As-tu bu, Adalbert?

Une route dans un petit village. Un trottoir désert. Une route déserte, à part, une fois toutes les deux ou trois heures, une voiture qui passe à cinquante kilomètres à l’heure. Ou plus. Ou moins.

Voilà. Une voiture passe. Cinquante-trois kilomètres à l’heure.

On ne peut dire qu’il ne se passe rien à Datousvaux. Ce serait mentir.

Le vent souffle. Un écureuil traverse la chaussée. Il ne risque rien. Datousvaux est sécuritaire pour la faune.

Madame Latendresse étend son linge, tout comme monsieur Levasseur, tout comme monsieur Garneau, tout comme madame Châteauguay, tout comme monsieur Arturo, tout comme tous les habitants du village à neuf heures quinze tous les matins.

À moins qu’il pleuve.

Évidemment.

Soudain, une ombre, une silhouette, une femme, mais c’est Céphise! Pour de l’imprévu, ça en est. Que fait-elle? Que fera-t-elle? Personne ne peut le prévoir. Personne.

Céphise marche sur le trottoir, d’est en ouest. Elle sort de chez elle, probablement, mais pour aller où?

Céphise trébuche. Ça c’est de l’inattendu! Elle trébuche, perd l’équilibre, et heurte son joli genou sur le ciment sale du vieux trottoir.

C’est à ce moment que je m’extirpe de ma planque, et que j’atterris pile devant elle.

Adalbert: Céphise! Mon nom est Adalbert, journaliste en chef de L’Écho de Datousvaux. Me voici pour rapporter à nos lecteurs l’essentiel du drame qui s’est joué au cœur de leur village!

Céphise: Adalbert? Qu’est-ce qui te prend?

Adalbert: Adalbert certes, mais en ce moment, je suis beaucoup plus, je suis le messager de Datousvaux!

Céphise: Et quel est ton message, p’tit drôle?

Adalbert: Je prépare un article sur l’accident où vous avez failli y laisser votre peau, ou, disons, davantage de votre peau. J’ai déjà pensé à un titre, quelque chose comme Collision sanglante au cœur de Datousvaux, oui, je crois que ça fera bien.

Céphile: Collision? Y a pas eu d’collision? Et pourquoi tu m’parles comme un pingouin qu’aurait un cigare dans l’bec?

Adalbert: C’est l’jour… C’est le journaliste qui s’adresse à vous, madame. Il y a bel et bien eu collision, j’en fus témoin, à preuve, moi, le témoin! Il y a eu collision entre votre genou et le trottoir.

Céphile: Et sanglant à part ça? T’as jamais vu trois gouttes de sang? C’est moins que moins que rien!

Adalbert: Au contraire! Le sang humain, sous toutes ses formes, mérite notre plus grand respect! Un litre ou un tonneau, qu’importe! Mais laissons cela, le titre est une chose, mais mon article exige des détails. Pourquoi êtes-vous tombée?

Céphile: Oh, ces foutues fissures dans le trottoir, j’étais dans la lune, j’ne les ai pas vues. Tout simple!

Adalbert: Je vois. Excellent. La décision des autorités de Datousvaux de réduire les dépenses consacrées au maintien des infrastructures stratégiques assurant la sécurité et le bien-être des villageois a provoqué un premier accident. L’observation objective des faits permet de constater que malheureusement, ces autorités ont maintenant le sang de leurs citoyens sur leurs mains. On ignore si des poursuites judiciaires seront entamées, mais des accusations de négligence pourraient être déposées en vertu du Code. La Cour pourrait ordonner aux autorités de Datousvaux d’investir dans des travaux de réfection. Toutefois, on s’attend à une contestation en appel, et la cause ne se réglera qu’en Cour Suprême. Voilà, c’est pas mal, non?

Céphile: As-tu bu, Adalbert?

Céphile poursuit son chemin, mettant ainsi fin à l’entrevue accordée au journaliste, moi. Cette nouvelle, inespérée, permettra à L’Écho de Datousvaux de survivre un jour de plus. Il faudra peut-être prévoir un tirage plus important, vu le sang, la jolie dame, la cruauté des autorités.

Aussi bien rentrer. Il ne se passera plus rien aujourd’hui.

Je me demande si je remporterai un prix, avec cette nouvelle.

Michel Michel est l’auteur de Dila

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La primeur

Humbert pousse son bras au-dessus de la table, une espèce de longue canne sur laquelle pend une manche de chemise, et plante un index dur sur le plan. Le maire et l’architecte observent le doigt qui tressaille faiblement. L’architecte mâchonne son stylo, le range nerveusement près du plan, sur la table. Les yeux du maire clignotent, roulent vers l’architecte, disparaissent derrière les paupières.

Humbert: Ce plan manque d’imagination. Ces petites salles seront oppressantes, désolantes, emmerdantes.

L’architecte: Manque d’imagination! Ah! Ah! On vante mon imagination, Monsieur! Je reçois des prix, monsieur!

Le maire: Humbert, vous êtes un excellent directeur général, mais pas un inventeur.

L’architecte: Ou créateur.

Le maire: Ou novateur.

L’architecte: Ou générateur.

Humbert: Mystificateurs!

Humbert transporte jusqu’à la fenêtre sa silhouette qu’on dirait ciselée par Giacometti. Il offre sa moue aux voitures et aux passants, serre un poing sec. Derrière lui, le maire sourit à son téléphone.

Le maire: Christopher? C’est Fred. Vous pouvez passer? Vous aurez la primeur!

L’architecte: Le journaliste?

Le maire expose ses belles dents, et l’architecte les siennes, et tous deux à l’unisson s’inclinent sur l’écran de l’ordinateur, où défilent les articles du journaliste sur la saga du nouvel hôtel de ville de Montreal, Wisconsin. Soudain, tous deux manquent d’avaler leurs belles dents. Un article de Christopher soulève de sérieux doutes sur l’identité de l’architecte: Une source anonyme, dont la crédibilité ne saurait être mise en doute, soutient que le véritable nom de l’architecte est Sonny Johnson et non Sonny Johnston. 

Le maire écarquille des yeux, qu’on ne savait pas si grands. Sonny entame une longue marche, toute en allers et retours.

Le maire: Auriez-vous menti, Sonny?

L’architecte s’assied enfin, défait, plus livide que Humbert est maigre.

