Zut

Huit heures sonnent. Rodrigue quitte le manoir. À deux kilomètres, une voiture en panne. L’homme, un vieil homme, légèrement à l’écart, immobile, droit comme un arbre planté au milieu de la chaussée, lève une main, mais si discrètement que Rodrigue pense qu’il aurait pu ne pas voir le geste. Il baisse la glace et l’inconnu, avec une grâce un peu sèche, se penche vers lui.

Pardon monsieur. Ma voiture est en panne. Pourriez-vous me conduire jusqu’à la ville, si bien sûr cela ne vous incommode pas?

Montez.

Le vieil homme ouvre la portière, et s’asseyant, tous les os de son corps craquent, et une forte odeur de Cologne se répand dans l’habitacle.

Qu’est-il arrivé à votre voiture? On voit rarement des Volvo en panne.

Elle n’est pas en panne.

L’homme braque un révolver. Il tient l’arme comme une fleur, son doigt caresse la gâchette. Instinctivement, Rodrigue relève le pied et la voiture décélère.

Soyez prudent, Rodrigue!

Qui êtes-vous?

Je ne suis pas enchanté de vous rencontrer. Vous ralentirez lorsque nous atteindrons cette forêt. Voilà, ralentissez. Mais ralentissez bon sang! Prenez ce chemin forestier. Roulez lentement, il y a de gros cailloux. Là. Garez-vous là, sous le chêne.

Rodrigue regarde le révolver, regarde le visage du vieil homme qui, bizarrement, lui sourit. On jurerait que ce visage exprime de la jovialité, que de ces lèvres s’apprêtent à s’envoler des mots réconfortants.

Votre téléphone! Doucement. Entre le pouce et l’index, sans appuyer sur les touches. Voilà. Je l’éteins. Et hop, dans la rivière!

Vous perdez la tête!

Gardez bien la vôtre, j’ai quelques petites choses à y mettre avant de la faire éclater.

C’est du délire. Je ne vous laisserai pas…

Du calme, jeune homme! Du calme. Tant que je n’ai pas appuyé sur cette jolie gâchette, vous vivez, et comme on dit, tant qu’il y a vie il y a espoir. Quoique mon dessein est de vous occire en ce tableau sylvestre.

Vieux fou! Tableau sylvestre mon cul! Attendez que je vous torde le cou.

D’un geste vif Rodrigue s’empare du poignet qui tient le révolver, mais le vieil homme appuie sur la gâchette et une balle fait éclater la glace côté conducteur. Rodrigue se pétrifie. Il ouvre de grands yeux terrorisé, pendant que le vieil homme le repousse et se dégage.

Oui Rodrigue, c’est un vrai révolver! Que croyiez-vous? Espérez, Rodrigue, espérez! Je vous tuerai, mais vous, vous n’avez que ça, un peu d’espoir!

Vous finirez en taule, vieux malade!

Ne perdons pas vos dernières et précieuses minutes. Vous m’écoutez, vous restez bien coi, c’est ainsi.

Le vieil homme s’adosse à la portière côté passager, le plus loin possible de Rodrigue.

La courtoisie m’incline à vous révéler mon nom. Après tout, pour vous je suis le dernier humain, et cela mérite quelques égards. Jean-Paul Rousseau, fils d’Anatole Rousseau et de Claire-Jeanne Guilloux, né le 26 avril 1938, le jour même où mourrait Edmund Husserl. Je… Ah, je vois à votre regard, vous ne connaissez pas Husserl. Pas étonnant, jeune inculte. 

1938? Mais vous avez connu mon grand-père, c’est ça, vous avez eu affaire à lui et vous vous êtes disputés, il vous a dit quelque chose, il a fait quelque chose, pourtant il lisait, il ne faisait que ça, il lisait et marchait, misanthrope mon grand-père, je ne vois pas, je ne lui ai pas connu d’ennemis, mais peut-être, les secrets, un vieux différend entre vous, monsieur Rousseau et mon grand-père, il aurait 85 ans s’il vivait encore, et c’est moi qui dois payer aujourd’hui, je…

Silence, frivole! Laissez le cadavre de votre aïeul se décomposer en paix avec les pages de ses livres… J’en étais à ma naissance. 1938. Nous vivions sur une ferme, loin de tout, loin de tous. Jusqu’à douze ans, ma mère m’a fait l’école, la sainte femme. Je n’avais d’autre ami que Drigo, mon chien. En 1950, on m’a envoyé chez un oncle, afin que je puisse fréquenter l’école du village. Même si j’étais sauvage, je me suis lié avec Isabelle, la fille du boulanger. Nous avons gravé nos noms sur un bouleau en jurant de nous unir pour la vie. Mais voilà que quelques semaines plus tard, mon père meurt écrasé sous son tracteur. Je quitte Isabelle et je reviens auprès de ma mère. Je resterai avec elle jusqu’à sa mort, vingt ans plus tard. En 1970, j’ai 32 ans. Je vends la ferme, je pars vivre en ville. Isabelle vit aux États-Unis avec son mari. Je reprends…

Monsieur, je veux bien compatir si vous en avez besoin, mais rangez-moi ce foutu flingue!

