigue pense qu’il aurait pu ne pas voir le geste. Il baisse la glace et l’inconnu, avec une grâce un peu sèche, se penche vers lui.
Pardon monsieur. Ma voiture est en panne. Pourriez-vous me conduire jusqu’à la ville, si bien sûr cela ne vous incommode pas?
Montez.
Le vieil homme ouvre la portière, et s’asseyant, tous les os de son corps craquent, et une forte odeur de Cologne se répand dans l’habitacle.
Qu’est-il arrivé à votre voiture? On voit rarement des Volvo en panne.
Elle n’est pas en panne.
L’homme braque un révolver. Il tient l’arme comme une fleur, son doigt caresse la gâchette. Instinctivement, Rodrigue relève le pied et la voiture décélère.
Soyez prudent, Rodrigue!
Qui êtes-vous?
Je ne suis pas enchanté de vous rencontrer. Vous ralentirez lorsque nous atteindrons cette forêt. Voilà, ralentissez. Mais ralentissez bon sang! Prenez ce chemin forestier. Roulez lentement, il y a de gros cailloux. Là. Garez-vous là, sous le chêne.
Rodrigue regarde le révolver, regarde le visage du vieil homme qui, bizarrement, lui sourit. On jurerait que ce visage exprime de la jovialité, que de ces lèvres s’apprêtent à s’envoler des mots réconfortants.
Votre téléphone! Doucement. Entre le pouce et l’index, sans appuyer sur les touches. Voilà. Je l’éteins. Et hop, dans la rivière!
Vous perdez la tête!
Gardez bien la vôtre, j’ai quelques petites choses à y mettre avant de la faire éclater.
C’est du délire. Je ne vous laisserai pas…
Du calme, jeune homme! Du calme. Tant que je n’ai pas appuyé sur cette jolie gâchette, vous vivez, et comme on dit, tant qu’il y a vie il y a espoir. Quoique mon dessein est de vous occire en ce tableau sylvestre.
Vieux fou! Tableau sylvestre mon cul! Attendez que je vous torde le cou.
D’un geste vif Rodrigue s’empare du poignet qui tient le révolver, mais le vieil homme appuie sur la gâchette et une balle fait éclater la glace côté conducteur. Rodrigue se pétrifie. Il ouvre de grands yeux terrorisé, pendant que le vieil homme le repousse et se dégage.
Oui Rodrigue, c’est un vrai révolver! Que croyiez-vous? Espérez, Rodrigue, espérez! Je vous tuerai, mais vous, vous n’avez que ça, un peu d’espoir!
Vous finirez en taule, vieux malade!
Ne perdons pas vos dernières et précieuses minutes. Vous m’écoutez, vous restez bien coi, c’est ainsi.
Le vieil homme s’adosse à la portière côté passager, le plus loin possible de Rodrigue.
La courtoisie m’incline à vous révéler mon nom. Après tout, pour vous je suis le dernier humain, et cela mérite quelques égards. Jean-Paul Rousseau, fils d’Anatole Rousseau et de Claire-Jeanne Guilloux, né le 26 avril 1938, le jour même où mourrait Edmund Husserl. Je… Ah, je vois à votre regard, vous ne connaissez pas Husserl. Pas étonnant, jeune inculte.
1938? Mais vous avez connu mon grand-père, c’est ça, vous avez eu affaire à lui et vous vous êtes disputés, il vous a dit quelque chose, il a fait quelque chose, pourtant il lisait, il ne faisait que ça, il lisait et marchait, misanthrope mon grand-père, je ne vois pas, je ne lui ai pas connu d’ennemis, mais peut-être, les secrets, un vieux différend entre vous, monsieur Rousseau et mon grand-père, il aurait 85 ans s’il vivait encore, et c’est moi qui dois payer aujourd’hui, je…
Silence, frivole! Laissez le cadavre de votre aïeul se décomposer en paix avec les pages de ses livres… J’en étais à ma naissance. 1938. Nous vivions sur une ferme, loin de tout, loin de tous. Jusqu’à douze ans, ma mère m’a fait l’école, la sainte femme. Je n’avais d’autre ami que Drigo, mon chien. En 1950, on m’a envoyé chez un oncle, afin que je puisse fréquenter l’école du village. Même si j’étais sauvage, je me suis lié avec Isabelle, la fille du boulanger. Nous avons gravé nos noms sur un bouleau en jurant de nous unir pour la vie. Mais voilà que quelques semaines plus tard, mon père meurt écrasé sous son tracteur. Je quitte Isabelle et je reviens auprès de ma mère. Je resterai avec elle jusqu’à sa mort, vingt ans plus tard. En 1970, j’ai 32 ans. Je vends la ferme, je pars vivre en ville. Isabelle vit aux États-Unis avec son mari. Je reprends…
Monsieur, je veux bien compatir si vous en avez besoin, mais rangez-moi ce foutu flingue!
