Vider des canettes

Scène champêtre. Au loin, des champs de houblon à perte de vue. Au deuxième plan, un amoncellement multicolore de cannettes de bière pleines derrière une estrade jonchée de cannettes de bière vides. Au premier plan, deux jeunes femmes, absolument seules, debout sur une place où règne un désordre de chaises renversées, de papiers, de restes de hamburger, de hot-dogs, de quiche aux asperges avec fromage bleu et poivrons rouges bio, de vêtements, et bien entendu, de cannettes de bière vides. Car, comme chacun sait, les organisateurs du Festival de la Canette de Bière de Dampaul ont lancé en grand le spectacle d’avant-avant-première, hier soir.

LUCE: Le président du festival, monsieur Trotin, m’a remis cette lettre. Il a essayé de me faire un bisou. Je me suis sauvée avec la lettre.

RUTH: Une lettre d’amour? Oh l’immoral!

LUCE: Une lettre officielle. Avec le sceau du festival et tout, et la signature de Trotin, et celle de tous les membres du conseil d’administration, du comité de détermination et du comité de candidature.

RUTH: Du sérieux. Un emploi? Un approvisionnement gratuit de canettes?

LUCE: Ce serait pas mal, mais non. Ils m’ont élue Reine du Festival de la Canette de Bière de Dampaul! Je n’ai jamais assisté à un festival de ma vie!

RUTH: Sainte Jeanne-Françoise de Chantal! Moi non plus. Je sais que toutes les filles de tous les villages de la vallée veulent être Reine du Festival de la Canette de Bière de Dampaul! Même si elles n’y vont jamais, puisqu’il est réservé à ces messieurs.

LUCE: Je sais. Je n’ai jamais posé ma candidature, je ne me voyais pas l’heureuse élue d’un festival de bière ni de n’importe quel festival de n’importe quelle boisson, légume ou animal! Quelle tenue porter? Dois-je faire le voyage jusqu’à la ville?

RUTH: Pas du tout! Je t’aiderai. J’ai tout ce qu’il te faut. Tu seras mémorable, incomparable, impénétrable!

LUCE: Oh Ruth, tu es ma meilleure amie! Merci! Merci! Merci!

Le lendemain, il y a toujours en arrière-plan les champs de houblon, un amoncellement multicolore de canettes au deuxième plan, mais au premier plan, les chaises sont bien alignées devant l’estrade. Peu à peu les hommes prennent place, vidant gaiement canette après canette, dans un concert de doux jurons, de charmantes répliques, de profondes invectives.

Sur l’estrade, monsieur Trotin s’empare du micro, et annonce l’arrivée de Luce, la Reine du Festival de la Canette de Bière de Dampaul! Luce s’avance, timidement d’abord, puis avec de plus en plus d’assurance. Elle est méconnaissable sous son trench-coat gris, son haut-de-forme légèrement élimé que Ruth a dégoté dans le grenier de sa grand-mère, avec ses longues chaussettes de laine tricotées, plantées dans des bottillons de randonnée. Son sourire, plus vaste que les champs de houblon, ne semble pas charmer l’auditoire, qui s’est tue, qui a cessé de vider les canettes, qui ne jure plus. Dès que Luce s’empare du micro pour s’adresser à la foule, le vacarme éclate, on exige qu’elle retire son magnifique trench-coat et surtout qu’elle se taise. Au premier rang, son amie Ruth l’encourage, l’invite à les vaporiser de sa poésie, ce que Luce s’empresse de faire. Devant le parterre médusé, elle ouvre tout grand son trench-coat, et chacun peut constater qu’elle ne porte rien dessous, mais rien de rien, pas même un corps. Soudain, de ce néant insoupçonné, jaillit une vapeur pourpre, qui s’épaissit à mesure qu’elle s’envole au-dessus de Luce et de l’estrade, et quand elle atteint la cime des arbres, la vapeur forme des lettres qui rapidement forment des mots qui rapidement forment des vers qui tournoient au-dessus des têtes enivrées. Là-haut, libérés du souffle chaud de Luce, les lettres pourpres se pétrifient, et comme des volées de cailloux, les vers s’abattent sur la foule de mâles ahuris. À la fin du poème, pendant que monsieur Trotin s’enfuit à toutes jambes, Ruth grimpe sur l’estrade et étreint son amie Luce, qui a retrouvé, sans que la foule décimée, saignante et beuglante ne s’en aperçoive, son corps prépoétique. La reine et son amie s’en vont, bras dessus, bras dessous, serpentant entre les lettres, les mots, les vers et les cadavres, s’ouvrir chacune une canette sous une tonnelle à l’écart, là où l’on peut respirer les exhalaisons apaisantes de la terre et du jeune houblon.

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Un mensonge, une tromperie

1973

Pendant que Pink Floyd présente le côté sombre de la lune, Quentin, 15 ans, fume ses premières cigarettes, et Bastien, son papa, 47 ans, récupère d’une chirurgie. Il vient de se faire retirer une pierre aux reins.

BASTIEN: J’en ai parlé à ta mère, à ta grand-mère, à tes grands-pères, à tes oncles, tantes, grand-tantes, et grands-oncles, et nous sommes tous du même avis, nous ne voulons pas que tu fumes. À ton âge!

QUENTIN: Je ne fume pas. Qui t’as dit que je fumais?

2005

Pendant que Moby nous emmène à l’hôtel, Bastien, 79 ans, fume ses premières cigarettes, et Quentin, son fils, 47 ans, avale du coumadin pour éviter de nouveaux caillots dans ses jambes fatiguées.

QUENTIN: Papa, avec la pneumonie que tu as eu l’an dernier, et toutes ces absences, c’est vraiment pas recommandé que tu te mettes à fumer. Tu le sais bien, ton médecin te l’interdit formellement, ça pourrait t’être fatal. À ton âge!

BASTIEN: Je ne fume pas. C’est le directeur du foyer qui t’as dit ça? C’est un loup-garou, tu devrais savoir, les loups-garous mentent. Malicieusement.

1973

Pendant que son amoureuse va voir The Exorcist au cinéma, avec sa cousine, Quentin pédale trente-quatre kilomètres avec ses copains pour acheter des cigarettes. À cette distance, ils espèrent ne pas se retrouver nez à nez avec un parent ou un voisin. Quentin ignore deux choses: que son papa a une maîtresse, et qu’elle est buraliste à trente-quatre kilomètres de la maison, là où le risque de rencontrer un parent ou un voisin est faible.

