Je suis tombé de la terre. Je marchais, je voyageais, je complétais, comme on dit, un tour du monde. Jamais entendu qu’on pouvait tomber de la terre. Jamais. Alors quand je me suis enfoncé dans le désert de Patagonie, je n’ai pris aucune précaution, j’ai marché à découvert, confiant comme un môme dans les bras de sa mère. Nous étions dix, mais à un certain moment, comme les autres se reposaient j’ai exploré seul les alentours sur peut-être un kilomètre. Une brise m’a effleuré la joue, et cela a suffi pour me faire tomber, exactement comme un grain de sable tomberait d’un ballon, si on le retournait. Comme il n’y avait pas le moindre arbre auquel m’accrocher, j’ai culbuté dans l’espace interplanétaire.
À ce que je sache, personne d’autre n’est tombé. Depuis le début de ma chute, il n’y a rien autour de moi. Alors, ne me demandez pas d’expliquer ce qui m’arrive, je ne le pourrais pas plus que vous. Quelques scientifiques dans quelques observatoires top secret possèdent peut-être la clef de l’énigme, mais je ne compte pas sur eux pour me rattraper.
Normalement, dès qu’on quitte l’atmosphère, on se retrouve sans air, on crève. Pas moi. Au contraire, pendant ma dégringolade, pour passer le temps je gueule une chanson de Metallica et j’écris. Donc je vis. Mon baccalauréat en sciences humaines ne me permet pas d’avancer une hypothèse qui se tienne, mais je dirais que j’ai pénétré dans une trouée, une zone pas plus grande que la circonférence de mon corps où l’attraction terrestre et les autres règles de l’univers ne s’appliquent pas, pour une seconde, pour une fraction de seconde.
Ici, tout est noir. Je vois encore la terre, mais je ne distingue plus les continents. Elle me semble si dérisoire, moi qui ai mis deux ans à la parcourir dans tous les sens. Ah, si je pouvais parler à cette Bostonnaise qui m’a chipé mon portefeuille à Bornéo, au lieu de la dénoncer je lui offrirais mon portable, mes vêtements, même mon cahier de notes. Et moi qui avais peur, quand un grand Russe a surgi devant moi, fusil en bandoulière, dans les montagnes de Mongolie! Avoir su! Avoir su, je serais resté chez moi, et j’aurais ri du matin au soir. Rien que ça. Rire, toujours rire, surtout quand mes voisins sortent du placard leurs têtes d’enterrement.
Maintenant, j’ai plutôt l’air con. Mon état actuel me fait marrer, il n’y a pas de doute, mais peut-on encore rire quand il n’y a plus personne autour de soi? Voyez la scène, si on m’interrogeait. Votre occupation Monsieur? Tombeur. Je tombe, c’est tout ce que je fais. Burlesque. Habituellement, lorsqu’on tombe, ça finit toujours par faire paf. Qu’on tombe d’un meuble ou d’un immeuble, ça se conclut par un paf plus ou moins brutal, et toujours assez rapidement. Qui prend des notes lorsqu’il tombe? Personne. Tandis que moi, j’ai tout mon temps pour scribouiller et surtout, ça ne fait pas paf.
Du moins pas encore. J’ai vu passer quelques planètes, Mars, Jupiter, Saturne, et chaque fois, un frisson m’a parcouru l’échine. À chacune d’entre elles, je pressentais le paf final. Car tomber de si haut, ça ne manquera pas de faire mal, très très mal. Ça fera peut-être tellement mal que je ne sentirai rien, je serai pulvérisé instantanément, et mon petit voyage se terminera en queue de poisson, loin de chez moi.
Je dois filer à une bonne vitesse, parce que de la Patagonie à Saturne, c’est toute une trotte! Ce doit être ma trouée. Explication sans doute débile, mais puisque je n’ai personne avec qui la partager, personne ne la contredira. Faut bien que j’interprète cette charmante culbute.
Je n’ai ni faim, ni soif, ni envie de pipi. Le temps est long, à chuter.
Salut Uranus! Long time no see! Quel idiot. S’il y avait des Uranusiens, rien n’indique qu’ils comprendraient l’anglais. Pas parce que la Nasa diffuse du rock n’roll partout dans l’univers qu’ils le captent, et peut-être qu’ils détestent le rock n’roll et préfèrent la polka.
Tiens, Neptune. Mon père possédait un hors-bord Neptune.
Je chute.
Je chute encore.
Je devrais me forcer à noter, tout noter. Mais je me lasse.
Ce cahier. J’avais oublié ce cahier. Depuis combien d’années? Depuis combien de siècles est-ce que je chute?
Je ne vieillis pas. Je n’ai besoin de rien.
Pas de regrets, pas d’espérance, pas de larmes.
J’aurais dû apporter un livre en Patagonie, n’importe lequel. J’aurais pu le lire et le relire quelques milliers de fois. Je peux toujours écrire des contes, des thèses, des blagues, des traités. J’attendrai de les oublier. Puis je les relirai. Ça passera le temps.