L’architecte: J’avoue. Je m’incline. La vérité me frappe aujourd’hui, je souhaite qu’elle ne détruise pas ce que Montreal a de plus précieux, son futur hôtel de ville! Il est vrai que mon procréateur s’appelait Johnson, mais je ne l’ai pas connu, puisqu’il est mort le jour de mes deux ans, et à trois ans, j’ai pris le nom de ma mère, Johnston, sauf que, n’en connaissant pas l’existence à cet âge, je n’ai pas demandé officiellement et cérémonieusement un changement au registre.

Le maire: Vous avez eu de nombreux âges depuis, innombrables âges, vous auriez pu rectifier ce qui devait l’être, et vous éviter de vivre dans le mensonge!

L’architecte: Innombrables, n’exagérez pas, quel âge avez-vous Monsieur le Maire?

Le maire: Laissons. Johnston ou Johnson, votre plan est excellent Sonny.

Humbert, dont les joues se sont dangereusement creusées durant cet échange, agite ses longs doigts au-dessus de leurs têtes.

Humbert: Vous voudriez vous associer à cet imposteur, Monsieur le Maire, à un an des élections? Vos adversaires n’hésiteront pas à rappeler ces liaisons dangereuses, ils perdront bien vite leurs illusions à votre égard, et vous paierez par une défaite humiliante une décision prise à la légère, dans l’euphorie d’un après-midi ensoleillé!

Le maire: Je ne prends rien à la légère, Humbert, au contraire, tout me semble soudain bien lourd. Et vous, Sonny, agitez-vous un peu, défendez-vous!

L’architecte: Mettons les points sur les i et les barres sur les t ! Si j’utilise le nom de ma mère, ça ne regarde que moi! Je veux bien passer au registre tout à l’heure, si c’est ouvert.

Humbert: Les barres sur les t ! Mais les t, voilà tout le problème de renommée ruinée!

L’architecte: Mêlez-vous de vos oignons.

Le maire: Les vôtres roussissent, Sonny.

Abîmé dans un fauteuil, l’architecte suit d’un doigt les lignes sur le plan.

L’architecte: Ce plan, Monsieur le Maire, c’est celui de votre gloire, c’est l’héritage que vous laisserez aux Montrealers, c’est une fameuse hypothèque qui nous rappellera pour des décennies les grande décisions d’un si grand homme! Ne vous abaissez pas à un t, vous qui dominez l’alphabet tout entier!

Le maire, enflammé par sa gloire et son hypothèque, invite l’architecte, d’un geste de la main, à poursuivre sur son envolée.

L’architecte: Cette place, que vous voyez ici devant le futur hôtel de ville, le conseil municipal pourrait la nommer en votre honneur. Et à jamais, tout ce qui vit, respire et marche dans Montreal, se souviendra de votre règne. D’ailleurs, comment le peuple ne voterait-il pas pour vous dans un an, après lui avoir offert autant de grande grandeur! On vous élira aussi longtemps que vous le voudrez! 

L’architecte se relève, et son bras sur les épaules du maire, regarde le plan sous tous les angles possibles. Leurs belles dents scintillent, pendant que Humbert, l’éthique directeur général, s’agite. Sans crier gare, il bondit sur la table, s’empare de l’ordinateur qu’il élève à bout de bras, comme pour le lancer. Le maire éclate d’un rire impérial, tandis que l’architecte, prudent, recule d’un pas.

Humbert vacille. Le poids de l’ordinateur l’entraîne vers l’arrière, et au dernier moment, il l’abandonne. L’ordinateur éclate sur le parquet, sauf que Humbert ne parvient pas à retrouver l’équilibre. Il tend un bras derrière lui, un autre devant, mais évidemment, il rencontre un joyeux vide, prêt à le narguer mais pas à le soutenir. Son corps s’arque fabuleusement, on perçoit le grincement des jointures jusqu’à ce qu’une détonation résonne. La colonne vertébrale cède, le squelette décalcifié se tord. Un crépitement parcourt les jambes, et Humbert bascule sur le parquet, au milieu des débris électroniques. Les omoplates se fendillent sous l’impact, les fémurs cassent, transperçant la fine peau grise, ainsi que la toile du pantalon.

Humbert en a maintenant fini de culbuter. Ses côtes se sont rompues les unes après les autres. Elles se sont enfoncées dans un poumon, dans le foie. Miraculeusement, le crâne a résisté au choc. Il est intact. Des lèvres, trois gouttes de sang brillent, et s’en vont coaguler paresseusement sur le disque dur exposé. Humbert cesse, à ce moment précis, de respirer.

Le maire et l’architecte se regardent, ahuris. Ils redressent, ensemble, le plan que les simagrées de Humbert ont passablement déplacé. Sur les entrefaites, le journaliste Christopher frappe et entre. L’architecte le toise d’un mauvais œil, mais le maire l’accueille à bras ouverts.

Christopher: Ah! Enfin cette primeur que j’attends depuis si longtemps!

Le maire: Il est tout à vous.

Ils enjambent le corps d’Humbert, et se plongent dans une longue discussion sur tous les détails du plan. Christopher photographie le plan, le maire devant le plan, l’architecte devant le plan, le maire et l’architecte devant le plan, et s’en retourne à son journal, triomphant.

Michel Michel est l’auteur de Dila

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Pendant ce temps, la vie

Le soleil se lève, une infinité d’organismes vivants naissent et meurent.