Compatir? Rodrigue, ne sortez pas votre squelettique compassion, vous vous ridiculiseriez. Alors, oui, à 32 ans j’ai repris l’école là où je l’avais laissée vingt ans plus tôt. Pendant des années, j’ai étudié, j’ai repris le temps perdu, j’ai sprinté jusqu’à l’université et à 47 ans, j’enseignais l’histoire aux boutonneux. J’avais réussi. Mais une fois la ligne d’arrivée franchie, je me suis rendu compte que j’étais seul, mais vraiment seul. Les femmes, il n’y avait plus que les vieilles, celles qui avaient mon âge. Pitoyable. Les voir me rendait malade. Je me suis abonné au bordel de la rue Desmarres, à la piscine de la rue Quentin, à la bibliothèque de la rue Mallage. Je forniquais hygiéniquement le lundi, le mercredi et le samedi. Je nageais tous les matins, je lisais tous les soirs, j’ai lu tous les livres de la bibliothèque idéale de Pivot.

Et jamais vous ne vous êtes fait soigner? Parce que vous avez un sérieux problème mon vieux! Toc toc, ça cahote sous l’chapeau!

Cela a duré jusqu’en 2011. J’avais prévu mourir le 1er mai, parce j’aime le muguet, parce que j’avais l’innocence du muguet.

Vieux cinglé, t’as eu là une brillante idée! Tu pourrais…

Rodrigue, restez poli. Vous ne voudriez pas tirer votre révérence dans l’abjection. Je voulais mourir parce que je voulais m’épargner les inconvénients de la dégénérescence du corps. Il n’y avait ni femme ni enfant, je me refusais à consacrer toutes mes journées aux soins médicaux, aux visites à la clinique, bref, à la gestion de ma disparition.

Vous êtes dépressif, c’est ça. Peut-être avez-vous des cachets à prendre? Vous savez mon meilleur ami…

Ne me comparez pas à votre ami, jeune insolent.

C’est vrai, j’ai… oui… j’ai tendance peut-être à être insolent… Cessons ceci, voulez-vous? Nous y gagnerons tous les deux. Vous n’irez pas en prison, je serai vivant…

Suffit.

Vous avez besoin de soins. Il n’y a pas de honte…

Je ne connais pas ce sentiment, Rodrigue. J’ai vécu si retranché, que la morale des autres n’a jamais pu germer en moi. J’allais au bordel et je n’en avais pas honte, tandis que mes collègues rougissaient lorsque je les y surprenais. Si j’avais été psychotique, je suis persuadé que dans mes instants de lucidité j’en aurais parlé avec aisance, sans honte. Je ne suis pas fou, Rodrigue, même si j’ai au fil des années développé un comportement vaguement schizoïde.

D’accord. Vous êtes sain d’esprit, mais vous vous apprêtez à commettre le plus fou des crimes.

Vous me voyez tout à fait calme. Je vous tuerai de sang-froid.

Vous pourrirez en enfer!

L’enfer, vous n’y croyez pas, ni moi d’ailleurs. Et sachez, béotien, que dans la mythologie chrétienne, en enfer on n’y pourrit pas, on y brûle, quoique l’enfer de Dante soit plutôt glacial.

Tu pues le macchabée, t’aurais beau t’asperger de trois litres d’eau de Cologne, tu puerais tout autant!

C’est ainsi que vous voulez mourir? Libre à vous. Mais pour le moment, taisez-vous.

Tu…

Un coup de feu. Jean-Paul a tiré derrière Rodrigue.

Je vous ai recommandé de vous taire, alors, obtempérez. Deux semaines avant le 1er mai 2011, elle est tombée du ciel, dans mes bras. J’étais à la bibliothèque, elle feuilletait un livre là-haut, sur la mezzanine. Il y avait des travaux de rénovation en cours, et la rampe n’avait pas été replacée correctement. Elle s’est appuyée, la rampe a cédé, et je l’ai vue chuter à la renverse. Je n’ai eu qu’à allonger les bras pour la recevoir. Bien sûr, je n’ai plus la force de ma jeunesse, et nous avons roulé sur le parquet. Mais elle n’a rien eu, pas une éraflure. Pour me remercier, elle m’a invité chez elle, nous avons lu de la poésie à voix haute, toute la nuit. Un mois plus tard, j’étais amoureux. Elle, elle aimait quelque chose en moi, mais pas tout. Il y a une différence d’âge, plus que considérable. Et puis, j’ai beaucoup d’argent, ça fait partie de moi. Nous nous sommes mariés l’été suivant.

Pourquoi salir cette belle histoire par un meurtre gratuit?

Je n’y connais rien aux femmes, Rodrigue. C’est un fait.

Vous ne l’avez pas eu facile, de ce côté-là.

Avez-vous connu des femmes, Rodrigue?

Oui, bien entendu. Quelques-unes.

Combien.

Ah, je ne sais pas. Je ne…

Comptez.

Ils se taisent. Rodrigue marmonne des noms à voix basse, et compte sur ses doigts. Il garde une bonne distance, son œil ne perd pas de vue le canon du révolver, mais la peur semble s’être estompée.

À ce jour, une histoire sérieuse, douze passionnantes, et cinq ou six sans intérêt.

Comment pouvez-vous!

De nos jours vous savez…

Vous aimez surtout les blondes? Ou les brunes?

J’ai pas d’a priori. Pas sur la couleur des cheveux, je veux dire. Par contre, j’aime pas trop les nanas qui ont de l’embonpoint. Je trouve ça disgracieux, ça manque de classe. C’est comme le chocolat. Un carré, c’est exquis, un kilo, c’est écoeurant. Trop de corps, ça envahit l’espace, on s’y perd. Par contre, pour une nuit, ça peut être amusant, quand on a envie d’une petite branlette espagnole.

Vous êtes ahurissant, Rodrigue. Et des… des… des rousses, vous en avez connu? Racontez!