BASTIEN: Quentin? Pour une surprise, c’en est toute une! Oh, je passais, comme on passe, tu sais, j’errais plutôt, et quand on erre il arrive qu’on se perde, et quand on se perd, on ne se retrouve qu’en demandant, je me suis arrêté pour ça, demander une faveur, toute petite faveur, les hommes en ont bien besoin quand ils errent, ils s’en remettent au prochain, à la prochaine, j’allais consulter le boulanger, mais je me suis ravisé, n’est-ce pas, attendons la prochaine, le prochain, et c’était ici, bien ici, et te voilà! Se remettre n’est pas mince affaire, et la déception, grande, fantastique, oui Quentin, déception si astronomiquement colossale de te prendre sur le fait, car c’en est un, cet achat de cigarettes, à des kilomètres des tiens, des miens, très très loin quoi! Me voici malgré moi face à une tromperie, face à un mensonge, le tien évidemment!

QUENTIN: As-tu bu papa? Parce que là, pardonne-moi, mais je ne te reconnais pas. Tu me parles comme à un étranger, enfin, comme si c’est moi qui t’avais surpris en flagrant délit! Qu’est-ce que c’est? Tu détournes les yeux, tu rougis? Oh je vois, tu me suivais, c’est cela? Tu m’as pris en filature et là, devant la preuve que tu recherchais, moi qui achète des cigarettes, tu voudrais me faire croire que tu es là par hasard, mais ça ne colle pas. Vois-tu, tu as oublié d’être toi, celui qui m’aurait sermonné directement, m’aurait imposé franchement un mois de travaux forcés, sans compter l’extraction de promesses et d’engagements ridicules. Et tout ce que je te dis là, à l’instant, jamais tu ne l’aurais toléré! Ne regarde pas cette pauvre femme, elle ne t’aidera pas! Moi, je pars avec mes cigarettes, je pars fumer avec mes amis!

2005

Pendant qu’un groupe de résidents du foyer va voir Kiss Kiss Bang Bang au cinéma, Bastien échappe à la surveillance des préposés et se retrouve au centre-ville, achète des cigarettes, s’assied sur un banc au milieu d’un parc, fume. Quentin marche avec son amant, dans ce même parc, là où jamais sa femme n’a mis les pieds.

QUENTIN: Papa? Que fais-tu là? Tu es à des kilomètres de ton foyer! Comment as-tu fait? Ne me regarde pas avec ces yeux, sois poli, ne dévisage pas mon… mon collègue, nous travaillons ensemble, nous discutions d’importants  détails concernant un projet astronomiquement colossal, tu ne peux t’imaginer, un projet philanthropique, oui c’est cela, nous ferons du bien à notre prochain, et à notre prochaine aussi, la prochaine fois peut-être, mais toi, papa, ici, me voici face à toi par hasard, en plein milieu d’un mensonge, d’une tromperie, la tienne, car comment as-tu trompé ceux qui devraient garder un oeil sur toi?

BASTIEN: C’est bien toi Quentin? Comme ma tête s’amuse! Parfois, je ne me souviens plus de toi, et au moment où je m’y attends le moins, tu apparais. C’est ça. Une apparition! D’où sors-tu? Tu es atterri devant moi avec ce monsieur qui te regarde avec de drôles d’ yeux. Tu es bien mon fils, oui? C’est ce que je croyais. Bien sûr tu es mon fils! Tu viens me visiter avec ta femme, je l’aime bien ta femme. Quel est son nom déjà? C’est étonnant, j’ai oublié. Tu rougis? C’est bien d’avoir une femme, il n’y a rien de mal à cela. Sauf que… Mais où est-elle passée? Qu’est-ce que cet homme fait ici? Tu le connais? As-tu vraiment une femme? Ouch! Je me suis brûlé les doigts avec cette cigarette! Et toi? Comme tu ne te ressembles pas! Habituellement, tu aimes tellement pinailler à propos de mes cigarettes, pas vrai? À moins que ce ne soit ce monsieur? Non? N’as-tu pas l’impression que vivre nous éloigne de nous-mêmes?

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La macédoine

Le jeune Autain zigzague dans son Hummer, grimpe la chaîne du trottoir, défonce la petite clôture et traverse d’est en ouest tout le sud des jardins communautaires. Il a bu, il a fait la fête, il rentre chez papa. C’est la trente-deuxième fois en trente-deux semaines qu’Autain défonce la clôture et s’aventure dans les sillons. Tomates projetées à la ronde, concombres réduits en purée, carottes enfoncées dans la terre, l’hécatombe se répète hebdomadairement.

Devant ce désastre rassembleur, les jardiniers font connaissance les uns avec les autres, se parlent, s’organisent, s’invitent mutuellement à une réunion. Excédés par les frasques du profanateur, les braves dénoncent et condamnent. Le ton monte, la colère gronde, les poings se lèvent, l’unanimité du cri fait trembler les fenêtres. Le plus grand d’entre eux, le plus fort et le plus baryton, grimpe sur une chaise, entame un chant révolutionnaire et lance un appel aux binettes.

LEBLANC: Camarade sarcleurs, nous sommes nombreux, la force de notre nouvelle troupe saura vaincre le perfide qui nous provoque!

La solide Lebrun joint sa voix à la sienne, encourage les autres à lever le poing.

LEBRUN: Solidarité! 

LENOIR: So! So! So!

LEBON: Solidarité!

LEBOEUF: Nous vaincrons! Nous ne serons pas les damnés de la terre!

Le frêle Lefort se faufile, lève la main, tente d’attirer l’attention, mais dans la ferveur révolutionnaire, personne ne le remarque.

LEBOEUF: Nous vaincrons!

LEBLANC: Camarades!

LEBON: Solidarité!

Après s’être époumonés, les braves ont besoin d’une pause et surtout, d’un plan. Comment renverser l’ennemi?

LEFORT: Justement, je me demandais, qui ira? Leblanc, tu m’as l’air le plus fort, tu iras, n’est-ce pas?

Le visage dur, le regard au loin, très très loin, Leblanc frappe la table du poing.

LEBLANC: Je marcherai au premier des rangs! Celui des généraux!

Les autres lèvent le poing, approuvent par des hourras.