Herbert, Austin, Texas, envoie un courriel, votre proposition d’affaires est rejetée, la compétition a déjà mieux, et Antonin, Orléans, France, qui se lève à peine, déjà déçu, appelle tout de suite sa collaboratrice, Adélia, Bruxelles, Belgique, qui accuse le coup sans broncher, mais sort dans la minute rencontrer Laurens à l’autre bout de la ville qui propose une solution coûteuse, mais rapide, et elle tape un message-texte à l’intention de Eugene, Aberdeen, Écosse, qui le transmet aussitôt à son assistant, Feargus, parti pourtant en vacances aux Îles Caïmans d’où il répond que ce serait plutôt aux techniciens canadiens de répondre, lesquels il copie dans un message que l’alcool floute, et quand Gaston, Moncton, Nouveau-Brunswick, le lit, il croit y comprendre qu’on lui offre un nouveau contrat, sans qu’il ne comprenne toutefois les spécificités, si bien qu’il consulte par téléphone son frère Jacques, Montréal, Québec, heureux de pouvoir lui donner un coup de main, et il soulève la question à l’instant avec Lucrecia, Mérida, Mexique, avec qui il était déjà en vidéoconférence, et elle, de bonne foi, écrit une note à sa voisine de bureau, Isabela, agacée, mais elle n’a pas le choix de prendre la chose en main en demandant aussitôt, par Messenger, à Adrian, Prague, Tchécoslovaquie, de démêler les problèmes qui semblent se pointer à l’horizon, ce qu’il accepterait volontier de faire, mais comme sa femme l’a surpris avec sa maîtresse il y a une heure à peine, il préfère déléguer la chose à Kenzo, Hamamatsu, Japon, tellement étonné de l’histoire matrimoniale de son partenaire d’affaires qu’il partage la nouvelle par SMS avec sa propre maîtresse, Aya, Toyohashi, Japon, qui raconte le tout, sans hésiter, sur son blog que suivent des milliers d’internautes, dont Adama, M’bour, Sénégal, qui résume l’histoire à son voisin, Malick, M’bour, Sénégal, venu lui emprunter un outil, mais ce voisin ne l’écoute que d’une oreille et quand il raconte la chose, plus tard, dans un courriel à son ami d’enfance, Moussa, Paris, France, il évoque une affaire sordide de drame matrimonial au Japon, ce que cet ami communique aussitôt à Hugo, Paris, France, vu qu’il connaît bien le Japon, où il s’est fait de nombreux amis, et effectivement, la chose l’émeut tant qu’il en glisse un mot à la fin de son webinar sur les stratégies de marketing en ligne, où Marjorie, Dreux, France, concentrée sur la démonstration de l’efficacité de ce qui est proposé, croit comprendre qu’un couple s’est enlevé la vie en région parisienne, sans en être certaine cependant, et aussitôt le webinar terminé elle écrit un courriel à sa soeur, Juliette, Issy-les-Moulineaux, pour obtenir plus d’information, puisque la tragédie commence à susciter un vif intérêt, tellement que Juliette appelle Nicolas, Bobigny, France, un flic à la retraite qui lit Balzac du matin au soir, sauf qu’évidemment il ne peut rien dire, et c’est ce qu’il répète à sa femme, Pascale, curieuse, qui était déjà en conversation Facetime avec sa fille, Claire, Albuquerque, Nouveau-Mexique, à qui elle parle d’une vague mystérieuse de pactes suicidaires chez des couples de jeunes millénaux, une histoire à faire frémir que Claire ne peut s’empêcher, sérieusement inquiète, de partager avec son ex petit ami, Omar, La Serena, Chili, qui s’en moque gentiment, sans toutefois réussir à chasser le doute, tant qu’il se confie à Rodrigo, San Ramon, Chili, son grand copain du temps de l’université, qui prend la chose avec beaucoup de circonspection, et c’est ce qu’il raconte à sa belle-soeur Catherine, Montréal, Québec, qui hésite à en rire, au cas où cette diablerie s’avérerait, et si une personne peut lui donner l’heure juste, c’est bien ce type au fait de toutes les tendances qu’elle a rencontré deux ans plus tôt lors d’un sommet sur les médias sociaux en Californie, Herbert, Austin, Texas, à qui elle écrit un rapide courriel, qu’il n’ouvre qu’une fois de retour chez lui, et presque au même moment il entend deux coups de feu, il se précipite sur le balcon, regarde le ciel, les arbres, la rue où une berline bleue croise un utilitaire noir, et il se rappelle que ça arrive de temps en temps dans le petit bois derrière sa maison, puis il rentre, s’allonge sans retirer ses vêtements, et s’endort pesamment.

Le soleil se couche, une infinité d’organismes vivants meurent et naissent.

Michel Michel est l’auteur de Dila

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On fait quoi maintenant?

À l’école, Théroude était dernier en tout, mais les enseignants l’aimaient bien parce qu’il restait volontiers pour classer les livres dans la bibliothèque. Un matin, on l’a retrouvé endormi dans la bibliothèque. Il avait passé la nuit à compter un à un tous les livres sur tous les rayons.

Adulte, Théroude a été embauché par une société qui possédait plusieurs commerces dans le  pays. Sa seule et unique tâche: faire les inventaires de chacun des commerces. Il y en avait tant, que cela l’occupait pour un bon six mois. Le reste du temps, il chômait.

Durant ses longs congés forcés, Théroude comptait tout ce qui s’offrait à lui: le nombre de grains de riz dans un sac de un kilogramme, le nombre de brins d’herbe dans un mètre carré de gazon, le nombre de feuilles dans un peuplier, le nombre de grains de sable dans un sceau contenant dix centimètres cubes. Il comptait tout ce qui se présentait sous ses yeux, et il inscrivait les chiffres dans un grand cahier qu’il gardait précieusement entre le matelas et le sommier.

Un jour, Théroude a connu l’amour. Mais dès le deuxième jour, n’y tenant plus, il s’est mis à compter le nombre de cheveux sur la tête de sa bien-aimée. Elle a cru qu’il plaisantait, jusqu’à ce qu’elle réalise qu’il souhaitait réellement, plus que tout, savoir combien de jolis cheveux blonds poussaient sur sa tête. Outrée, elle s’est enfoncé un chapeau jusqu’aux oreilles, et n’a plus jamais paru devant lui.

Cet échec a profondément blessé Théroude, qui dès lors n’a plus nourri qu’un seul dessein, celui de trouver une tête qui accepterait qu’on lui compte les cheveux. Sans le sou, il ne pouvait espérer payer quelqu’un pour se soumettre à ce type d’inventaire. Que faire?

Après plusieurs refus et de nombreux regards méchants, tant du côté des femmes que des hommes, Théroude s’est résigné à s’adresser aux défunts. Sans réfléchir, mû par le seul élan de sa passion, le voilà qu’il subtilise un corps à la morgue municipale. Moins d’une heure après, alors qu’il peinait à transporter son butin dans les ruelles et les rues sombres, deux policiers l’ont terrassé, menotté, arrêté. Le juge l’a condamné à six mois de prison pour outrage à un cadavre, et son patron l’a congédié pour perte de confiance.

Après avoir compté ses pas dans sa petite cellule, Théroude s’est retrouvé libre, mais loin d’être libéré de son envie capillaire. Comment faire?

Tenter de voler un nouveau cadavre lui paraissait trop risqué. L’idée de tuer pour se doter de son propre cadavre ne lui plaisait pas. Théroude distinguait le bien du mal, il n’avait rien d’un meurtrier.

Mais sans cadavre, pas de tête, et sans tête, pas de cheveux. Alors Théroude a réfléchit, du mieux qu’il le pouvait. Longtemps. Puis un jour, du fond des méandres ténébreux de son esprit, une idée a jailli. Il lui suffisait de se trouver un assassiné, avant que les autorités ne le récupèrent.