Ah! Seriez-vous un brin pervers, Jean-Paul? Oh il n’y a pas de mal, nous le sommes tous à notre manière, nous sommes des hommes. Eh bien, je l’ai connue il y a un mois. Je dois la revoir demain.

Comment est-ce avec elle? A-t-elle de gros seins?

Ses seins? Deux pommes. Pour le reste, les bras, les cuisses, le cul, c’est mignon, mais peut-être un peu maigre. Par contre, elle compense, la salope, par une agilité rare. Doit être ballerine, gymnaste, ou je ne sais quoi. Son énergie! Un feu qui crépite dans tous les sens, un incendie je vous dis! Avec elle, c’est comme si je baisais cinq femmes à la fois!

Vous l’aimez?

Oh, ça. Vous rigolez? Non? Pour ce qui ressemble à l’amour, j’ai une amie. Nous sommes liés depuis dix ans. C’est comme si elle vivait avec mon âme, et moi avec la sienne. Nous faisons l’amour deux fois par année, parfois moins. Nous serons encore liés à soixante ans.

La rousse, comment dites-vous, la… salope, c’est une histoire sérieuse, passionnante ou sans intérêt?

Passionnante à court terme, sans intérêt à moyen terme. Je m’amuse, mais en silence. Avec elle c’est, salut, il fait beau, on ferme la porte, on baise, et au revoir, tiens, des nuages, et c’est tout. Elle refuse de sortir en boîte, d’aller chez les copains, impossible même de faire une promenade ou de dîner au resto. Imaginez la lourdingue! C’est une femme mariée, j’en suis persuadé, elle en a tous les symptômes.

Rodrigue, sortons, voulez-vous? J’ai besoin d’air.

D’accord. Mais rangez donc votre machin, là.

Ils marchent jusque sur la berge. Jean-Paul, raide, tient toujours le révolver braqué sur Rodrigue.

Placez-vous là, Rodrigue.

Allez, Jean-Paul! Nous avons parlé de femmes ensemble, comme de vieux copains!

Nous avons parlé de ma femme.

Et des miennes aussi! Sans blague, je…

Vous avez parlé de ma femme, Rodrigue.

Jean-Paul brandit son arme, mais son bras tremblote. Il avance, entre les racines, vers Rodrigue.

Ma femme. Vous savez, jeune homme, la salope, la lourdingue. Julia.

Zut.

Un écureuil file derrière Jean-Paul dans un bruissement de feuilles. Rodrigue réagit vite. Il ouvre de grands yeux effrayés, Jean-Paul se retourne et Rodrigue lui décoche une puissante savate au poignet. Le révolver vole à trois mètres d’eux, et Jean-Paul, sans souplesse, se tient les reins. Il comprend qu’il est perdu.

Espérez Jean-Paul, espérez! Mais pas trop longtemps, je ne compte pas m’attarder ici. Mais je ne vous tuerai pas, vous irez en prison mon coco! Avancez vers la voiture!

Jean-Paul se déplace difficilement. Il traîne son long corps qui grince de partout, prêt à se casser.

Ils ne vous croiront pas. Un vieil homme respectable, voilà ce que je suis. À 75 ans, ils ne me…

Ta gueule!

Le vieillard extirpe un stylo de sa poche, le plante dans le bras de Rodrigue, qui appuie sur la gâchette. Une balle vient se loger dans l’épaule droite du vieillard. Rodrigue saigne à peine.

Prends ça! Salaud!

Rodrigue tire une seconde fois. La balle se perd dans la forêt, derrière. Il s’approche, vise, et tire à nouveau. Il atteint la jambe gauche. Jean-Paul s’écroule dans un craquement sec, silencieusement. Il ferme les yeux. Rodrigue lui plaque le canon sur la tempe. Il appuie deux fois sur la gâchette.

Salaud! Ordure! Je vais la baiser ta salope! Demain, je vais la baiser! Et elle ne sentira plus le vieux décati.

Rodrigue jette la veste sur le cadavre, qu’il balance dans la rivière. De retour chez lui, il vomit longuement, et s’écroule dans un fauteuil, s’y endort. À son réveil, il cherche son téléphone, se rappelle. Saute sur le clavier de son portable, 

Salut Julia, Je serai là comme convenu, Rodrigue.

Michel Michel est l’auteur de Dila

Traitement en cours…
Terminé ! Vous figurez dans la liste.

Vacances multicolores

Un aérogare. Un jeune homme rond. Vêtements fluorescents. Ou presque.

Amélien: Maman! Maman! Maman!

Sa voie domine tous les bruits.

Amélien: Papa! Papa! Papa!

Il hurle, livré à son allégresse. S’avancent vers lui un vingtenaire, et loin derrière, un sexagénaire, une sexagénaire.

Cléandre: Amélien! Amélien! Amélien! Comment vas-tu? Tu tu?

La mère: Mon petit, tout petit petit petit, beau petit Amélien!

Amélien: J’avais trop trop trop besoin de te voir Cléandre! Quelles emmerdes, merdes, merdes, j’ai eues! Néanmoins! Néanmoins!

Cléandre: T’es fringué comme une star, mon petit petit frérot! Ces couleurs, ça flashe!T’es magnifique!

Tous en choeur: C’est si bon de se revoir! Si bon! Si bon bon bon bon!

La famille réunie se transporte au chalet loué pour trois semaines. Pas loin de la mer. Pas loin du tout du tout.

D’ailleurs les y voilà, à la mer. Les parents se promènent à la façon des vieux couples, Cléandre et Amélien batifolent dans les vagues. Ils affrontent les puissantes vagues. Se plantent les pieds dans le sable, se penchent en avant, attendent le choc, bravement. Seul Cléandre reste debout. Un ballon multicolore roule sur la plage. Amélien. La mère s’inquiète pour son fils, le père rassure la mère.