LEFORT: Tu iras chez cet Autain?

Leblanc se recueille, et le visage toujours aussi dur, déterminé, il trace un grand demi-cercle avec son bras.

LEBLANC: Partout où il faudra aller, ma volonté ira. Bien sûr, comme chacun le saura, je ne peux pas me rendre physiquement chez Autain. Son père, chef de la Compagnie C, est intimement lié au Président, aux ministres et à tout le sinistre appareil d’État, et comme je suis fonctionnaire, quoique révolutionnaire, si j’y allais matériellement j’y perdrais mes émoluments, mes vacances et ma pension. Honte à l’oppresseur étatique qui nous musèle! Qu’à cela ne tienne, je serai là pour établir le plus solide des plans d’attaque!

La courte Lebon opine du chef, les yeux inondés d’une reconnaissance infinie.

LEBON: Moi aussi, moi aussi je suis fonctionnaire. Solidarité!

Les autres se considèrent les uns les autres, incertains devant la longue marche qui s’ouvre, de leur jardin à la maison des Autain. La solide Lebrun se lève, fière.

LEBRUN: Solidarité! Vous me connaissez, vous devriez, je suis journaliste. Je dois maintenir une objectivité irréprochable en toutes circonstances. Exigence professionnelle. Pas question de prendre position publiquement. Je peux bien parler ici avec vous, dans la privauté de notre ligue, mais impossible que je me montre là-bas. D’autant plus que pour monter chez les Autain, c’est un sentier lumineux tout le long. Toute la ville me reconnaîtrait, je serais perdue. Mais je vous assure, j’épaulerai Leblanc et je prêterai ma plume pour écrire les tracts. Solidarité!

LEFORT: Ça ne va pas fort, votre révolution. Et vous autres?

Leboeuf et Lenoir, qui se tenaient cois, s’ébrouent sur leurs chaises, comme si on venait de les réveiller. Chacun, vraiment poli, très poli, laisse la parole à l’autre, et ces tergiversations durent tant qu’ils en oublient la question.

LEFORT: Lenoir, toi, tu n’es ni fonctionnaire ni journaliste? Tu iras?

Lenoir se trouve un sourire, qu’il plaque sur un visage crispé.

LENOIR: Apprenez que j’ai mon père à la maison. Je veille sur lui… Il peut avoir… Parfois il a besoin de moi, à n’importe quel moment… Il faut que je… Tiens, justement, c’est lui qui m’envoie un message… Faut que j’y aille, il ne se sent pas bien… Solida… Solidarité… Oui!

Lenoir sort précipitamment, l’œil sur son téléphone.

LEFORT: Leboeuf?

Celui-là n’est pas bête, il a bien vu que son tour viendrait. On devine aux plis de son front qu’il a beaucoup réfléchi.

LEBOEUF: Je suis étonné que vous me posiez la question. Je croyais que tout le monde était au courant! Non? Eh bien, je suis cadre à la Compagnie C. Je ne peux tout de même pas me pointer chez mon patron, pour une histoire de macédoine!

Tous, sauf Lefort, approuvent du nez. Leblanc reprend un de ses chants révolutionnaires, les autres entonnent les couplets en chœur. On sent la camaraderie s’installer entre ces presque étrangers. Après quelques minutes, tout de même, cette nouvelle euphorie s’attiédit, et les révolutionnaires, Leblanc Lebon Lebrun Lenoir Leboeuf, se tournent vers Lefort, tout petit sur sa chaise, plus chétif que jamais.

LEBLANC-LEBON-LEBRUN-LENOIR-LEBOEUF: Toi, Lefort, tu iras?

Lefort rassemble ses effets personnels, se dirige vers la porte.

LEFORT: Moi? Je ne suis pas jardinier. Je passais par là, vous m’avez invité.

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La directrice

La directrice de l’École des Chutes laisse échapper un juron. Évidemment, c’est à peine audible, un murmure de souris. En l’absence de sa secrétaire, qui pousse pour extraire son troisième bébé, le travail s’accumule, les rendez-vous se perdent, les parents râlent, les enseignants réclament, les élèves se mutinent. Au moins, les briques de l’École des Chutes restent bien en place. Pour l’instant. Mais le quartier est dur, tout peut arriver. Une révolution, une démolition, une reconstitution.

Treize heures trente. Appel du Conseil scolaire au sujet du nouveau curriculum à mettre en place pour l’an prochain. La directrice met sur pause. Appel du libraire pour le paiement des livres expédiés en début d’année. La directrice met sur pause. Appel de sa sœur désemparée parce que son fils fume trop de marijuana. La directrice promet de la rappeler. Retour au Conseil scolaire. Le Conseil scolaire l’a mise sur pause. Appel du père de la petite Levasseur qui conteste l’évaluation arbitraire de sa dernière rédaction. La directrice lui donne rendez-vous. Appel de la sœur, une autre, qui l’informe que son mari mériterait qu’elle le défenestre. La directrice offre son aide.  Retour au libraire. La directrice lui promet un chèque. Madame Dubonnet, enseignante de quatrième, entre sans frapper, elle manque de papier, son ordinateur est encore en panne. La directrice prend note, merci. La mère du petit Castonguay vient le chercher pour un rendez-vous chez le dentiste. La directrice lui dit oui tout de suite. Elle reprend l’appel du Conseil scolaire, mais ils ont raccroché. Tant mieux. La directrice appuie sur le bouton de l’interphone.

DIRECTRICE: Colin Castonguay est demandé au secrétariat. Sa maman…

Appel du directeur de l’École des Monts, qui souhaite organiser un tournoi interscolaire d’échecs. La directrice l’assure qu’on en reparlera, mais oui, c’est une excellente idée. Le petit Castonguay se présente au secrétariat, la chemise sortie du pantalon, le nez humide. Sa mère l’emmène. La directrice regarde sa montre. Depuis huit heures ce matin, la folie. Éteint la sonnerie du téléphone, le répondeur sera sa secrétaire cet après-midi. Oublie d’éteindre l’interphone, un bidule étranger, du domaine de la secrétaire qui accouche.

