La directrice

La directrice de l’École des Chutes laisse échapper un juron. Évidemment, c’est à peine audible, un murmure de souris. En l’absence de sa secrétaire, qui pousse pour extraire son troisième bébé, le travail s’accumule, les rendez-vous se perdent, les parents râlent, les enseignants réclament, les élèves se mutinent. Au moins, les briques de l’École des Chutes restent bien en place. Pour l’instant. Mais le quartier est dur, tout peut arriver. Une révolution, une démolition, une reconstitution.

Treize heures trente. Appel du Conseil scolaire au sujet du nouveau curriculum à mettre en place pour l’an prochain. La directrice met sur pause. Appel du libraire pour le paiement des livres expédiés en début d’année. La directrice met sur pause. Appel de sa sœur désemparée parce que son fils fume trop de marijuana. La directrice promet de la rappeler. Retour au Conseil scolaire. Le Conseil scolaire l’a mise sur pause. Appel du père de la petite Levasseur qui conteste l’évaluation arbitraire de sa dernière rédaction. La directrice lui donne rendez-vous. Appel de la sœur, une autre, qui l’informe que son mari mériterait qu’elle le défenestre. La directrice offre son aide.  Retour au libraire. La directrice lui promet un chèque. Madame Dubonnet, enseignante de quatrième, entre sans frapper, elle manque de papier, son ordinateur est encore en panne. La directrice prend note, merci. La mère du petit Castonguay vient le chercher pour un rendez-vous chez le dentiste. La directrice lui dit oui tout de suite. Elle reprend l’appel du Conseil scolaire, mais ils ont raccroché. Tant mieux. La directrice appuie sur le bouton de l’interphone.

DIRECTRICE: Colin Castonguay est demandé au secrétariat. Sa maman…

Appel du directeur de l’École des Monts, qui souhaite organiser un tournoi interscolaire d’échecs. La directrice l’assure qu’on en reparlera, mais oui, c’est une excellente idée. Le petit Castonguay se présente au secrétariat, la chemise sortie du pantalon, le nez humide. Sa mère l’emmène. La directrice regarde sa montre. Depuis huit heures ce matin, la folie. Éteint la sonnerie du téléphone, le répondeur sera sa secrétaire cet après-midi. Oublie d’éteindre l’interphone, un bidule étranger, du domaine de la secrétaire qui accouche.

DIRECTRICE: Pouet pouet pouet! Ro to to! Ro to to! Zac! Zac! Zac! Je vais exploser! Imploser! M’effondrer! Je vais te leur mettre leur curriculum et leurs factures dans ma culotte, et prout prout prout! Parlant de culotte, je devrais rappeler Gaston pendant que sa bonne femme Dubonnet bidouille son ordinateur, et puis non, à force de le rappeler, comment arriver à agripper le père de la petite Leclerc, si je batifole avec Gaston, et qu’est-ce que c’est cette note, l’enseignante de français de deuxième demande du soutien parce qu’elle a des élèves à besoins spéciaux, j’avais oublié, le p’tit pas vite et la grande folle, y a qu’à les mettre sur une tablette au fond de la salle, et zut, et cet abruti qui se prend pour un enseignant de sciences en cinquième, je te garde mon drôle parce qu’on a pas trouvé mieux, quelle école de misère, j’espère que Fred ira boire un coup avec ses collègues, pas envie de lui voir le toupet ce soir, j’parie qu’il fantasme quand il croise toutes ces vieilles peaux, si vous avez besoin de soutien, je suis là, je peux vous aider, avec sa voix de pauvre dégénéré, faut que je le jette, que j’lui arrache une p’tite somme et bye bye, et puis merde, je suis toute seule moi, j’appelle Gaston, tant pis pour Leclerc, je lui donnerai rendez-vous pour parler des progrès scolaires de la gamine, un p’tit décolleté et je te le harponne, mais pour ce soir, j’ai besoin de concret, j’ai besoin d’Gaston… Allo? Gaston? Je ne te dérange pas? Tu es libre ce soir? J’ai besoin de toi, mon Gaga! Vingt heures dans le stationnement de l’Hôtel de ville. Oui. Je réserve la chambre… Une chose réglée… Je me sens calmée d’un seul coup… Tout ce boulot à faire… Quel sal boulot! Me trouver autre chose… chanteuse country… gagner au loto… me dénicher un millionnaire… 

Dans la pièce d’à côté, une petite foule s’est rassemblée. Des enseignants, le concierge, quelques élèves qui ont réussi à se faufiler. Chuchotements scandalisés, visages rouges de colère, doigts levés et tremblotants, on sent la révolte qui gronde dans les murs de l’École des Chutes. La directrice, qui les aperçoit soudain, sursaute, puis éclate d’un beau grand rire cristallin.

DIRECTRICE: Si vous avez besoin de quoi que ce soit,  prenez rendez-vous. Moi, j’ai à faire.

Et la directrice quitte son bureau, quitte l’école. Pour de bon.

Traitement en cours…
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