Amélien: J’ai faim.

La famille remonte vers la terrasse d’un restaurant, quand Cléandre, soudain conscient de son prochain et de sa prochaine, suit des yeux une jeune femme accompagnée par sa mère.

Cléandre: Je regarde cette dernière vague!

Amélien n’y croit pas. Il bondit, entre Cléandre et la mer, entre Cléandre et les deux femmes.

Amélien: Allez allez! C’est pas l’temps d’mater les nanas! Nano nani nanon nana! J’ai faim faim faim! J’vais m’sentir mal si ça continue. Oh la li! Oh la lon!

La vague s’empare de la jeune femme, qui pousse un cri de moineau. Ses bras, ses cheveux disparaissent dans l’écume, puis une jambe apparaît, un bout de son maillot jaune, un bras, que l’écume avale à nouveau. La vague se retire, mais la femme ne se relève pas. L’autre femme accourt, trébuche, s’affale de tout son long dans vingt centimètres d’eau. Vif comme une hirondelle, Cléandre contourne Amélien et détale.

Amélien: Cléandre! Laisse-la, la la! Laisse…

Cléandre offre son bras à la jeune femme, jolie jeune femme, qu’il remet sur pieds. Légèrement blessée à la cheville gauche. Elle survivra.

Michelle: Merci monsieur.

Accent américain. Elle s’allonge sur une serviette de plage, il s’accorde les secondes nécessaires à la découverte de celle qu’il vient de tirer de la mer. Jolis nez joue front bras jambes orteils ongles chevilles. Tout, quoi. 

Cléandre: Votre cheville, ça ira?

Michelle: Moi c’est Michelle, et ma tante, Jill.

Jill: Thank you so much, young man, thank you.

Cléandre: Cléandre, tout à vous.

Lendemain midi. Amélien grogne. Les Américaines mangent des moules, à quelques tables d’eux. Cléandre suit le regard de son frère. Oh oh oh. Les Américaines! Amélien serre les poings.

Amélien: Encore l’Américaine! T’as vu comme soudainement elle ne boîte plus?

Cléandre: Elle est assise.

Amélien: Où vas-tu?

Cléandre invite les deux femmes à se joindre à eux. Exclamations de joies, le sauveur et la sauvée se font la bise, on boit. Amélien boit en silence, la mère est polie, le père, archiviste de la famille, filme la scène. On se quitte dans les éclats de rire des deux Américaines, du père, de Cléandre.

Cléandre: Elle m’a donné rendez-vous demain après-midi! J’adore les Américaines!

Le lendemain, Amélien, drapé d’un pyjama multicolore, souffre d’un horrible mal de tête, chuchote tellement c’est douloureux. Chacun mange de bon appétit, sauf Amélien, qui trouve l’huile d’olive trop parfumée, les tomates pas assez mûres, le fromage trop fait, la laitue pas assez verte, le vin trop rouge, le ciel trop haut. Bien trop haut.

Cléandre, l’homme au rendez-vous avec une charmante Américaine au joli nez, se lève, s’apprête à partir. Amélien oublie son mal de tête et explose.

Amélien: Pourquoi ne pas remettre ce rendez-vous à demain? Tu as son numéro, suffit de l’appeler.

Bisous à tous, Cléandre recommande à son frère de bien se soigner. Une semaine plus tard, Cléandre a eu bien des rendez-vous avec l’Américaine. Tant mieux pour eux. À l’heure de l’apéro, ce jour-là, la famille attendait Cléandre. Il a promis. Le père, la mère, Amélien s’installent à la terrasse, attendent donc. Leurs verres reposent sur la table, intacts. Les glaçons fondent. Soudain, le père les aperçoit, Cléandre et les deux Américaines, qui approchent, pieds nus dans le sable.

Amélien: J’croyais que c’était un apéro en famille. On est jamais en famille.

La mère: Mon petit Amélien… S’il nous faut en passer par là pour avoir Cléandre avec nous…

Le père sourit aux deux femmes qui s’approchent. Politesse des uns, rire des autres.

Le père: À la vôtre.

Au fil des jours, l’esprit léger des vacances revient. Puisque ce sont les vacances, non? Cléandre et Michelle ne se quittent plus, mais ce soir, ils ont convaincu Amélien de les accompagner en boîte. Hourra, se dit la famille. Hourra hourra hourra. 

La boîte est bondée, brûlante. Michelle et Cléandre volent vers la piste. Mais où est Amélien? Soudain, il apparaît au milieu de la piste, où il se démène avant tant d’aisance que ses kilos s’envolent. Ça danse et ça boit. 

Michelle: Où as-tu appris à danser comme ça?

Amélien: Dans mon lit. J’ai rêvé que je savais danser, et ça y était!

Michelle: Tu es formidable, Amélien!

Amélien: Toi aussi, Michelle!

On se réjouit de ces nouvelles et bonnes dispositions, on boit davantage, peut-être un peu trop en ce qui concerne Cléandre. Étourdi par l’alcool, il s’assied au bar, les observe, heureux. Michelle lui propose de rentrer, mais non non non, pas vous, il veut qu’ils restent, qu’ils s’éclatent et c’est fantastique. Bises, à demain, et Amélien et Michelle tournoient sur la piste, jusqu’au tout petit petit matin. Au retour, Amélien lui tend le bras, et ensemble, sous les pins géants puis sur le pont, ils chancellent, Michelle s’accroche au garde-fou, se penche au-dessus du canal, et violemment, d’une seule secousse, elle vomit.