Sauf que c’était compliqué. Comment trouver la victime? Il s’est mis à lire toutes les pages de faits divers de tous les quotidiens de la région, à la recherche de meurtres. Malheureusement, ça ne se passait pas dans la vie comme à la télé. Des meurtres en plein air, il y en moins qu’on pense.

Persévérant, Théroude a identifié un lieu précis où plus de deux meurtres avaient eu lieu dans les deux dernières années. Il s’agissait d’une rue en cul-de-sac derrière les immeubles désaffectés du vieux port.

Théroude a attendu quatre ans, sept mois, deux jours avant d’obtenir ce qu’il convoitait. Théroude est un homme patient, qui dispose de tout son temps depuis son licenciement et son inscription au bien-être social.

Comme tous les soirs dès vingt et une heures, Théroude observait la rue à partir de la fenêtre d’un des immeubles en ruine, son sac et ses outils à portée de la main. Faute de mieux, il comptait les minutes. Ce soir-là une grosse Chrysler est entrée en scène, roulant tout doucement, tous phares éteints.

Un chauve tatoué est descendu, a sorti du coffre un autre tatoué, aux longs cheveux blonds celui-là. Sans un mot, le chauve a sorti un pistolet avec silencieux, et a tiré deux coups dans le cœur du chevelu. Pendant quelques secondes, Théroude a craint qu’il ne vise la tête, ce qui aurait de facto abîmé la chevelure, et rendu le comptage absolument impossible.

Une fois la voiture partie, Théroude s’est précipité. Avec une scie à bûches, il a sectionné le cou, pour ne conserver que la tête, ce qui est, évidemment, plus facile à transporter qu’un corps au complet. Les mains rougies, même s’il s’est essuyé, Théroude est rentré directement chez lui, sans attirer l’attention.

Tout le jour suivant, Théroude a vidé la tête de son contenu, question d’éviter les mauvaises odeurs liées à l’inévitable décomposition. Puis il a appliqué les méthodes de taxidermie apprises durant ses nombreux temps libres.

Après tant d’efforts et d’année, Théroude a enfin pu commencer à compter les cheveux sur une tête humaine. Toutes les mèches blondes n’étant pas de la même longueur, au début il s’y perdait, et a dû recommencer à plusieurs reprises.

Il a fini par développer une technique efficace, et pendant des semaines, des mois et des années, il a compté les cheveux. Il n’y consacrait pas toutes ses journées, loin de là, soucieux de prolonger autant que sa patience le lui permettrait un plaisir si longtemps convoité.

Mais un jour, il fallait bien en arriver là, il en était à sa dernière centaine de cheveux. Quelle journée que celle-là! Il en comptait dix, partait se promener au parc, revenait en compter dix autres, et ainsi de suite jusqu’à minuit. Puis, ému à en pleurer, il a compté les dix derniers. Ses paupières papillotaient aux cinq derniers, tout son corps vibrait aux trois derniers, 137 097, 137 098, 137 099.

Théroude a respiré, longuement. Il s’est levé, le regard fier, la démarche assurée, pour tirer le cahier de sous son matelas. Sur une page vierge, il a tracé, lentement, ces chiffres, 137 099. Théroude, vieux et pauvre, s’est ensuite allongé sur son lit, les mains sous sa nuque.

Théroude a dormi deux jours, une heure et trois minutes. En regardant les cheveux bien comptés, qui trônaient encore sur sa table de travail, il a ressenti une immense fierté. Le projet de toute une vie enfin réalisé!

Le lendemain, à son réveil, il a parcouru son petit appartement des yeux. Rien n’avait changé, chaque chose était à sa place. Malgré l’incroyable exploit, tout autour était pareil. Fatigué, Théroude s’est assis, se demandant, on fait quoi maintenant?

Michel Michel est l’auteur de Dila

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Les flocons de neige

Les flocons de neige

La future divorcée de la tueuse à gages boit son café et lit un long roman calamiteux que son frère, un commis de boutique de chaussures, a repêché dans la corbeille du bureau des postes, un samedi matin. Quelques flocons de neige se chamaillent devant sa fenêtre. Elle s’enfonce dans son duvet, et lit le plus fort qu’elle peut, pour au moins ne plus voir l’hiver. Mais comment y parvenir, quand tout court et que chaque seconde pousse de nouvelles poussières.

Trois petits coups sur les carreaux. La future divorcée sursaute à la vue du visage, à moins d’un mètre du sien, de la tueuse à gages enneigée. Elle pose sa tasse sur le guéridon, agite la main pour chasser l’intruse, comme un moustique, sauf que les moustiques de février sont costauds.

La tueuse à gages: Ouvre, il y a du nouveau!

Mais la future divorcée recule et secoue les deux mains, dans un mouvement désordonné dont la signification n’est pas claire.

La tueuse à gages: Je suis libre!

C’est lancé d’une voix puissante, qui pourrait attirer l’attention du voisinage, des passants et des employés municipaux affectés au déneigement des rues, des trottoirs et des parcs à chiens. La future divorcée, résignée, entre-ouvre la fenêtre.

La future divorcée: Oh.

La tueuse à gages: Je n’ai qu’un mot à te dire. Un tout nouveau.

La future divorcée: Procédons et concluons.

La tueuse à gages: Eh bien, j’ai compris que lors de notre mariage, et forcément lors de nos fréquentations antérieures et délicieuses, il y avait dans ton esprit une image déformée de mon emploi du temps, surtout parce que je le peignais avec des approximations et de tout petits mensonges, nécessaires vu les circonstances pour préserver une saine distance entre nos occupations professionnelles et notre vie intime, domestique et fantastique, sans laquelle nous aurions sombré dès le départ dans une absence totale de nous, une sorte de désincarnation de notre unité si tu veux, qui nous aurait prématurément vieillies et condamnées à de longues années de doute, d’ennui et de tristesse, dont heureusement nous nous sommes bien gardées, et si certains détails de nos professions, toi bibliothécaire, moi balayeuse, ont mûri dans un doux silence pendant de si longues et glorieuses années, ne devrions-nous pas nous en réjouir plutôt que de nous répandre en récriminations, dilapidations, falsifications, alors qu’au-delà des faits, les mots, et les meilleurs d’entre eux, adoucissent les angles, rabotent les surfaces et redonnent à l’esprit une juste perception de la réalité dans une formidable interprétation où nous ne craignons pas les grandes déclarations, car tout est là, oser aligner les uns derrière les autres les outils qui déboulonneront des calamités pour en faire de banals lieux communs, comme c’est exactement le cas pour ces mises à la retraite que tu me reproches, ces radiations auxquelles on accorde une importance démesurée si l’on considère tout le bienfait qu’en retire l’hypocrite communauté, véritables oeuvres de paix, de sérénité et d’espoir, puisque les personnages refroidis, tous vilains, vaquaient sans vergogne à la suppression d’autres personnages tout aussi vilains, qui eux-mêmes en supprimaient d’autres du même acabit, et cela de génération en génération, une sélection naturelle où les élus disparaissent dans un mouvement équilibré, une dialectique en somme inhérente et nécessaire à l’ordre social, malgré la discrétion de la mise en scène que commande une réprobation retentissante mais tout aussi symbolique que le renversement social observé lors du Mardi gras, ce qui, tu le vois davantage maintenant, fait de ma profession une occupation aussi vitale que bien d’autres, et que seule une immense humilité garde dans l’ombre avec toutes les conséquences matrimoniales possibles, comme le divorce et les injonctions de s’approcher à moins de cinq cent mètres de l’amour!