DIRECTRICE: Pouet pouet pouet! Ro to to! Ro to to! Zac! Zac! Zac! Je vais exploser! Imploser! M’effondrer! Je vais te leur mettre leur curriculum et leurs factures dans ma culotte, et prout prout prout! Parlant de culotte, je devrais rappeler Gaston pendant que sa bonne femme Dubonnet bidouille son ordinateur, et puis non, à force de le rappeler, comment arriver à agripper le père de la petite Leclerc, si je batifole avec Gaston, et qu’est-ce que c’est cette note, l’enseignante de français de deuxième demande du soutien parce qu’elle a des élèves à besoins spéciaux, j’avais oublié, le p’tit pas vite et la grande folle, y a qu’à les mettre sur une tablette au fond de la salle, et zut, et cet abruti qui se prend pour un enseignant de sciences en cinquième, je te garde mon drôle parce qu’on a pas trouvé mieux, quelle école de misère, j’espère que Fred ira boire un coup avec ses collègues, pas envie de lui voir le toupet ce soir, j’parie qu’il fantasme quand il croise toutes ces vieilles peaux, si vous avez besoin de soutien, je suis là, je peux vous aider, avec sa voix de pauvre dégénéré, faut que je le jette, que j’lui arrache une p’tite somme et bye bye, et puis merde, je suis toute seule moi, j’appelle Gaston, tant pis pour Leclerc, je lui donnerai rendez-vous pour parler des progrès scolaires de la gamine, un p’tit décolleté et je te le harponne, mais pour ce soir, j’ai besoin de concret, j’ai besoin d’Gaston… Allo? Gaston? Je ne te dérange pas? Tu es libre ce soir? J’ai besoin de toi, mon Gaga! Vingt heures dans le stationnement de l’Hôtel de ville. Oui. Je réserve la chambre… Une chose réglée… Je me sens calmée d’un seul coup… Tout ce boulot à faire… Quel sal boulot! Me trouver autre chose… chanteuse country… gagner au loto… me dénicher un millionnaire… 

Dans la pièce d’à côté, une petite foule s’est rassemblée. Des enseignants, le concierge, quelques élèves qui ont réussi à se faufiler. Chuchotements scandalisés, visages rouges de colère, doigts levés et tremblotants, on sent la révolte qui gronde dans les murs de l’École des Chutes. La directrice, qui les aperçoit soudain, sursaute, puis éclate d’un beau grand rire cristallin.

DIRECTRICE: Si vous avez besoin de quoi que ce soit,  prenez rendez-vous. Moi, j’ai à faire.

Et la directrice quitte son bureau, quitte l’école. Pour de bon.

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L’anniversaire des amies

JÉLIQUE: Aujourd’hui, j’ai autant d’années que de chromosomes.

LÈNE: Moi aussi.

JÉLIQUE: J’ai bâti des cathédrales dans les bois, près de l’étang. Avec mon chien.

LÈNE: Moi aussi.

JÉLIQUE: J’ai décroché des médailles d’or aux Olympiques pour le lancer de la pizza.

LÈNE: Moi aussi.

JÉLIQUE: J’ai vu la mer du nord, la mer du sud, la mer de l’ouest, la mer de l’est. 

LÈNE: Moi aussi.

JÉLIQUE: Mais comme je n’avais pas de maillot, je ne me suis pas baignée.

LÈNE: Moi non plus, ah ça, non!

JÉLIQUE: Je n’avais pas de serviette non plus, d’ailleurs, et mon père me narguait sur sa planche à voile, de plus en plus loin, alors pas question d’intégrer la déraison.

LÈNE: Non, pas question! Ah ça, non!

JÉLIQUE: J’ai répandu sur mon chemin des mots et du bruit.

LÈNE: Moi aussi.

JÉLIQUE: J’ai embrassé des pays, j’ai libéré des peuples, j’ai marché avec des hordes de barbares, j’ai eu quinze enfants, et j’ai bu un peu de vin.

LÈNE: Quelle vie, quand même!

JÉLIQUE: Aujourd’hui, je célèbre.

LÈNE: Moi aussi.

JÉLIQUE: Je suis fière de mes années. Elles me sont chaudes.

LÈNE: Moi aussi.

JÉLIQUE: Et demain, je dormirai.

LÈNE: Moi aussi.

JÉLIQUE: Puis je disparaîtrai.

LÈNE: Adieu. Moi je reste.

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Adieu la mer

Au Bureau des comptes colossaux, le BCC, l’avancement est rare, la compétition féroce, le stress aigu. Dubochet bossait depuis onze ans et neuf mois. Dossier impeccable. Pas un seul congé de maladie, pas une erreur, pas une plainte. Seule ombre au tableau, toute petite, qu’on ne rappelle que par souci de véracité: il y a cinq ans, il est entré sept minutes en retard, parce qu’on lui avait volé sa voiture. Le premier janvier, Dubochet a déterminé qu’il méritait le prochain avancement annoncé par la direction.

Sauf que Dubochet avait un concurrent. Dubedout estimait, lui aussi, mériter l’avancement. Dossier impeccable. Pas un seul congé de maladie, pas une erreur, pas une plainte. Pas même d’ombre au tableau. Mais il bossait chez BCC depuis seulement onze ans et deux mois. Sept de moins que Dubochet.

Si l’un priait pour que ses sept minutes soient oubliées, l’autre priait pour que ses sept mois le soient.

Face à l’incertitude, égorgé par l’angoisse, Dubochet élabore mille stratégies pour mener une bataille victorieuse contre son concurrent Dubedout. Pendant des jours et des semaines, il échafaude des plans complexes, qui tous finissent par se heurter à un mur inébranlable: la possibilité de provoquer le dépôt d’une plainte contre lui.

Un mercredi matin à huit heures quarante-trois, l’inspiration le chatouille. Il a trouvé! La première tâche d’un conquérant n’est-elle pas de connaître son ennemi? La plupart des communications entre la direction et les employés se font par courriel, mais pour les sujets délicats, ou importants, le papier demeure encore le principal messager. Dubochet, solennel, détermine qu’il subtilisera les lettres officielles de la BCC adressées à Dubedout, déposées dans son casier tous les matins. Il ne les volera pas, il en retardera simplement la livraison de vingt-quatre heures, le temps de les lire, le soir venu, après avoir lu les siennes.

Après quelques semaines, Dubochet sait ainsi que Dubedout a déposé, tout comme lui-même, sa candidature pour obtenir l’avancement prévu. Il apprend aussi que Dubedout s’est inscrit à une formation en traitement des comptes colossaux catégorie quatre, qu’il accepte de reporter ses vacances, à la demande de la direction, qu’il complétera les tâches d’un collègue absent pour cause d’infarctus. Tout cela inquiète vivement Dubochet.