Amélien: Dégueulasse.

Amélien, le visage fatigué, les joues pendantes, la saisit, la soulève, la fait basculer dans le canal. Plouf. Elle laisse échapper un petit cri de surprise, et disparaît. Amélien rentre à pied, quitte Hossegor à pied, et s’engage sur la route du gîte. Il marche lentement, s’use les chaussures, se fatigue, ralentit. Des phares, une voiture. Il déboule dans le fossé, rampe jusque derrière les buissons. Ça y est, c’est commencé, la fuite, la grosse peur bleu blanc rouge.

Au chalet, la grille du domaine est fermée. Le chien aboie, le propriétaire râle, Aurélien ment.

Amélien: J’ai fais une petite promenade, je suis tombé.

Le propriétaire fronce les sourcils et hoche la tête. Amélien file jusqu’au chalet, jusqu’à sa chambre. Il remarque l’absence de Cléandre, qui dort probablement dans le lit de Michelle. Après s’être frotté, lavé, changé, parfumé, coiffé, Amélien cogne deux coups à la porte de ses parents.

Amélien: Maman, c’est moi, Amélien.

La mère: J’arrive mon chou.

Ils se font la bise, elle se verse un verre d’eau, ajuste sa robe de chambre.

La mère: C’était bien votre soirée?

Amélien: J’ai tué Michelle.

Elle boit, puis replace délicatement son verre sur le comptoir. Les mains sur les hanches, elle jette un coup d’œil à la chambre de Cléandre. Amélien s’assied à table, pendant que maman lui prépare une tartine à la confiture.

Une heure plus tard, Cléandre apparaît dans l’embrasure de la porte. Vêtements de la veille, froissés, mous. Il sourit, fraîchement rasé, l’œil brillant, le teint rose. Amélien, maman et papa se lèvent, lui font la bise. Sur la table, des croissants, une baguette, des oranges, des raisins, un melon, des fraises, du chocolat et du café. Mais Cléandre remarque plutôt trois valises qui s’alignent, pansues, le long du mur. La mère avale goulûment une fraise bien rouge, juteuse à souhait.

La mère: Je veux voir plus de pays! J’ai la bougeotte!

Puisqu’on ne se cache rien dans une famille si unie, ni ni, la mère raconte le meurtre à tous, tous tous, y compris Cléandre. Le père charge les bagages dans le coffre, Amélien lit Paris Match, Cléandre bougonne. Pas content.

Le père: C’est vrai qu’elle était pas mal… Des histoires comme ça, ça agrémente les vacances, je te l’accorde! Faut pas lui en vouloir, ton frère, il a le cœur sur la main.

Cléandre: S’il allait au commissariat?

La mère lui prend la main, tendrement. Elle l’embrasse, le pousse dans la voiture.

La mère: Mon chou, n’en parlons plus, n’en parlons plus, plus plus plus. Et toi Amélien, grouille-toi mon grand, nous partons mon amour mour mour.

Il roulent, roulent, roulent, à se perdre dans la nuit. Mais qui se perd dans la nuit? Les vêtements fluorescents, ou presque, d’Amélien attirent les regards. Ils descendent dans une auberge. Pour dîner: un immense plat de pâtes, une truite obèse, qui plonge presque entière dans l’estomac d’Amélien. Quelques minutes plus tard, il somnole sur sa chaise, sous le regard émerveillé de maman, qui lui tapote la main, petite main main. Elle lui tapote toujours la main lorsque dix policiers font irruption dans la salle à manger quasi vide, bloquent les issues, et les mettent en joue. Le père, la mère et Cléandre posent leurs couverts. Amélien ressuscite. Une violente secousse l’ébranle et il bascule sous la table, où il se retrouve sur le dos, pris en serre entre le pied et le mur. Incapable de se relever, il s’agite comme un possédé, oh la la, il hurle je me suis cassé le corps, je me suis cassé le corps, corps corps. Effrayés, les policiers dégainent et lui ordonnent de se rendre. Tout se passe très vite. Amélien, redouble d’intensité, à la fois dans les mouvements et dans les cris. Les policiers reculent, se mettent à l’abri derrière le comptoir, ouvrent le feu. Leurs balles pénètrent dans la chair, s’y perdent, et il en faut une douzaine avant que ne cesse le braillement. Puis c’est l’anarchie, chie chie chie, qui s’installe. La mère, folle de douleur, en se précipitant vers le cadavre fait voler les chaises, renverse les tables, sourde aux ordres des policiers. Une seule balle l’achève. Elle s’écroule loin d’Amélien, la tête dans un plat de pâtes. Constatant cette abrupte réduction de la cellule familiale, papa s’insurge, mentalement, réclame justice, de la même manière, et plante les deux bras au ciel, statuesque. Et Cléandre? Cléandre baisse les paupières, regarde Amélien et murmure: comment vas-tu? Tu tu!