La future divorcée: Ce sera tout?

La tueuse à gages: J’aurai tout essayé.

La future divorcée: Bien en vain.

La tueuse à gages: Je vaux bien ton livre.

La future divorcée: J’appelle la police.

La tueuse à gages: Ah! Comme la neige a refroidi mon cou! Adieu! Je reviendrai demain!

La future divorcée ferme la fenêtre. Elle relève son livre, esquisse un sourire et tourne l’avant dernière page. De gros flocons fondent sur la vitre, à petits coups feutrés.

Son frère, le commis de boutique de chaussures, surgit à la fenêtre avec un nouveau roman plus calamiteux que le précédent, qu’il a déniché dans le cabinet du mari de sa maîtresse.

Michel Michel est l’auteur de Dila

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Anémone

Quand ma tante Aldéa est morte, ma vie a changé. J’ai hérité de tous ses disques de Ferré, et de trente mille deux cents soixante-sept dollars et 78 sous.

J’avais dix-sept ans, une mère neurasthénique, un père en prison, un frère au casino. J’ai donné les disques à mon ex, qui ne les méritait pas, mais c’était la seule parmi ma poignée d’amis et mes dizaines de copains à tolérer Ferré.

Et je suis parti en Inde.

New Delhi. Je fonçais dans l’espace vers l’envers de ma vie. Du moins, c’était mon but.

Au bout d’une semaine, j’ai trouvé un boulot. Je pourrais vivre là longtemps sans toucher à mon pactole. Pas question de revenir au bercail au bout d’un petit mois. Je ne voyageais pas, je disparaissais.

J’ai rencontré Germain, un type de mon quartier, qui me terrorisait dans la cour de l’école quand nous étions gamins. À New Delhi! Nous avons bu un coup, il partait deux jours plus tard vers le nord avec un routier, Jonathan, qu’il avait connu lors d’un séjour chez sa sœur à Nice, en Californie. Il a accepté de me prendre à bord, à condition que je l’aide à charger et à décharger à chaque arrêt.

Germain nous a quittés à Dharramsala. Il voulait rencontrer le Dalaï-Lama, compatir, être heureux et plein d’autres choses.

Avec Jonathan, nous avons poursuivi la route jusqu’à la frontière avec la Chine. Il comptait se rendre à une usine, pas mal plus loin, prendre un chargement, et revenir. Nous avons attendu deux jours à la frontière, j’ignore pourquoi, mais finalement, nous avons traversé le Tibet et j’ai regretté de ne pas avoir acheté d’appareil photo.

Après je ne sais combien de jours, nous avons atteint Urumqi, où je l’ai aidé à charger des pièces de voiture. Nous étions crevés. Nous avons dormi sur le stationnement d’un terrain de sport, et le lendemain matin, en nous étirant sur la pelouse, nous sommes tombés sur une Espagnole rousse, Zara, qui a tout de suite reconnu Jonathan. Ils se connaissaient bien, puisque leurs parents travaillaient ensemble du temps où ils habitaient au Portugal.

Elle partait le lendemain pour la Mongolie, et m’a demandé de l’accompagner. J’ai serré la main à Jonathan, et j’ai sauté dans la camionnette de Zara.

Nous avons chanté, nous avons ri, la route ne me semblait pas longue, ce n’était que du temps dans nos existences. Après des semaines à rouler, après je ne sais plus combien de crevaisons, de détours et de poussière, un dimanche après-midi nous nous sommes retrouvés au cœur de Magdagachinsky, en Russie.

Zara envisageait de rouler jusqu’à Vladivostok, prendre un premier bateau jusqu’à Samchok en Corée du sud, et un second jusqu’à Sakaiminato au Japon. J’hésitais.

Nous avons bu de la vodka avec des types fort sympathiques, et tout de suite un grand Norvégien, silencieux dans un coin mal éclairé, a reconnu l’accent de Zara. Embrassades, présentations, Havlor est le premier des trois maris de Zara. Il est serveur sur le Transsibérien, et prévoit de rentrer chez lui dès qu’il atteindra Moscou.

Les images des aventures de Michel Strogoff me reviennent en mémoire, et j’insiste pour que Havlor me trouve un poste dans le train. La chose est réglée par un coup de fil, et je serai porteur, balayeur, laveur, bref, homme à tout faire selon les besoins et les caprices du patron.

J’ai tellement bu avec Havlor, qu’à Moscou, je ne me reconnais plus. J’ai besoin de me poser quelques semaines.

Juste avant de me quitter, avant de prendre le bus, un énorme barbu crie le nom d’Havlor, qui en retour crie son nom, Laurent. Parisien il lui a donné des cours de piano, dans son enfance à Bruxelles, quand leurs parents respectifs étaient diplomates. Le bus s’apprête à partir, et Laurent est trop lent. Havlor hurle, il le supplie de m’héberger, ce que Laurent accepte sans hésiter.

Pendant des mois, il me parle de ses livres, de ses femmes et de ses chats. J’écoute, je parle peu, je suis discret. Une nuit, nous sommes réveillés par des soûlards en bas dans la rue. Laurent les insulte en français, et une femme réplique en anglais.

Sans hésiter, il dévale l’escalier, court dans la rue, et lui ouvre les bras. Ils s’étreignent longuement, pendant que les autres s’éloignent, sans rien remarquer. Gwendolyne, une camarade d’hypokhâgne, rentre en France le lendemain. J’avoue que j’ai toujours rêvé de Saint-Germain-des-Prés, à cause de la chanson de Ferré, et sans hésiter, elle m’invite à l’accompagner. Sitôt dit sitôt fait. Elle m’achète un billet d’avion en ligne, Moscou-Paris aller seulement. J’hésite, je ne souhaite pas brûler tout ce fric, mais elle s’esclaffe. Gwendolyne a fait fortune en mettant sur pied une agence de développement personnel en ligne, et elle se fait un plaisir d’obliger un ami de son cher Havlor.