Un mardi soir de mai, il s’installe dans son fauteuil préféré, près de la fenêtre, et lit son courrier de la BCC. Fracas et ravages! La direction lui apprend que le choix du candidat fut un très long, très profondément laborieux, très douloureusement respectueux exercice, et que malgré ses faits d’armes remarquables, sa candidature n’a pas été retenue. Éperdu, il bondit sur ses pieds, il chancelle, il s’évanouit.

Il ne se réveille que le lendemain matin. Déjà en retard de cinquante-trois minutes. Sans prendre la peine de se doucher, et il aurait dû, car il ne sentait pas bon, il fonce à la BCC, se précipite à son poste de travail, et entame de déchirer tous les dossiers en éventail devant lui. Au rythme qu’il progresse, Dubochet pourrait bien déchiqueter toute la BCC. Heureusement pour la direction, les clients et les actionnaires, deux commissionnaires arrivent au pas de course, le soulèvent de sa chaise, l’expulsent manu militari.

Cul sur le trottoir, il pleure son dépit, aveugle aux regards réprobateurs de ses semblables, quand des derniers étages de l’immeuble de la BCC est lancé un petit bout de papier rose. Le papier virevolte, effectue plus d’une cabriole avant d’atterrir directement sur le nez humide de Dubochet. Sans même le retirer de sa protubérance, il parvient à lire le seul mot inscrit bleu sur rose, INGRAT.

Sans travail pour cause de déchirure, Dubochet erre tout le jour dans les rues avoisinantes, incapable de reprendre sagement sa voiture, de rentrer chez lui. Même s’il avance au hasard, prenant à droite, à gauche, sans se soucier du sens, il se retrouve continuellement devant la BCC.

Sans surprise, à la fin de la journée de travail il réapparaît, fantôme d’une autre époque, devant la BCC. Les employés sortent, les uns derrière les autres, dans l’ordre alphabétique, comme d’habitude. Bergougnoux, Chériout, Dubedout. Dubedout! La vue du rival éblouit Dubochet, qui s’expulse de sa torpeur et explose devant les employés engourdis.

Dubochet sonne la charge! Il galope jusqu’à Dubedout, et sans crier gare, mène un premier assaut. D’un coup de tête dans le ventre, il renverse son ennemi, qui s’écroule mollement. Dubochet rassemble ses troupes, et attaque par le flanc droit, brise des côtes, perce le foie, ouvre des plaies qui saignent sur le ciment. Sans laisser de répit au Dubedout croulant, il frappe par le flanc gauche, fracasse la mâchoire, perfore un poumon, harponne le cœur.

Éreinté par la bataille, Dubochet s’empare d’un trombone qui traînait au fond de sa poche, et plante la note bleue sur papier rose dans un des yeux du nouveau mort. INGRAT

Au poste de police, après avoir recouvré ses forces, Dubochet avoue tout, sereinement. Il sortira dans vingt-cinq ans, donc à cinquante-deux ans calcule-t-il, se fera chômeur sur le bord de la mer, épousera une tortue, ou un marsouin.

L’inspecteur Dufourcet, qui a fouillé l’appartement de Dubochet, grimace. Il sort de son dossier une lettre, lui demande s’il s’agit bien de la lettre qui a tout déclenché. Sans hésiter, Dubochet confirme. Dufourcet l’invite à bien lire le nom du destinataire. Dubochet, digne et triomphant, se penche et lit. Monsieur Dubedout, peut-il déchiffrer, à travers les torrents qui jaillissent du fond de son âme.

En plus de l’accusation d’homicide volontaire avec facteurs aggravants, qui lui permettait une libération conditionnelle au bout de vingt-cinq années de travaux forcés, Dufourcet lui annonce qu’il sera aussi inculpé pour le vol d’une lettre. Il risque maintenant la perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Adieu la mer. Adieu la tortue. Adieu le marsouin.

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J’aurais dû apporter un livre en Patagonie

Je suis tombé de la terre. Je marchais, je voyageais, je complétais, comme on dit, un tour du monde. Jamais entendu qu’on pouvait tomber de la terre. Jamais. Alors quand je me suis enfoncé dans le désert de Patagonie, je n’ai pris aucune précaution, j’ai marché à découvert, confiant comme un môme dans les bras de sa mère. Nous étions dix, mais à un certain moment, comme les autres se reposaient j’ai exploré seul les alentours sur peut-être un kilomètre. Une brise m’a effleuré la joue, et cela a suffi pour me faire tomber, exactement comme un grain de sable tomberait d’un ballon, si on le retournait. Comme il n’y avait pas le moindre arbre auquel m’accrocher, j’ai culbuté dans l’espace interplanétaire.
À ce que je sache, personne d’autre n’est tombé. Depuis le début de ma chute, il n’y a rien autour de moi. Alors, ne me demandez pas d’expliquer ce qui m’arrive, je ne le pourrais pas plus que vous. Quelques scientifiques dans quelques observatoires top secret possèdent peut-être la clef de l’énigme, mais je ne compte pas sur eux pour me rattraper.

Normalement, dès qu’on quitte l’atmosphère, on se retrouve sans air, on crève. Pas moi. Au contraire, pendant ma dégringolade, pour passer le temps je gueule une chanson de Metallica et j’écris. Donc je vis. Mon baccalauréat en sciences humaines ne me permet pas d’avancer une hypothèse qui se tienne, mais je dirais que j’ai pénétré dans une trouée, une zone pas plus grande que la circonférence de mon corps où l’attraction terrestre et les autres règles de l’univers ne s’appliquent pas, pour une seconde, pour une fraction de seconde.

Ici, tout est noir. Je vois encore la terre, mais je ne distingue plus les continents. Elle me semble si dérisoire, moi qui ai mis deux ans à la parcourir dans tous les sens. Ah, si je pouvais parler à cette Bostonnaise qui m’a chipé mon portefeuille à Bornéo, au lieu de la dénoncer je lui offrirais mon portable, mes vêtements, même mon cahier de notes. Et moi qui avais peur, quand un grand Russe a surgi devant moi, fusil en bandoulière, dans les montagnes de Mongolie! Avoir su! Avoir su, je serais resté chez moi, et j’aurais ri du matin au soir. Rien que ça. Rire, toujours rire, surtout quand mes voisins sortent du placard leurs têtes d’enterrement.