Michel Michel est l’auteur de Dila

Traitement en cours…
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Daniel Jean et Jean Daniel

Daniel Jean: Quelle surprenante surprise de te rencontrer ici, sur ce trottoir, dans cette ville, dans ce pays, et qui plus est, aujourd’hui! Tu sembles te porter à merveille, je veux dire, Jean Daniel, tu es tout d’un morceau, tout d’une pièce, à première vue du moins, et même à deuxième, oui même à deuxième vue! Tout d’une pièce! Tout est là. La tête! Oh la la, elle est bonne celle-là, la tête! Comme si elle pouvait manquer! Le cou, les épaules, les bras, oui, les deux bras sont bien là, et les mains, j’ai vu la main droite, celle que tu me tends. Oui, voilà, je te la serre, je te la secoue un peu, que veux-tu, c’est le fond d’amitié, les braises de la camaraderie qui grésillent comme une vieille bougie sur ses derniers nanomètres de mèche. Mais ta gauche? Ta main gauche, je ne la vois pas, tu l’as toujours? Ah! La coquine, elle s’ennuyait toute seule au fond de la poche de cette affreuse veste! Donc, la main gauche y est toujours, et les membres inférieurs, bien visibles, jambe et pied droits, jambe et pied gauches, tellement gauches! Ils le sont toujours? Oh ne répond pas, ce sont de ces choses qu’on ne transforme pas, on le voudrait, impossible de métamorphoser la gaucherie. Sauf qu’avec l’expérience, tant d’années depuis notre dernière rencontre, tant d’années à marcher, à trotter, à courser, je parie que tu trébuches moins souvent! Et pourquoi parier, j’en suis certainement certain. Toi Jean Daniel! Tout un. Et au centre de tout cela, le tronc, le bloc sur lequel tout le reste s’attache bien solidement, tout aussi solidement que jadis, et peut-être même un peu plus, vu l’épaisseur de ce tronc, qui a doublé. Ou triplé? Jean Daniel! Jean Daniel! Répéter ton nom me fait filer l’esprit entre notre autrefois et notre maintenant, entre ce temps-là et tout de suite, et ça voyage tant que j’en suis presque étourdi, presque déjà chancelant! Pas toi? Ça fait combien d’années, vieux? On perd le fil, on palpite avec tellement de frénésie chacun de son côté qu’on ne compte plus les lunes! Il y a une éternité, il y a, je dirais, approximativement dix-neuf ans, quatre mois, deux semaines, trois jours et… Et? On perd le fil, mon cher, la vie nous fait fondre le fil! Mais tu es là, inespérément, et je présume, tant l’émotivité m’empoigne, me tient, m’oppresse et me chatouille, que tout cela est un hasard heureux!

Jean Daniel: Tu l’as dit. Pour ma part, je n’ai pas de qualificatif pour cet instant, comme d’ailleurs pour aucun des instants, pardonne-moi l’expression, secondaires de la vie. Voilà donc près de vingt ans, Daniel Jean, que cette violente querelle nous a séparés. Nous aurions pu nous croiser sur ce trottoir des centaines, voire des milliers de fois. Mais lorsque je te voyais au loin, systématiquement je changeais de trottoir, quand cela était possible, et si ce ne l’était pas, à cause du trafic, je m’engouffrais dans une entrée d’immeuble, je grimpais à un arbre, ou je me glissais sous un camion stationné. Je t’évitais, et tu en faisais autant. La plupart du temps, tu tournais simplement les talons et tu te sauvais en courant, sans un regard derrière. Mais aujourd’hui, sans que je ne puisse me l’expliquer, je n’ai pu t’éviter, tu n’as pu m’éviter. Il y a dix minutes, j’aurais tout donné pour esquiver cette conversation. Sauf qu’elle est en train, et bien en train, et la curiosité, peut-être aussi un soupçon de malice, me retient ici, devant toi. Bien entendu, je n’ai ni l’intention de renouer, ni celle d’évoquer les quelques souvenirs joyeux de notre ancienne amitié. Je ne lèverais pas mon verre, vois-tu, au bon vieux temps, comme ces racornis que seule la nostalgie émeut. Pourtant, j’avoue furieusement qu’au cours des deux dernières décennies, ton visage a plus d’une fois fait irruption dans mes pensées. Je t’ai vu mort, et parfois, torturé, dément. Ne te méprends pas. Aucune haine ne m’habite, pas le moindre élan vindicatif, quoique cela aurait pu aller de soi, ne me garde éveillé la nuit. Comment t’expliquer? Ça se présente ainsi. Je marche, l’esprit ailleurs, l’esprit qui se détache du monde pour goûter un instant de repos au sein de l’orthodoxe rêverie, quand soudain un infime détail, une voiture jaune canari, une fausse note, une senteur de sueur, te fais ressurgir du passé. Ça dure une fraction de seconde, et je balaie l’air, je chasse cette mouche en disant, qu’il crève, ou qu’il croupisse, mais ce ne sont même pas des pensées, plutôt des choses souhaitées autrefois et devenues autonomes, qui me visitent sans même que je ne les appelle.

Daniel Jean: Ah mon cher! C’est bien toi! Ça fait chaud au cœur! Il n’y en a pas deux pour s’exprimer comme toi! Je découvre avec plaisir que depuis le temps… Depuis le temps! Depuis le temps! Le temps! Depuis tout ce temps, tu en as appris des choses, tu as gravé dans la matrice originelle une tonne de nouveaux mots! Je m’engouffrais, tu ne disais pas ça. Comme c’est lucide! Et aussi, un soupçon de malice, ah, ça, c’est de la haute voltige, c’est la quintessence d’un oratorio! Cette magnificence est rehaussée par tout le reste, par ce délicat instant de repos au sein de l’orthodoxe rêverie, par ce subtil qu’il crève, l’homme de la circonlocution! Je le clame, Jean Daniel, avec toute l’humble grandeur possible, tu es imparable!

Jean Daniel: Je l’ai été aujourd’hui. Maintenant que civilités et bons mots ont été échangés, je propose que nous allions notre chemin, et que nous reprenions dans la minute nos bonnes habitudes. Évitons-nous à l’avenir, évitons-nous à jamais.