Oh que j’en ai bu des cafés avec Gwendolyne. Place Saint-André, Quartier latin, partout, elle m’a traîné partout, sur les pas des poètes vivants ou en poussière. Ensemble, nous étions deux garnements, nous nous moquions des bourgeois, nous tirions la langue aux touristes. Même si elle avait trois fois mon âge, nous avons vécu heureux pendant quelques années, sans nous aimer vraiment, mais surtout, sans nous détester.

Lors d’un voyage d’affaires à Sao Paulo, Gwendolyne a retrouvé son frère, Ebenezer, qu’elle croyait mort depuis vingt ans. Il se cachait sous une fausse identité, après avoir tué deux passants lors d’un braquage organisé tout de travers.

Sans trop réfléchir, j’ai accepté de l’accompagner en Patagonie, où il devait rejoindre son amoureux en visite chez ses parents.

Uruguay, Argentine, que j’en ai vu des paysages, que j’en ai croisé des visages.

Peu après Maquinchao, une toute petite place, nous tombons en panne. Le premier à nous aider est un échalas dégarni, qui éclate d’un rire chaotique en reconnaissant Ebenezer. Il m’a fallu une bonne heure pour comprendre qu’il s’agissait du cerveau du braquage raté d’il y a dix ans, Otmar, un Allemand qui ne s’était arrêté que pour nous faire les poches, avant de reconnaître son vieux complice.

Comme Otmar nous a annoncé qu’il se rendait au Chili, la perspective de traverser les Andes m’excitait, et je l’ai prié de me prendre avec lui. Il a rechigné, mais a fini par accepter, par amitié pour Ebenezer.

Sauf qu’à Puerto Varas, au premier visage familier, un Américain athlétique, blond et timide, dont la tante avait pris la soeur d’Otmar comme fille au pair, trente ans plus tôt, mon chauffeur m’a abandonné. L’Américain, Jack, sans rien dire m’a laissé monté, et nous avons roulé en silence jusqu’à Santiago, où Jack a vu sa fille, qui tentait de l’éviter, mais en vain. Trois mots échangés, tout au plus, et sa fille, Jennifer, hausse les épaules quand je grimpe dans sa Jeep. Loin de ressembler au paternel, elle impose ses règles dès le départ. Pas flirt, pas de drogue, pas d’alcool, pas de mensonge, partage de la conduite, partage des frais, et tout ira à merveille. Nous avons remonté la côte Pacifique sans embûches majeures, et elle m’a appris à parler sans remuer les lèvres. Être ventriloque ne me servira à rien, mais c’était passionnant.

Sur une plage du Pérou, en mangeant du cochon d’Inde, nous avons joué au volleyball avec une bande de gamins, dont l’un, hésitant, est venu tirer la manche de Jennifer après la partie. Il tenait à lui confier qu’elle ressemblait à s’y méprendre à la nounou qui avait pris soin de lui lorsqu’il avait cinq ou six ans. Jennifer l’a dévisagé, et a lancé Giancarlo! Le gamin lui a sauté au cou, et le soir même, ses parents nous ont fait la fête.

Le lendemain, je faisais mes adieux à Jennifer, et je partais avec Jesus, le père de Giancarlo, sur un porte-conteneurs vers je ne savais quelle destination. Nous nous sommes arrêtés au Mexique, puis en Californie et à Vancouver.

Jesus avait froid. Sur un banc du parc Stanley, près d’un énorme totem, nous observions la populace locale, en buvant quelques bières. Jesus, qui a fait le trajet pas mal souvent, a tout de suite repéré un gardien du parc, qui est discrètement venu boire un coup avec nous, à l’ombre d’un séquoia.

Dean, le gardien, nous a dit qu’il cherchait quelqu’un pour l’accompagner à Calgary, où sa fille devait donner naissance à sa première petite-fille. J’ai sauté sur l’occasion, et nous avons franchi les rocheuses dans sa vieille familiale.

Visite à l’hôpital, puis le gendre offre de m’emmener chez son frère, Dan, qui m’offre un petit boulot tout simple: lui parler et le distraire pendant qu’il conduit un énorme camping-car qu’il a vendu à une chanteuse d’opéra dans l’est du pays. Il s’esclaffe, nous nous marrons toute la soirée, et le lendemain, à six heures nous voilà sur la route, sur ce mince fil au milieu des champs de blé. Ici comme ailleurs, le trajet n’est pas long, et surtout, je parle et je raconte comme jamais je ne l’ai fait auparavant. C’était un boulot, certes, mais la plupart du temps je l’oubliais, et j’étais volubile avec naturel, comme j’avais été laconique avec d’autres compagnons de route.

La chanteuse habite une immense maison à Pierrefonds. Elle prend possession du camping-car de façon un peu cérémonieuse, mais nous restons cois. Le profit est bon pour Dan, et la paye vaut le coup pour moi.

En route vers l’aéroport, où Dan doit prendre un vol de retour avec escale à Toronto, nous nous payons la tête de la cliente, gentiment. Comme je n’ai rien prévu, j’attends avec lui, le temps d’un verre, puis deux, puis trois. Une jeune femme arrive par derrière et place ses deux mains sur les yeux de Dan, en le faisant deviner qui elle est. Sans hésiter, il la nomme, Josianne, et elle sourit, ravie. Elle arrive de Cuba, bronzée et déçue de reprendre le boulot.

Sans qu’elle ne me le demande, je la suis dans le bus qui fait la navette entre l’aérogare et les stationnements à long terme, fort éloignés. Elle ne bronche pas lorsque je prends place à ses côtés dans la voiture. Nous parlons de Dan, de sa famille. Je crois comprendre qu’elle a eu une aventure avec le fils de Dan, il y a deux ou trois ans lorsqu’ils vivaient à San Diego.

Jennifer bâille. Elle veut bien me déposer près d’un métro, d’un arrêt d’autobus. Je lui dis, ici, tout simplement. Et ici, c’est pile devant une librairie, ce qui provoque une étincelle. Jennifer ne veut pas revenir dans son monde, pas tout de suite. Elle a soudain besoin d’un livre, n’importe lequel, et je l’accompagne à l’intérieur, et nous lisons deux lignes ici, deux lignes là, sans trop savoir ce qu’elle cherche. À la fin, elle se ferme les yeux, tourne sur elle-même, et saisit le livre sur lequel sa main se pose. Les misérables. Nous rions, peut-être un peu trop bruyamment. J’entends une commis dans notre dos nous intimer de baisser la voix.