Maintenant, j’ai plutôt l’air con. Mon état actuel me fait marrer, il n’y a pas de doute, mais peut-on encore rire quand il n’y a plus personne autour de soi? Voyez la scène, si on m’interrogeait. Votre occupation Monsieur? Tombeur. Je tombe, c’est tout ce que je fais. Burlesque. Habituellement, lorsqu’on tombe, ça finit toujours par faire paf. Qu’on tombe d’un meuble ou d’un immeuble, ça se conclut par un paf plus ou moins brutal, et toujours assez rapidement. Qui prend des notes lorsqu’il tombe? Personne. Tandis que moi, j’ai tout mon temps pour scribouiller et surtout, ça ne fait pas paf.

Du moins pas encore. J’ai vu passer quelques planètes, Mars, Jupiter, Saturne, et chaque fois, un frisson m’a parcouru l’échine. À chacune d’entre elles, je pressentais le paf final. Car tomber de si haut, ça ne manquera pas de faire mal, très très mal. Ça fera peut-être tellement mal que je ne sentirai rien, je serai pulvérisé instantanément, et mon petit voyage se terminera en queue de poisson, loin de chez moi.

Je dois filer à une bonne vitesse, parce que de la Patagonie à Saturne, c’est toute une trotte! Ce doit être ma trouée. Explication sans doute débile, mais puisque je n’ai personne avec qui la partager, personne ne la contredira. Faut bien que j’interprète cette charmante culbute.

Je n’ai ni faim, ni soif, ni envie de pipi. Le temps est long, à chuter.

Salut Uranus! Long time no see! Quel idiot. S’il y avait des Uranusiens, rien n’indique qu’ils comprendraient l’anglais. Pas parce que la Nasa diffuse du rock n’roll partout dans l’univers qu’ils le captent, et peut-être qu’ils détestent le rock n’roll et préfèrent la polka.

Tiens, Neptune. Mon père possédait un hors-bord Neptune.

Je chute.

Je chute encore.

Je devrais me forcer à noter, tout noter. Mais je me lasse.

Ce cahier. J’avais oublié ce cahier. Depuis combien d’années? Depuis combien de siècles est-ce que je chute?

Je ne vieillis pas. Je n’ai besoin de rien.

Pas de regrets, pas d’espérance, pas de larmes.

J’aurais dû apporter un livre en Patagonie, n’importe lequel. J’aurais pu le lire et le relire quelques milliers de fois. Je peux toujours écrire des contes, des thèses, des blagues, des traités. J’attendrai de les oublier. Puis je les relirai. Ça passera le temps.

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Sublime extrême blogueuse

Un parc, un frêne, un homme, Vidal.

VIDAL: J’aurais dû me douter que je n’aurais pas le temps de quitter Chartres, de foncer jusqu’à Orly, de traverser l’océan, de descendre à Pierre-Elliott-Trudeau, de sauter dans un taxi, et d’être à l’heure au parc La Fontaine. Cette sublime extrême blogueuse a joué serré, et j’ai perdu. Je suis en retard, mais s’est-elle présentée?

FRÊNE: Si si, elle était là, exactement où vous vous tenez, il n’y a pas deux heures de cela. Elle vous a attendu au moins cinquante-trois minutes vingt-huit secondes.

VIDAL: Oh! Vous m’avez fait peur! C’est vous qui avez parlé?

FRÊNE: Si si. Je ne voulais pas vous effrayer, seulement vous informer.

VIDAL: C’est bien la première fois qu’un frêne me parle!

FRÊNE: Vous ne sortez pas beaucoup, Monsieur.

VIDAL: Au contraire, mais un frêne qui parle! J’ai bavardé avec des chênes, j’ai débattu avec des saules, j’ai même chanté en chœur avec des bouleaux, mais avec un frêne, ça non, jamais.

FRÊNE: Pouvez-vous me gratter, juste en bas, là. Merci. J’ai des fourmis dans le tronc.

VIDAL: Comment savez-vous que la femme qui a attendu ici est cette sublime extrême blogueuse?

FRÊNE: Ce n’était peut-être pas elle. Décrivez-la-moi, que je vois.

VIDAL: C’est simple, si ses photos et ses vidéos disent la vérité, elle a de jolis yeux et de jolis pieds.

FRÊNE: C’était tout à fait elle. Avec toutes ces joliesses.

VIDAL: Souhaitait-elle vraiment me rencontrer? Parce qu’elle aurait pu, enfin, si elle avait vraiment voulu, pourquoi ne pas attendre une heure de plus, deux heures de plus, moi j’aurais attendu un jour de plus, j’aurais attendu jusqu’à ne plus pouvoir attendre.

FRÊNE: Elle ne pouvait plus attendre. Il y avait un geai sur ma première branche. Elle a dit, je compte jusqu’à cinq, et si le geai est encore là, c’est qu’il viendra. Elle a compté. À quatre, le geai est parti. Alors elle a cessé de vous attendre.

VIDAL: Ça explique tout. 

FRÊNE: Vraiment? En tout cas, au début, elle était très excitée. Elle répétait, j’espère qu’il réussira, j’espère qu’il viendra. J’ai cru que c’était une autre de leurs histoires d’amour, alors j’ai failli intervenir, tenter de la dissuader. L’effrayer peut-être.

VIDAL: Vous êtes horrible. Et si de l’amour, il en tombait?

FRÊNE: L’amour, c’est un détournement d’idée. J’en ai trop connu. Ils s’appuient contre moi, ils s’embrassent, s’intercalent comme ils peuvent, et finissent par me tatouer des cœurs au couteau. Sadiques.

VIDAL: Cette sublime extrême blogueuse espérait et c’était moi, moi qui meublais son espoir.

FRÊNE: Alors vous! Vous vous en racontez de belles! Après avoir espéré, elle a douté. Et ça n’a pas été long, je vous assure. Jamais il n’aura le courage de se lancer dans cette aventure, et toutes sortes de supputations semblables. Méditez là-dessus, mon cher, elle a douté de vous! J’ignore ce que vous vous étiez promis, mais elle n’y croyait plus, plus du tout. Elle s’est même interrogée sur votre existence! C’est quand même quelque chose! Elle a imaginé toutes sortes d’hurluberlus se cachant derrière votre photo, des vieillards essoufflés, des pervers édentés, des matrones esseulées.