Daniel Jean: Une dernière chose, Jean Daniel. Es-tu devenu clarinettiste, comme tu le promettais à la terre et aux nuages?

Jean Daniel: Non.

Daniel Jean: Et peintre?

Jean Daniel: Non.

Daniel Jean: Tu m’étonnes. Et la philosophie? Ne voulais-tu pas, aussi, professer et persifler la philosophie à l’Université?

Jean Daniel: Non. Non et non. Non au reste. Non à tout. Est-ce clair? Non, c’est non, et un non général, global et gazeux. Je suis tout autre, je suis grand parmi les grands, je suis l’honneur de mon industrie!

Daniel Jean: Comme tu y vas! Une industrie! Un honneur! Et avec la grandeur, il y a certainement de la largeur! De la longueur! De l’épaisseur! Tu as piqué ma curiosité, Jean Daniel, je ne pourrai attendre que nous nous revoyions dans sept mille soixante-dix-sept jours pour connaître ton épopée! Allez, viens dans ce petit square, oui, c’est ça, juste là, assieds-toi juste là, dans le coin gauche. Non, je ne pars pas, je me placerai là, dans le coin droit.

Jean Daniel: Mais Daniel Jean, je devrai crier, pour tout te raconter, je devrai hurler!

Daniel Jean: Hélas, Jean Daniel, moi aussi, moi aussi!

Jean Daniel: C’est bien vrai, tu as raison. Alors, maintenant que nous sommes bien installés dans nos coins respectifs, par où commencer? Que taire? Que dire?

Daniel Jean: Je comprends ta confusion, on ne peut raconter sa vie et ses honneurs grandissimes en long et en large sans prendre quelques sceaux de minutes et de secondes, sans se préparer, quoi, sans longueurs, mais tout en profondeur, avec une brève, et même rapide, introduction, un développement qui ne négligera ni le suspense, ni les rebondissements, pour retomber, atterrir, s’écraser, avec une conclusion surprenante, époustouflante, renversante. Ces bancs de béton sont bien solides, je suis prêt à tout, tout entendre, tout écouter aussi. Mais je vois que derrière ses ronds yeux qui effrayaient tant les filles, dans le temps… Encore aujourd’hui? Derrière ces formidables yeux, je le devine, l’œuvre mature à une vitesse folle, mais elle n’est pas encore mûre. C’est bien, abats tes paupières, incline la tête, obstrue tes oreilles, pendant que tu assaisonnes ta ratatouille, je fais rouler entre nous quelques-uns des ballons avec lesquels je joue depuis toutes ces années. En voici un : j’ai une femme, une seule, et trois enfants de tous les sexes. Nous formons une famille unie par une jolie maison à plafond cathédrale, par un revenu annuel versé bihebdomadairement, par une gentille conscience, par des sentiments sentis, et par une foule de petits bibelots dispersés dans la maison et le chalet. Bong bong! Ça rebondit! Voici un autre petit ballon : je fais de la chirurgie tous les mardis, les mercredis et les jeudis. Bong bong! Je lis au moins un livre par année. Bong bong! J’ai deux chevaux, deux chiens, deux chats, une autruche. Bong bong! Ah? Tu reviens?

Jean Daniel: Daniel Jean, c’est d’un long voyage que je vais te parler, d’une croisade, d’une victoire, d’une gloire! Depuis que les vieilles générations n’offrent plus les routes bien construites, claires et droites, un fardeau immense s’est abattu sur les nouvelles. Il a fallu, et il faut encore, défricher, avancer à coups de machettes dans une jungle vierge, où les obstacles renaissent et se multiplient. Autrefois, il suffisait de naître et de se battre jusqu’au dernier souffle pour trouver sa pitance, maigre ou grasse, et c’était déjà une tâche colossale. Ce combat, les nouvelles générations doivent toujours le mener, mais elles doivent aussi mener celui du défrichement, sans même savoir si le sentier volé à la terre mènera à une destination. Combien se sont heurtés à des murailles, ou ont chuté dans des torrents diaboliques! À la naissance, nous sommes placés les uns à côté des autres sur la ligne de départ. Le signal est donné, et nous nous élançons. La masse fonce dans une seule direction. Quelques-uns choisissent ce qui ressemble à des passages, ils s’y précipitent dans l’espoir de mener plus loin le voyage. Rares sont ceux qui décident de tracer leur propre voie, à l’écart de l’excitation et des bruits. Je suis un de ceux-là. J’ai refusé de suivre la banalité générale, j’ai refusé de me fondre dans la foule. J’ai même refusé d’être un des grands, car je voulais être le plus grand! À quoi sert-il d’être un grand économiste, quand il y a cent grands économistes autour? Pourquoi rêver d’être un grand peintre, quand il y en aura mille tout aussi grands? Notre sens de la vie intime, celui qui enveloppe notre unicité, il faut l’extraire du noyau de notre être pour le synthétiser dans une réalisation originale.

Daniel Jean: Mais, oh grande grandeur, que fais-tu donc de si grand?

Jean Daniel: Je suis le meilleur cireur de chaussures enregistré de tous les temps, voilà. C’est ma vérité.

Daniel Jean: C’est grandiloquemment impressionnant, et nul doute que c’est inspirant. D’ailleurs, me voici inspiré : je me déclare extraordinairement le plus grandissant des chirurgiens! J’ai sectionné ce matin l’appendice iléocæcal du matelot deuxième classe Jean-Daniel Durivage, ce qui l’a tiré des griffes tortueuses de la douleur.

Jean Daniel: On sectionne tous les jours des appendices iléocæcaux. C’est d’un commun.