Plutôt que d’obtempérer, Jennifer rit plus fort encore en reconnaissant la voix. Anémone! Les deux femmes s’embrassent, et je m’éloigne, je me frotte les yeux, je m’appuie contre un présentoir pour ne pas m’affaisser. Cette chape de plomb qui me tombe sur les épaules, cet accablement qui me terrasse!

Jennifer pivote vers moi, rayonnante. Je veux te présenter Anémone! La mère de ma meilleure amie! J’adore Anémone! C’est une femme extraordinaire! C’est elle qui m’a fait découvrir de vieux chanteurs français, morts depuis des lustres, Léo Ferré, Georges Brassens et d’autres. Je m’incline, muet. Soudain, le choc. Je suis de retour. Sans y penser, sans m’en rendre compte, je suis de retour! Je n’ai rien reconnu, je ne l’ai pas vu venir, ce retour.

Anémone balbutie, elle s’émerveille et s’étonne, toutes ces années, et nos cheveux qui grisonnent, nos rides, on croirait pourtant que c’était hier, et moi qui m’alourdis à chaque mot, et elle qui m’assure avoir conservé tous les disques de Ferré, et moi qui rentre sous terre, moi qui cherche, qui tourne la tête dans tous les sens, moi qui panique, et maintenant, tout seul, où irai-je, où pourrais-je bien aller? Et Anémone, dont le quart de travail se termine, m’offre timidement de me reconduire chez moi, ou n’importe où, elle a le temps, elle a toute la nuit.

Michel Michel est l’auteur de Dila

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Napoléon, et merci pour tout

Boutique de vêtements pour homme. Luxe, calme et voix de voyous dans la rue qui coulent à l’intérieur lorsque Gabin pousse la porte et s’immobilise dans le cadre, indécis, balayant du regard la marchandise étalée avec art et délicatesse. Mouvement du vendeur, ruban à mesurer au cou, sourire aux lèvres. Gabin se décide enfin, et la porte se referme derrière lui dans un bruit sourd et vaguement lugubre. Il fait un bond de côté, mais se ressaisit aussitôt face au vendeur.

Vendeur: On dirait la porte d’un cachot, pas vrai? Comme si nous étions dans un de ces donjons moyenâgeux où ils enfermaient les hérétiques et les pervers. J’ignore pourquoi le propriétaire de la boutique a tenu à faire installer cette porte ici, dans cette allée marchande du centre-ville. Si nos vêtements ne vous plaisent pas, s’ils n’accrochent pas votre œil aiguisé, au moins vous vous souviendrez de nous grâce à cette porte. Vous aurez cela à raconter, cette visite dans ce commerce où pour une fraction de seconde vous vous êtes senti écroué, condamné à jamais aux plus cruels tourments, à la torture de la roue, de la goutte d’eau et des fers. Alors que vous pénétrez plutôt dans le paradis de l’homme chic, dans l’éden de la parure et de la fabrication de prestances doctes et nobles. Chez nous, on peut entrer pouilleux, on en ressort toujours sublime, à moins bien entendu d’y mettre le prix. Mais mon cher, vous qui touchez déjà cet absolu que goûte nos clients après être passés à la caisse, vous sortirez d’ici sous la clameur de la foule en liesse!

Gabin: N’exagérons pas.

Vendeur: Certes. Vendons d’abord, moussons ensuite.

Gabin: Je me rends, dans huit jours, au congrès le plus considérable de la décennie, et je dois y paraître à la hauteur.

Vendeur: Ce n’est pas rien. J’ai ces habits, comme vous le voyez, de nombreux habits. Mais en ceci comme en tout, l’homme doit respecter les correspondances. Chacun de ces habits a un rôle bien à lui, une classe dans la société, si vous voulez. Je n’enverrais jamais, oh qu’on m’en garde, cet habit-ci à un repas de famille à la campagne. Celui-là serait plus convenable, vous comprenez?

Gabin: Je…

Vendeur: Bien. Alors, interrogeons le client, vous mon cher. S’agit-il d’un congrès villageois, municipal, régional, enfin, vous voyez, identifions l’ampleur de la chose, question d’éliminer l’étoffe inadéquate.

Gabin: C’est inter… International. Congrès international, qui se tiendra à Belleville au Kansas aux États-Unis d’Amérique.

Vendeur: Monsieur! International! Moi qui divaguais dans les villages et autres minuscules points sur le planisphère! Élaguons tous les habits sur ce porte-vêtement, chassons ceux qui pendent lamentablement ici, éloignons-nous de ces presque guenilles qui heurtent ma vue et votre goût, et dirigeons-nous vous le faîte, vers la lumière, avançons ensemble dans cette ère de grandeur et de gloire! Ces habits, Monsieur, ces habits possèdent l’incroyable vertu de bercer tendrement, mais avec virilité, l’âme des hommes de votre trempe. Je m’incline, Monsieur, préparez votre carte bancaire, car je sens que nous toucherons terre bientôt! Suivez-moi, ou plutôt, marchez à mes côtés, et dirigeons-nous vers ces porte-vêtements bien garnis de merveilles uniques. Oh, me direz-vous, la sélection reste vaste, et choisir sera ardu. Ne craignez rien. Nous avons un congrès international, bravo, mais de quoi s’agit-il? Il vous faut envelopper ce corps de sa véritable identité, celle que vous voulez bien lui donner, vous donner. Songez qu’en plus de ce congrès, votre personne se retrouvera dans le tourbillon des médias sociaux, votre image fera vingt fois le tour de la terre avant que vous n’ayez réalisé que votre voisin de table vient de vous prendre en photo. Vous ne voudriez pas vous élancer dans ce voyage planétaire engoncé dans des vêtements qui vous diminuent, ou pire, vous ridiculisent? Alors dites, de quoi s’agit-il?

Gabin: C’est le Con… le Congrès international de la Société William Addis des Collectionneurs de Brosses à Dents. Il s’agit du quatre-vingt-dix-huitième congrès annuel. Oui. Cette année, la conférencière d’honneur est la conservatrice du Musée Carnavalet de Paris, Paris en France, qui viendra parler de la brosse à dents de Napoléon, et nous pourrons voir la brosse à dents de Napoléon qui sera présentée sous verre dans une salle spécialement aménagée à cet effet. Durant tout un après-midi.

Vendeur: Napoléon!

