Youpi

Pétronille vient de gagner dix millions deux cent cinquante-trois mille dollars au loto. Elle ira réclamer sa nouvelle fortune, demain matin. Ce soir, assise sur une chaise pliante, sur le balcon de son appartement, rue Boyer, elle observe les cyclistes qui se croisent sous ses yeux. Elle respire l’air de juillet, se sent pousser des ailes.

Je suis riche

Pétronille est orpheline, célibataire, sans emploi, et elle se demande parfois pourquoi. Pas souvent, car ça lui fout le cafard. Pétronille est sensible, plutôt que de courir le monde ou la ville, elle préfère lire, et lire beaucoup, même si les larmes lui viennent, surtout quand elle referme le livre et qu’elle réalise qu’elle lisait.

Maintenant qu’elle est millionnaire,  Pétronille décrète que l’ère du mouvement arrive. Elle compte donc se lancer dans le flot de bicyclettes, et couler avec tous ces gens colorés dans les veinules de Montréal. Mais elle ne possède pas de bicyclette.

Ce détail ne la freine pas. Pétronille subtilise discrètement la bicyclette de son voisin, qu’il laisse côté ruelle, sans cadenas. Elle enfourche sa bécane, et s’envole comme lorsqu’elle avait sept ans. Son coup de pédale chante, elle sourit à tous les cyclistes, la joie éclate dans ses yeux. Soudain, Pétronille, ses vêtements défraîchis, ses cheveux en bataille, sa taille en mauvais état, se sent belle et même fantastique.

Pétronille est amoureuse, elle le chante tout bas. De qui, elle l’ignore toujours, mais elle compte bien le découvrir avant d’arriver au parc Lafontaine. Elle croise Alexandre, elle en est amoureuse, elle dépasse Jonquille, elle en est amoureuse, elle salue Claudie, elle en est amoureuse, elle répond au salut de Loïc, elle en est amoureuse. Au feu de circulation sur Mont-Royal, elle se range près de Jasmin, et c’est le coup de foudre. Sans hésiter, oubliant qu’elle n’a pas le sou, malgré ses millions, elle l’invite au resto.

Moules frites, vin d’Alsace, saumon au bleu, ils goûtent le temps des amours naissantes. Quand vient le temps de régler l’addition, elle l’entraîne dans la rue en courant. Le patron les poursuit, appelle les flics, elle pousse Jasmin dans une ruelle, ils s’esclaffent. Ils s’embrassent longuement contre un mur de briques, au son des portes qui claquent. Il l’invite à poursuivre chez lui, pas loin. Trop banal, chuchote Pétronille, elle veut le faire là, tout de suite.

Retour vers la rue Mont-Royal. Une voiture garée en double, le chauffeur sort, un paquet à la main, s’engouffre dans un immeuble. Pétronille fait signe à Jasmin, elle saute derrière le volant, il se glisse côté passager, et les voilà partis dans une vieille Jetta. Ils roulent jusqu’au Cap Saint-Jacques, le font encore, et reviennent par le sud de l’île, lentement.

Ils abandonnent la voiture dans le Vieux-Montréal, remontent Saint-Denis à pied. Ils marchent, main dans la main, toute la nuit. I l raconte ses déboires désirs destinée, et elle raconte ses déboires désirs destinée, et maintenant qu’ils se connaissent un peu mieux, ils échangent numéros de téléphone, courriel, serments.

Au soleil levant, Jasmin embrasse Pétronille devant chez elle, rue Boyer, et il rebrousse chemin vers son propre appartement, coin Laurier et Saint-Hubert, où son chien l’attend. Le soleil finit pas se lever tout à fait, et les cyclistes coulent à nouveau dans la ville où dorment deux amoureux.

À son réveil, Pétronille sent ses mains qui ont gardé l’odeur de son Jasmin. Elle danse toute nue dans son salon, bras au plafond. Un petit tintement joyeux, Jasmin lui envoie le premier courriel du jour. Des mots connus, les mêmes que la veille, mais tout aussi frais. Pétronille chante.

Quand elle s’assoit sur son balcon, ses millions lui reviennent à l’esprit. Elle les avait complètement oubliés. Petit rire, elle n’aura plus à se sauver des restaurants ni à voler des voitures, même si c’était pas mal.

Le voilà, ce billet. Paresseusement, bâillant, elle vérifie à nouveau les numéros sur internet. Oh oh, petite erreur. Elle a un dix-huit au lieu d’un dix, et un six au lieu d’un neuf. Son lot: mille cent trente-quatre dollars. La folle saute à pieds joints sur le balcon, avec de grands youpi youpi, tellement que les casques multicolores des cyclistes se tournent en choeur vers elle, perplexes.

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