VIDAL: Moi qui suis là! Fidèle portrait de ma photo! Par où est-elle partie?

FRÊNE: Par là.

VIDAL: Où, là?

FRÊNE: Vous n’aurez qu’à demander aux frênes, à tous les frênes du parc, de la ville, du pays si vous y tenez! Vous partez déjà? Vous ne voulez pas savoir ce qui a succédé au doute?

VIDAL: Elle m’a espéré à nouveau?

FRÊNE: Non. Elle a converti son doute. Elle a cessé de douter de vous, pour douter d’elle-même. Que je suis présomptueuse! Penser qu’on pourrait quitter une cathédrale si moyenâgeuse pour s’envoler vers une femme si blogueuse!

VIDAL: Ça me fend le coeur!

FRÊNE: Ne fendez pas trop, ça n’a pas duré. Elle a bien vite rigolé. C’est une idée extrême, mais sublime que j’ai eue là! Quel jeu! Inviter dans ce parc un abonné du blogue! S’il y parvient, tant mieux, on boit un café, on papote, et bonsoir! S’il n’y parvient pas, tant pis. Puis il y a eu le geai. Puis elle a compté. Puis elle est partie. Vous partez, ça y est? Vous partez.

Un parc, des frênes, un homme qui demande à chacun d’entre eux s’il a vu une sublime extrême blogueuse.

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Misère de la philosophie

Place des Lilas. Un homme très chic sur un banc tient un livre ouvert. Jefferson. Il ne lit pas. Il a trouvé ce livre sur le banc, il le fixe d’un regard vide. Une quadragénaire obèse s’assied près de lui. Lèvre inférieure pendante, elle plonge du nez vers l’écran de son téléphone.

JEFFERSON: Comment être heureux?

QUADRAGÉNAIRE: Pardon? Vous me parlez?

Jefferson opine, sans détacher son regard absent de la page cent quarante-deux, répète sa question.

QUADRAGÉNAIRE: Est-ce que je sais moi!

Elle se lève précipitamment, et parvient à fendre la foule, là-bas, et à disparaître.

Une longue femme d’une trentaine d’années portant un énorme cabas multicolore prend sa place.

JEFFERSON: Comment être heureux?

La femme sursaute, légèrement, considère un instant la foule.

LONGUE FEMME: Il faut partir d’ici. Voilà.

Trente-quatre minutes plus tard, elle se lève, et un étudiant aussitôt s’assied, essoufflé.

JEFFERSON: Comment être heureux?

Le jeune homme s’essuie le front.

ÉTUDIANT: Faut du fric. Sans fric, t’es cuit.

Toute la journée, ça se succède sur le banc, près de Jefferson, dont l’œil ne quitte pas la page cent quarante-deux. Toujours la même question.

AVOCAT: Rentrez chez vous, on pourrait vous accuser d’outrage à la quiétude publique.

VIEIL HOMME: Hélas mon cher, l’est-on plus qu’un jour dans sa vie?

SPORTIVE: Inscrivez-vous! Engagez-vous! Fixez l’objectif! Suez! Suez! Suez!

VENDEUSE: Un jour à la fois, mon grand.

GAMIN: Rentrer à l’heure que tu veux… Il y a aussi Gaëlle…

SECRÉTAIRE: En voilà une question! Qu’est-ce que vous lisez?

ENSEIGNANTE: Vous serez heureux à la seconde où vous déciderez de l’être.

POLICIER: Esquivez!

BOULANGER: Travaillez!

CONCIERGE: Stérélizez!

DIRECTRICE: Réclamez!

MÉCANICIEN: Méditez!

COUTURIÈRE: Pondérez!

DÉPUTÉE: Embrassez!

GARDIEN: Philosophez!

GÉNÉRAL: Regrettez!

Une femme d’une vingtaine d’années, timide, s’assied à l’extrémité du banc, si près du bord qu’une brise pourrait la faire tomber.

JEFFERSON: Comment être heureux?

JEUNE FEMME: Quand je lis Karl Marx, je suis heureuse.

Comme à son habitude, Jefferson reste de glace, l’œil sur la page cent quarante-deux qu’il ne lit pas. La jeune femme s’étonne de l’apathie d’un homme si intéressé par le bonheur. À force de le détailler, discrètement, elle s’étonne à nouveau. Elle croit reconnaître le livre qu’il tient entre ses mains.

JEUNE FEMME: Avez-vous trouvé ce livre sur ce banc? Car j’en avais un pareil. Mon nom est écrit à l’intérieur, je le fais toujours, c’est pratique lorsque j’égare mes livres. Ça m’arrive souvent. Je lis, c’est bête, et je me disloque. Je perds de l’unité, vous comprenez? Alors quand je suis ainsi, si multipliée, comment passer d’une ligne à l’autre, comment me rappeler que je lis, comment exiger de mes mains qu’elles tiennent le livre? Inconcevable. Pour terminer un livre, je dois parfois acheter jusqu’à cinq exemplaires. Ma bibliothèque est pratiquement vide, même si je lis depuis que j’ai des yeux. Parfois le hasard me les ramène, et je crois bien qu’il vous a guidé vers moi. Vous permettez que je vérifie si c’est bien le mien? Oh, vous pouvez poursuivre votre lecture, j’attendrai, j’ai toujours beaucoup à lire sur moi, et je suis ici pour longtemps. Vous voyez, c’est bien le mien, là, oui là, c’est mon nom. Vous ne voulez pas poursuivre votre lecture? Pourtant, vous n’en êtes qu’à la page cent quarante-deux. C’est vrai que Misère de la philosophie, quand il fait si beau, bien des gens n’aiment pas. On me l’a dit. Remarquez, moi ça m’indiffère, le temps qu’il fait, j’aime inventer le temps qu’il fait.

La jeune femme lui retire le livre, délicatement, le glisse dans son sac. Jefferson ne bronche pas mais son corps frémit, imperceptiblement. À ses côtés, la jeune femme est déjà loin, au fond des pages du bouquin qu’elle avait entamé avant qu’il ne l’interroge.

