Adieu la mer

Au Bureau des comptes colossaux, le BCC, l’avancement est rare, la compétition féroce, le stress aigu. Dubochet bossait depuis onze ans et neuf mois. Dossier impeccable. Pas un seul congé de maladie, pas une erreur, pas une plainte. Seule ombre au tableau, toute petite, qu’on ne rappelle que par souci de véracité: il y a cinq ans, il est entré sept minutes en retard, parce qu’on lui avait volé sa voiture. Le premier janvier, Dubochet a déterminé qu’il méritait le prochain avancement annoncé par la direction.

Sauf que Dubochet avait un concurrent. Dubedout estimait, lui aussi, mériter l’avancement. Dossier impeccable. Pas un seul congé de maladie, pas une erreur, pas une plainte. Pas même d’ombre au tableau. Mais il bossait chez BCC depuis seulement onze ans et deux mois. Sept de moins que Dubochet.

Si l’un priait pour que ses sept minutes soient oubliées, l’autre priait pour que ses sept mois le soient.

Face à l’incertitude, égorgé par l’angoisse, Dubochet élabore mille stratégies pour mener une bataille victorieuse contre son concurrent Dubedout. Pendant des jours et des semaines, il échafaude des plans complexes, qui tous finissent par se heurter à un mur inébranlable: la possibilité de provoquer le dépôt d’une plainte contre lui.

Un mercredi matin à huit heures quarante-trois, l’inspiration le chatouille. Il a trouvé! La première tâche d’un conquérant n’est-elle pas de connaître son ennemi? La plupart des communications entre la direction et les employés se font par courriel, mais pour les sujets délicats, ou importants, le papier demeure encore le principal messager. Dubochet, solennel, détermine qu’il subtilisera les lettres officielles de la BCC adressées à Dubedout, déposées dans son casier tous les matins. Il ne les volera pas, il en retardera simplement la livraison de vingt-quatre heures, le temps de les lire, le soir venu, après avoir lu les siennes.

Après quelques semaines, Dubochet sait ainsi que Dubedout a déposé, tout comme lui-même, sa candidature pour obtenir l’avancement prévu. Il apprend aussi que Dubedout s’est inscrit à une formation en traitement des comptes colossaux catégorie quatre, qu’il accepte de reporter ses vacances, à la demande de la direction, qu’il complétera les tâches d’un collègue absent pour cause d’infarctus. Tout cela inquiète vivement Dubochet.

Un mardi soir de mai, il s’installe dans son fauteuil préféré, près de la fenêtre, et lit son courrier de la BCC. Fracas et ravages! La direction lui apprend que le choix du candidat fut un très long, très profondément laborieux, très douloureusement respectueux exercice, et que malgré ses faits d’armes remarquables, sa candidature n’a pas été retenue. Éperdu, il bondit sur ses pieds, il chancelle, il s’évanouit.

Il ne se réveille que le lendemain matin. Déjà en retard de cinquante-trois minutes. Sans prendre la peine de se doucher, et il aurait dû, car il ne sentait pas bon, il fonce à la BCC, se précipite à son poste de travail, et entame de déchirer tous les dossiers en éventail devant lui. Au rythme qu’il progresse, Dubochet pourrait bien déchiqueter toute la BCC. Heureusement pour la direction, les clients et les actionnaires, deux commissionnaires arrivent au pas de course, le soulèvent de sa chaise, l’expulsent manu militari.

Cul sur le trottoir, il pleure son dépit, aveugle aux regards réprobateurs de ses semblables, quand des derniers étages de l’immeuble de la BCC est lancé un petit bout de papier rose. Le papier virevolte, effectue plus d’une cabriole avant d’atterrir directement sur le nez humide de Dubochet. Sans même le retirer de sa protubérance, il parvient à lire le seul mot inscrit bleu sur rose, INGRAT.

Sans travail pour cause de déchirure, Dubochet erre tout le jour dans les rues avoisinantes, incapable de reprendre sagement sa voiture, de rentrer chez lui. Même s’il avance au hasard, prenant à droite, à gauche, sans se soucier du sens, il se retrouve continuellement devant la BCC.

Sans surprise, à la fin de la journée de travail il réapparaît, fantôme d’une autre époque, devant la BCC. Les employés sortent, les uns derrière les autres, dans l’ordre alphabétique, comme d’habitude. Bergougnoux, Chériout, Dubedout. Dubedout! La vue du rival éblouit Dubochet, qui s’expulse de sa torpeur et explose devant les employés engourdis.

Dubochet sonne la charge! Il galope jusqu’à Dubedout, et sans crier gare, mène un premier assaut. D’un coup de tête dans le ventre, il renverse son ennemi, qui s’écroule mollement. Dubochet rassemble ses troupes, et attaque par le flanc droit, brise des côtes, perce le foie, ouvre des plaies qui saignent sur le ciment. Sans laisser de répit au Dubedout croulant, il frappe par le flanc gauche, fracasse la mâchoire, perfore un poumon, harponne le cœur.

Éreinté par la bataille, Dubochet s’empare d’un trombone qui traînait au fond de sa poche, et plante la note bleue sur papier rose dans un des yeux du nouveau mort. INGRAT

Au poste de police, après avoir recouvré ses forces, Dubochet avoue tout, sereinement. Il sortira dans vingt-cinq ans, donc à cinquante-deux ans calcule-t-il, se fera chômeur sur le bord de la mer, épousera une tortue, ou un marsouin.

L’inspecteur Dufourcet, qui a fouillé l’appartement de Dubochet, grimace. Il sort de son dossier une lettre, lui demande s’il s’agit bien de la lettre qui a tout déclenché. Sans hésiter, Dubochet confirme. Dufourcet l’invite à bien lire le nom du destinataire. Dubochet, digne et triomphant, se penche et lit. Monsieur Dubedout, peut-il déchiffrer, à travers les torrents qui jaillissent du fond de son âme.

En plus de l’accusation d’homicide volontaire avec facteurs aggravants, qui lui permettait une libération conditionnelle au bout de vingt-cinq années de travaux forcés, Dufourcet lui annonce qu’il sera aussi inculpé pour le vol d’une lettre. Il risque maintenant la perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Adieu la mer. Adieu la tortue. Adieu le marsouin.

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