Compatir? Rodrigue, ne sortez pas votre squelettique compassion, vous vous ridiculiseriez. Alors, oui, à 32 ans j’ai repris l’école là où je l’avais laissée vingt ans plus tôt. Pendant des années, j’ai étudié, j’ai repris le temps perdu, j’ai sprinté jusqu’à l’université et à 47 ans, j’enseignais l’histoire aux boutonneux. J’avais réussi. Mais une fois la ligne d’arrivée franchie, je me suis rendu compte que j’étais seul, mais vraiment seul. Les femmes, il n’y avait plus que les vieilles, celles qui avaient mon âge. Pitoyable. Les voir me rendait malade. Je me suis abonné au bordel de la rue Desmarres, à la piscine de la rue Quentin, à la bibliothèque de la rue Mallage. Je forniquais hygiéniquement le lundi, le mercredi et le samedi. Je nageais tous les matins, je lisais tous les soirs, j’ai lu tous les livres de la bibliothèque idéale de Pivot.
Et jamais vous ne vous êtes fait soigner? Parce que vous avez un sérieux problème mon vieux! Toc toc, ça cahote sous l’chapeau!
Cela a duré jusqu’en 2011. J’avais prévu mourir le 1er mai, parce j’aime le muguet, parce que j’avais l’innocence du muguet.
Vieux cinglé, t’as eu là une brillante idée! Tu pourrais…
Rodrigue, restez poli. Vous ne voudriez pas tirer votre révérence dans l’abjection. Je voulais mourir parce que je voulais m’épargner les inconvénients de la dégénérescence du corps. Il n’y avait ni femme ni enfant, je me refusais à consacrer toutes mes journées aux soins médicaux, aux visites à la clinique, bref, à la gestion de ma disparition.
Vous êtes dépressif, c’est ça. Peut-être avez-vous des cachets à prendre? Vous savez mon meilleur ami…
Ne me comparez pas à votre ami, jeune insolent.
C’est vrai, j’ai… oui… j’ai tendance peut-être à être insolent… Cessons ceci, voulez-vous? Nous y gagnerons tous les deux. Vous n’irez pas en prison, je serai vivant…
Suffit.
Vous avez besoin de soins. Il n’y a pas de honte…
Je ne connais pas ce sentiment, Rodrigue. J’ai vécu si retranché, que la morale des autres n’a jamais pu germer en moi. J’allais au bordel et je n’en avais pas honte, tandis que mes collègues rougissaient lorsque je les y surprenais. Si j’avais été psychotique, je suis persuadé que dans mes instants de lucidité j’en aurais parlé avec aisance, sans honte. Je ne suis pas fou, Rodrigue, même si j’ai au fil des années développé un comportement vaguement schizoïde.
D’accord. Vous êtes sain d’esprit, mais vous vous apprêtez à commettre le plus fou des crimes.
Vous me voyez tout à fait calme. Je vous tuerai de sang-froid.
Vous pourrirez en enfer!
L’enfer, vous n’y croyez pas, ni moi d’ailleurs. Et sachez, béotien, que dans la mythologie chrétienne, en enfer on n’y pourrit pas, on y brûle, quoique l’enfer de Dante soit plutôt glacial.
Tu pues le macchabée, t’aurais beau t’asperger de trois litres d’eau de Cologne, tu puerais tout autant!
C’est ainsi que vous voulez mourir? Libre à vous. Mais pour le moment, taisez-vous.
Tu…
Un coup de feu. Jean-Paul a tiré derrière Rodrigue.
Je vous ai recommandé de vous taire, alors, obtempérez. Deux semaines avant le 1er mai 2011, elle est tombée du ciel, dans mes bras. J’étais à la bibliothèque, elle feuilletait un livre là-haut, sur la mezzanine. Il y avait des travaux de rénovation en cours, et la rampe n’avait pas été replacée correctement. Elle s’est appuyée, la rampe a cédé, et je l’ai vue chuter à la renverse. Je n’ai eu qu’à allonger les bras pour la recevoir. Bien sûr, je n’ai plus la force de ma jeunesse, et nous avons roulé sur le parquet. Mais elle n’a rien eu, pas une éraflure. Pour me remercier, elle m’a invité chez elle, nous avons lu de la poésie à voix haute, toute la nuit. Un mois plus tard, j’étais amoureux. Elle, elle aimait quelque chose en moi, mais pas tout. Il y a une différence d’âge, plus que considérable. Et puis, j’ai beaucoup d’argent, ça fait partie de moi. Nous nous sommes mariés l’été suivant.
Pourquoi salir cette belle histoire par un meurtre gratuit?
Je n’y connais rien aux femmes, Rodrigue. C’est un fait.
Vous ne l’avez pas eu facile, de ce côté-là.
Avez-vous connu des femmes, Rodrigue?
Oui, bien entendu. Quelques-unes.
Combien.
Ah, je ne sais pas. Je ne…
Comptez.
Ils se taisent. Rodrigue marmonne des noms à voix basse, et compte sur ses doigts. Il garde une bonne distance, son œil ne perd pas de vue le canon du révolver, mais la peur semble s’être estompée.
À ce jour, une histoire sérieuse, douze passionnantes, et cinq ou six sans intérêt.