Ils sont toujours là lorsque le soleil s’évanouit. La jeune femme lit toujours, à la lumière diffuse du lampadaire. Là-bas, la foule s’étiole, se rajeunit, danse d’un nouveau pas. Un léger vent d’est se lève, se faufile entre les immeubles, frôle les têtes, monte et descend le long des façades chaudes, court vers Jefferson et la lectrice, ralentit, tournoie, se redresse et fond sur eux. Dès qu’il la touche, les pages du livre frissonnent, dès qu’il le touche, il se pulvérise. La deuxième vague de vent nettoie le banc, plus une trace de Jefferson, et la jeune femme tourne et tourne les pages.

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Irradiance

Élora avait réussi l’incroyable tour de force de réunir dans son immeuble ses quatre amants. Le scaphandrier avait emménagé au numéro deux, le saxophoniste au numéro quatre, l’archiviste au numéro six, et le téléphoniste au numéro huit. Elle, qui logeait au numéro trois, passait de l’un à l’autre à volonté, sans avoir à sortir de chez soi.

Évidemment, les murs étaient parfaitement insonorisés, et chacun des amants ignorait jusqu’à l’existence des autres compères. Ce beau voisinage vivait dans une harmonie dont rêvaient les résidents des autres étages, et à vrai dire, de tout le quartier. Mais les envieux avaient beau espérer, jamais ils ne pourraient goûter les félicités d’une si douce vie, parce que son ciment leur manquait: Élora.

Sans elle, c’eût été la guerre, et nul ne doute que les amants se seraient entretués avec hardiesse et promptitude. Mais par son naturel, Élora apaisait les plus belliqueux d’entre eux.

Le pire était sans doute, de l’avis de tous les observateurs, l’archiviste. Sa profession monotone camouflait à merveille un tempérament vif, qui l’entraînait régulièrement dans des batailles de sombres ruelles. Le moins joli de tous, il vacillait toujours sur son fil, persuadé que toutes les ombres autour de lui, ainsi que les chats et les chauves-souris, ne rêvaient que de le faire basculer dans le vide. Quand Élora lui rendait visite, son esprit filait à toute vitesse vers les chaudes prairies de la tendresse, et ça poussait les herbes grasses, les lourdes fleurs et les puissants érables. Pour un instant, leurs peaux se fusionnaient, et ça devenait parfois difficile de les distinguer l’un de l’autre. Mais rassurons-nous, ça ne durait pas. Élora, très sérieuse, rentrait faire la lessive chez elle.

L’archiviste ne la voyait plus pendant deux semaines, trois semaines, parfois plus. Mais il savait qu’elle reviendrait, et c’est pourquoi il se terrait sagement chez lui, échafaudant les plus intelligents des plans pour la capter dans ses filets ardents, la prochaine fois.

Chez le scaphandre, ça se passait plus calmement. Une courte visite, parfois juste pour dire bonjour, boire une bière, manger des sardines. Cela suffisait à l’homme aquatique pour entretenir son bon petit espoir, qu’il transportait comme un outil.

Le saxophoniste quant à lui faisait des manières, pleurait chaque fois qu’Élora partait. Il menaçait de quitter la ville, de se faire moine, de s’engager dans l’armée. Tous, à part lui-même, savaient que ce n’étaient que des mots.

Chez le téléphoniste, les choses se déroulaient d’une tout autre manière. Élora ne s’y rendait que très rarement. Une fois par année, peut-être deux, mais personne ne s’en souvient vraiment. Par contre, lorsqu’elle entrait chez lui, Élora s’y arrêtait pour des semaines, voire des mois. Ensemble, ils vivaient comme ces gens qui vivent ensemble. Repas, baise, dodo, vaisselle, aspirateur, baise, lecture, télé, tylenols, dodo, repas, télé, baise, vaisselle, apéro, aspirateur. Jusqu’au matin, ou à l’après-midi, ou au soir, où elle descendait le corridor vers son appartement, numéro trois, ou encore directement chez le scaphandrier, l’archiviste ou le saxophoniste.

Puis les années s’écoulèrent et les affaires d’Élora prirent de l’expansion. Elle parvint à remplir un second étage avec de nouveaux amants, tout neufs et parfois plus jeunes. Et puisque la croissance est de mise, et que les vieux amants avaient tendance à s’assécher, en particulier le scaphandrier, depuis qu’on l’avait sorti de l’eau, et l’archiviste, qui à force de ne plus rien archiver s’effritait comme les feuilles des vieux documents.

Un troisième étage fut rempli peu de temps après, avec des amants tout neufs encore, et parfois plus jeunes. Puis un quatrième étage, et un cinquième, jusqu’à ce que tout l’immeuble soit rempli des amants d’Élora, qui elle, cela nul n’a encore pu l’expliquer, ne vieillissait pas, ne s’asséchait pas, ne disparaissait pas.

Ce qui est beau, et qui faisait l’admiration de tous, y compris du maire, des conseillers municipaux et des camelots, est l’irradiance qui se dégageait de cet immeuble débordant d’espérances vives. Cette irradiance était visible à l’œil nu, et les nuits de canicule, particulièrement, les photographes doués parvenaient à croquer des images époustouflantes.

Élora, toujours pareille à elle-même, songea à remplir d’autres immeubles du quartier. Paisible conquérante, elle s’interrogeait sur l’avenir. Finirait-elle par remplir tous les immeubles de la ville? Du pays? Du monde? L’idée, on s’en doute, la faisait douter.

Face à cette irrésolution, Élora s’accorda des vacances sur la lune, pour se ressourcer. Elle n’apporta qu’une valise de livres, et très peu de vêtements. Comme personne ne la suivit, mais alors là personne de personne, eh bien nous ne savons rien de son séjour là-bas. Sauf qu’à son retour, ce fut le choc.

Élora avait vieilli, et pas qu’à peu près. L’air de la lune, faut-il en conclure, ne lui va pas. Lorsqu’elle réintégra l’appartement trois, personne dans les corridors ne la reconnut. Elle s’enferma chez elle, dépitée par sa décrépitude, et au bout d’une semaine, se mit à hurler tous les soirs qu’elle ne voulait pas mourir. Pauvre Élora.

L’irradiance autour de l’immeuble s’éteignit peu à peu, et en moins d’un mois les rares locataires encore vivants avaient déserté. Le vent s’engouffrait dans les corridors par les portes battantes et les fenêtres brisées. Mais Élora ne mourut pas. Elle continua de vieillir, année après année, comme si elle devait vieillir à jamais.

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