Élora avait réussi l’incroyable tour de force de réunir dans son immeuble ses quatre amants. Le scaphandrier avait emménagé au numéro deux, le saxophoniste au numéro quatre, l’archiviste au numéro six, et le téléphoniste au numéro huit. Elle, qui logeait au numéro trois, passait de l’un à l’autre à volonté, sans avoir à sortir de chez soi.
Évidemment, les murs étaient parfaitement insonorisés, et chacun des amants ignorait jusqu’à l’existence des autres compères. Ce beau voisinage vivait dans une harmonie dont rêvaient les résidents des autres étages, et à vrai dire, de tout le quartier. Mais les envieux avaient beau espérer, jamais ils ne pourraient goûter les félicités d’une si douce vie, parce que son ciment leur manquait: Élora.
Sans elle, c’eût été la guerre, et nul ne doute que les amants se seraient entretués avec hardiesse et promptitude. Mais par son naturel, Élora apaisait les plus belliqueux d’entre eux.
Le pire était sans doute, de l’avis de tous les observateurs, l’archiviste. Sa profession monotone camouflait à merveille un tempérament vif, qui l’entraînait régulièrement dans des batailles de sombres ruelles. Le moins joli de tous, il vacillait toujours sur son fil, persuadé que toutes les ombres autour de lui, ainsi que les chats et les chauves-souris, ne rêvaient que de le faire basculer dans le vide. Quand Élora lui rendait visite, son esprit filait à toute vitesse vers les chaudes prairies de la tendresse, et ça poussait les herbes grasses, les lourdes fleurs et les puissants érables. Pour un instant, leurs peaux se fusionnaient, et ça devenait parfois difficile de les distinguer l’un de l’autre. Mais rassurons-nous, ça ne durait pas. Élora, très sérieuse, rentrait faire la lessive chez elle.
L’archiviste ne la voyait plus pendant deux semaines, trois semaines, parfois plus. Mais il savait qu’elle reviendrait, et c’est pourquoi il se terrait sagement chez lui, échafaudant les plus intelligents des plans pour la capter dans ses filets ardents, la prochaine fois.
Chez le scaphandre, ça se passait plus calmement. Une courte visite, parfois juste pour dire bonjour, boire une bière, manger des sardines. Cela suffisait à l’homme aquatique pour entretenir son bon petit espoir, qu’il transportait comme un outil.
Le saxophoniste quant à lui faisait des manières, pleurait chaque fois qu’Élora partait. Il menaçait de quitter la ville, de se faire moine, de s’engager dans l’armée. Tous, à part lui-même, savaient que ce n’étaient que des mots.
Chez le téléphoniste, les choses se déroulaient d’une tout autre manière. Élora ne s’y rendait que très rarement. Une fois par année, peut-être deux, mais personne ne s’en souvient vraiment. Par contre, lorsqu’elle entrait chez lui, Élora s’y arrêtait pour des semaines, voire des mois. Ensemble, ils vivaient comme ces gens qui vivent ensemble. Repas, baise, dodo, vaisselle, aspirateur, baise, lecture, télé, tylenols, dodo, repas, télé, baise, vaisselle, apéro, aspirateur. Jusqu’au matin, ou à l’après-midi, ou au soir, où elle descendait le corridor vers son appartement, numéro trois, ou encore directement chez le scaphandrier, l’archiviste ou le saxophoniste.
Puis les années s’écoulèrent et les affaires d’Élora prirent de l’expansion. Elle parvint à remplir un second étage avec de nouveaux amants, tout neufs et parfois plus jeunes. Et puisque la croissance est de mise, et que les vieux amants avaient tendance à s’assécher, en particulier le scaphandrier, depuis qu’on l’avait sorti de l’eau, et l’archiviste, qui à force de ne plus rien archiver s’effritait comme les feuilles des vieux documents.
Un troisième étage fut rempli peu de temps après, avec des amants tout neufs encore, et parfois plus jeunes. Puis un quatrième étage, et un cinquième, jusqu’à ce que tout l’immeuble soit rempli des amants d’Élora, qui elle, cela nul n’a encore pu l’expliquer, ne vieillissait pas, ne s’asséchait pas, ne disparaissait pas.
Ce qui est beau, et qui faisait l’admiration de tous, y compris du maire, des conseillers municipaux et des camelots, est l’irradiance qui se dégageait de cet immeuble débordant d’espérances vives. Cette irradiance était visible à l’œil nu, et les nuits de canicule, particulièrement, les photographes doués parvenaient à croquer des images époustouflantes.
Élora, toujours pareille à elle-même, songea à remplir d’autres immeubles du quartier. Paisible conquérante, elle s’interrogeait sur l’avenir. Finirait-elle par remplir tous les immeubles de la ville? Du pays? Du monde? L’idée, on s’en doute, la faisait douter.
Face à cette irrésolution, Élora s’accorda des vacances sur la lune, pour se ressourcer. Elle n’apporta qu’une valise de livres, et très peu de vêtements. Comme personne ne la suivit, mais alors là personne de personne, eh bien nous ne savons rien de son séjour là-bas. Sauf qu’à son retour, ce fut le choc.
Élora avait vieilli, et pas qu’à peu près. L’air de la lune, faut-il en conclure, ne lui va pas. Lorsqu’elle réintégra l’appartement trois, personne dans les corridors ne la reconnut. Elle s’enferma chez elle, dépitée par sa décrépitude, et au bout d’une semaine, se mit à hurler tous les soirs qu’elle ne voulait pas mourir. Pauvre Élora.
L’irradiance autour de l’immeuble s’éteignit peu à peu, et en moins d’un mois les rares locataires encore vivants avaient déserté. Le vent s’engouffrait dans les corridors par les portes battantes et les fenêtres brisées. Mais Élora ne mourut pas. Elle continua de vieillir, année après année, comme si elle devait vieillir à jamais.