Comment pouvez-vous!
De nos jours vous savez…
Vous aimez surtout les blondes? Ou les brunes?
J’ai pas d’a priori. Pas sur la couleur des cheveux, je veux dire. Par contre, j’aime pas trop les nanas qui ont de l’embonpoint. Je trouve ça disgracieux, ça manque de classe. C’est comme le chocolat. Un carré, c’est exquis, un kilo, c’est écoeurant. Trop de corps, ça envahit l’espace, on s’y perd. Par contre, pour une nuit, ça peut être amusant, quand on a envie d’une petite branlette espagnole.
Vous êtes ahurissant, Rodrigue. Et des… des… des rousses, vous en avez connu? Racontez!
Ah! Seriez-vous un brin pervers, Jean-Paul? Oh il n’y a pas de mal, nous le sommes tous à notre manière, nous sommes des hommes. Eh bien, je l’ai connue il y a un mois. Je dois la revoir demain.
Comment est-ce avec elle? A-t-elle de gros seins?
Ses seins? Deux pommes. Pour le reste, les bras, les cuisses, le cul, c’est mignon, mais peut-être un peu maigre. Par contre, elle compense, la salope, par une agilité rare. Doit être ballerine, gymnaste, ou je ne sais quoi. Son énergie! Un feu qui crépite dans tous les sens, un incendie je vous dis! Avec elle, c’est comme si je baisais cinq femmes à la fois!
Vous l’aimez?
Oh, ça. Vous rigolez? Non? Pour ce qui ressemble à l’amour, j’ai une amie. Nous sommes liés depuis dix ans. C’est comme si elle vivait avec mon âme, et moi avec la sienne. Nous faisons l’amour deux fois par année, parfois moins. Nous serons encore liés à soixante ans.
La rousse, comment dites-vous, la… salope, c’est une histoire sérieuse, passionnante ou sans intérêt?
Passionnante à court terme, sans intérêt à moyen terme. Je m’amuse, mais en silence. Avec elle c’est, salut, il fait beau, on ferme la porte, on baise, et au revoir, tiens, des nuages, et c’est tout. Elle refuse de sortir en boîte, d’aller chez les copains, impossible même de faire une promenade ou de dîner au resto. Imaginez la lourdingue! C’est une femme mariée, j’en suis persuadé, elle en a tous les symptômes.
Rodrigue, sortons, voulez-vous? J’ai besoin d’air.
D’accord. Mais rangez donc votre machin, là.
Ils marchent jusque sur la berge. Jean-Paul, raide, tient toujours le révolver braqué sur Rodrigue.
Placez-vous là, Rodrigue.
Allez, Jean-Paul! Nous avons parlé de femmes ensemble, comme de vieux copains!
Nous avons parlé de ma femme.
Et des miennes aussi! Sans blague, je…
Vous avez parlé de ma femme, Rodrigue.
Jean-Paul brandit son arme, mais son bras tremblote. Il avance, entre les racines, vers Rodrigue.
Ma femme. Vous savez, jeune homme, la salope, la lourdingue. Julia.
Zut.
Un écureuil file derrière Jean-Paul dans un bruissement de feuilles. Rodrigue réagit vite. Il ouvre de grands yeux effrayés, Jean-Paul se retourne et Rodrigue lui décoche une puissante savate au poignet. Le révolver vole à trois mètres d’eux, et Jean-Paul, sans souplesse, se tient les reins. Il comprend qu’il est perdu.
Espérez Jean-Paul, espérez! Mais pas trop longtemps, je ne compte pas m’attarder ici. Mais je ne vous tuerai pas, vous irez en prison mon coco! Avancez vers la voiture!
Jean-Paul se déplace difficilement. Il traîne son long corps qui grince de partout, prêt à se casser.
Ils ne vous croiront pas. Un vieil homme respectable, voilà ce que je suis. À 75 ans, ils ne me…
Ta gueule!
Le vieillard extirpe un stylo de sa poche, le plante dans le bras de Rodrigue, qui appuie sur la gâchette. Une balle vient se loger dans l’épaule droite du vieillard. Rodrigue saigne à peine.
Prends ça! Salaud!
Rodrigue tire une seconde fois. La balle se perd dans la forêt, derrière. Il s’approche, vise, et tire à nouveau. Il atteint la jambe gauche. Jean-Paul s’écroule dans un craquement sec, silencieusement. Il ferme les yeux. Rodrigue lui plaque le canon sur la tempe. Il appuie deux fois sur la gâchette.
Salaud! Ordure! Je vais la baiser ta salope! Demain, je vais la baiser! Et elle ne sentira plus le vieux décati.
Rodrigue jette la veste sur le cadavre, qu’il balance dans la rivière. De retour chez lui, il vomit longuement, et s’écroule dans un fauteuil, s’y endort. À son réveil, il cherche son téléphone, se rappelle. Saute sur le clavier de son portable,
Salut Julia, Je serai là comme convenu, Rodrigue.
Michel Michel est l’auteur de Dila