Daniel Jean: Ne phrasons pas! Dès son réveil, après de brefs glouglous, la victime sauvée des eaux troubles m’a appelé grandesse. Je lui ai bien entendu répondu c’est rien mon petit, mais avoue que dans tout cela, au moins dans le regard de ce deuxième, j’étais à ce moment plus grand que son arrière-grand-père! 

Jean Daniel: Qu’il n’a pas connu. Tu rabiotes.

Daniel Jean: S’il te faut la quantité, j’en ai arraché des centaines d’appendices iléocæcaux sanguinolents!

Jean Daniel: Comme tes collègues. Moi, c’est une autre dimension que j’ai atteinte! Sur trente mille clients, à peine cinq ont manifesté une insatisfaction. Dans cette industrie, le taux d’insatisfaction est de dix pour cent, ce qui m’aurait donné, si je n’avais été qu’un vulgaire cireur, trois mille insatisfaits!

Daniel Jean: J’avoue, c’est effarant. Je m’en boucherais la bouche, si ce n’était d’un détail. Je reconnais à la chaussure, au sabot et à la savate, toute la noblesse qui leur revient, mais entre le veau cousu et le matelot suturé, il y a une galaxie!

Jean Daniel: Du sentimentalisme! Tu dédaignes la pureté, la forme. Moi je fais briller des cuirs mats.

Daniel Jean: Je désengorge des artères!

Jean Daniel: Je ressuscite des godasses.

Daniel Jean: Je connecte des cœurs neufs!

Jean Daniel: Sentimentalisme.

Daniel Jean: Semelle de botte!

Jean Daniel: Que fais-tu avec ce téléphone?

Daniel Jean: Pendant que nous échangeons ces politesses, j’effectue une petite recherche. C’est fou comme on trouve de l’information sur internet.

Jean Daniel: Internet est le dernier gouffre où sombrent les âmes faibles.

Daniel Jean: Grand pessimiste!

Jean Daniel: Je dois partir. J’ai mon sentier, mon sentier vierge dont je dois poursuivre le débroussaillement.

Daniel Jean: Attends! Il y a un cireur, un cireur qui vit très loin d’ici, très très loin d’ici…

Jean Daniel: Eh bien, qu’a-t-il ce petit cireur? Qu’il cire, et puis voilà!

Daniel Jean: Il n’a que deux insatisfaits. Deux sur trente mille.

Jean Daniel: Impossible.

Daniel Jean: C’est enregistré, certifié, catalogué. C’est ça.

Jean Daniel: C’est l’anéantissement.

Daniel Jean: Ne gonflons pas une menue déception pour en faire un boulet de canon! Qu’il y ait quelque part dans le grand chaos universel un autre maître du cirage et de la brosse, cela devrait fouetter ton enthousiasme plutôt que ton cuir. Jean Daniel! Éteins ce dépit qui t’enlaidit! En découvrant à l’instant que tu n’es pas le seul polisseur assez ardent pour faire de la chaussure reluisante le but de sa joute sur terre, tu as touché à ce qui nous dépasse, même en levant les bras, tu as mis le doigt sur la communion des grands esprits! Tu n’es plus seul! N’est-ce pas une merveille? Je comprends, c’est difficile à concevoir, mais il y a un zigoto que la même frénésie réveille chaque matin! Non, mais cesse de remuer. Je crois que tu ne te rends pas compte. Calme-toi! Immobilise-toi! Jean Daniel, paralyse-toi deux secondes, le temps de raisonner avec moi! Voilà. Raisonnons. Il y a lui. Il y a toi. Vous polissez jusqu’à la folie. Vous êtes les meilleurs. Mais lui ne te connaît pas, et à cette charmante minute où nous avons cette conversation, toi et moi, le pauvre, seul dans sa lointaine baronnie, batifole et se gausse dans l’ignorance la plus fuligineuse! Un sot, quoi! Mais rassieds-toi! Rassieds-toi! Je n’insulte pas ton confrère, je marque à ton avantage ce qui vous distingue l’un de l’autre.

Jean Daniel: Si je connais son existence, il n’y a aucune raison qu’il ignore la mienne.

Daniel Jean: Il vit à cinq mille sept cent quatre-vingt-trois kilomètres d’ici! Régnez sur les chaussures de vos pays respectifs, tirez-en toute la grande grandeur dont vous avez besoin, aucun de vos sujets ne soupçonnera jamais l’existence de l’autre seigneur-cireur.

Jean Daniel: Ce serait un mensonge, une chaîne qui me tirerait en arrière.

Daniel Jean: Il y a de l’espace et de la clientèle pour deux!

Jean Daniel: Être deuxième, c’est ne plus être! Ma vie bascule dans une fosse, je suis un bœuf qu’on mène à l’abattoir.

Daniel Jean: Bah, inutile de ruminer de sombres enchantements! Nous nous reverrons, mon cher Jean Daniel, nous nous reverrons dans dix-neuf ans, quatre mois, deux semaines, trois jours et deux heures. Et malgré tes vacheries, je serai encore là pour toi, comme je l’ai toujours été, quoique pas toujours à ta convenance.

Jean Daniel: Dans vingt ans! Si je vis encore!

Daniel Jean: Jean Daniel, n’exagérons pas, ça suffit. Je disais cela pour conclure, pour clore notre conversation sur une note gaie, conventionnelle.

Jean Daniel: Pourquoi serions-nous vivants dans vingt ans? Nous le sommes si peu aujourd’hui.

Daniel Jean: Tu t’égares, Jean Daniel. Moi j’ai faim, je pars.

Michel Michel est l’auteur de Dila

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