Gabin: Premier Empereur de France!

Vendeur: Impérial!

Gabin: Roi d’Italie!

Vendeur: Le Conquérant! Napoléon, l’Empereur, le Roi, nous pouvons éliminer tous ces habits, et nous concentrer sur ces deux derniers porte-vêtements, ceux dont la majorité de notre clientèle ignore jusqu’à l’existence. Les besoins impériaux surpassant tous les autres, faites-moi l’honneur de vous conduire là où vos habits vous attendent.

Gabin: Vous avez là une bonne vingtaine d’habits. Comment choisir? J’aime bien ce gris, et ce bleu, et ce…

Vendeur: Gare à vous! Pas de fausses modesties, mon cher. Collectionneurs de brosses à dents, vous dites? Vous échangerez bien quelques idées avec vos collègues, au dîner peut-être, ou même en soirée, en buvant ce bon champagne à la mémoire de Napoléon, n’est-ce pas?

Gabin: Je présenterai un atelier sur les premières brosses à dents chinoises. Je n’ai pas de spécimen, mais j’étudie la question depuis une bonne douzaine d’années, et j’ai accumulé des milliers de pages de renseignements, d’analyses et de théories. J’apporterai aussi, en parallèle, quelques petits, tout petits, bijoux de ma collection. À force d’échanger avec vous, Monsieur, je sais que je peux vous faire confiance, que vous n’avez pas cette pénible légèreté dont se glorifient tous nos contemporains. Je peux donc vous confier que j’ai consacré ma vie, toute ma vie, aux brosses à dents. Cette passion m’a happé dès le sortir de l’adolescence, et jusqu’à aujourd’hui, jamais elle n’a fléchi. J’ai tout sacrifié pour atteindre les plus hauts sommets. Même ma sœur l’ignore, mais à vous je le dirai, voilà, je suis depuis un an le président de la section francophone internationale de notre Société! Oui Monsieur! Moi, tel que vous me voyez devant vous, moi qui ai renoncé aux joies du mariage et du divorce, je préside toute la section francophone!

Vendeur: Votre confiance m’émeut. Déplaçons doucement, tout doucement, ces quelques habits qui vous voileraient la lumière de votre grandeur. Nous voilà bientôt à destination. Dites-moi encore, Monsieur le Président, votre section francophone compte combien de membres?

Gabin: À l’origine, il y avait cent cinquante membres.

Vendeur: À l’origine, c’était il y a quatre-vingt-dix-huit ans?

Gabin: Exact, mon cher.

Vendeur: Aujourd’hui, combien en reste-t-il?

Gabin: Trois. Mais de qualité, vous savez, de très grande qualité.

Vendeur: Exact! C’est ce qu’il nous faut, de la qualité, de la très grande qualité. Enfilez ce pantalon, approchez que j’ajuste la veste. Cet habit vous va comme une seconde peau, moins raffinée, mais plus chatoyante que l’originale.

Gabin: Je ne me reconnais pas.

Vendeur: Oui, c’est tout vous!

Gabin: On dirait un homme célèbre.

Vendeur: Votre humilité vous fait honneur. Par ici, j’emballe le tout, et je vous laisse à vos travaux.

Gabin: Mon dieu! Est-ce le prix de l’habit?

Vendeur: C’est le prix de la cravate. Laissez-moi tout additionner. Les chaussures, les chemises, les cravates, les ceintures, les deux habits, le compte y est. Et puisque vous êtes le Président de la section francophone, je vous accorde sur-le-champ, sans réclamation de votre part, un rabais de reconnaissance de cinq pour cent. Monsieur le Président, tendez-moi votre carte bancaire.

Gabin: Toutes mes économies vont y passer, je ne pourrai pas remplacer les bardeaux sur le toit qui fuit, je ne pourrai pas… je ne… je…

Vendeur: Monsieur le Président! Napoléon n’a pas remporté la bataille d’Austerlitz en s’inquiétant des toits qui coulent! Et vous savez qu’il y en avait des toits qui coulaient en 1805! Non Monsieur le Président! Napoléon s’est tenu debout! Il a marché droit devant, et vite!

Gabin: Vous avez… avez raison. Voici ma carte. Merci pour tout.

Michel Michel est l’auteur de Dila

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Les pommes dorées

Mon village est le plus beau des villages. Fonteneige. Les maisons sont coquettes, les chênes vieux et nobles, les pelouses jeunes et fraîches, et l’asphalte a été refait l’an dernier.

Depuis que notre village est village, je ne vois qu’un seul problème: la plupart d’entre nous n’avons pas accès aux pommes. Le verger s’étend pourtant sur les terres publiques, propriétés depuis quatre cent trente-deux ans et six mois du village. Sauf que depuis toutes ces années, nos aïeuls et nous n’avons pu croquer dans une seule pomme fonteneigeoise, de merveilleuses pommes à reflets dorés.

Seule la famille du maire a accès au verger. Comme ils ne peuvent manger toutes les pommes, ils exportent les autres dans les villages du bout du monde, et même, dit-on, au-delà. Le maire s’enrichit, et c’est pourquoi il reste maire de père en fille en mère en fils en brochette familiale depuis l’an un de la fondation de Fonteneige.

C’en est assez. Un vent rebelle souffle sur la plaine et nous gonfle les poumons d’une énergie neuve, indestructible. Nous forcerons le maire à partager le verger, notre bien commun. Rien ne nous arrêtera, nous irons de l’avant coûte que coûte.

Nous sommes déjà sept. Il nous reste à convaincre les trois cents autres Fonteneigeois, à part bien entendu le maire, les trois policiers et le gérant de la banque. Demain matin, nous serons cent, et à la fin de la semaine, tout le village se lèvera.

J’ai déjà distribué des tracts dans toutes les demeures, même celle du maire, par délicatesse. Je me couche donc, ce soir, avec le sentiment du devoir accompli.

J’ai, comme je le fais chaque nuit, bien dormi. Contre toute attente, il y a ce matin deux cents villageois devant ma porte. Je me hisse sur la pointe des pieds, le nez au ciel, et je le sens à nouveau, ce vent rebelle qui nous vient de la plaine.

Deux cents personnes. Il manque tout de même quatre-vingt-deux Fonteneigeois, si, comme la logique nous l’impose, nous excluons le dictateur, les forces de répression, le pouvoir financier et les familles associées.

Encadré par quelques braves, nous visitons les maisons des quatre-vingt-deux absents. Certains ont d’excellents motifs de se dissocier du mouvement qui gronde: deux ou trois accouchent, une douzaine agonisent, un a six côtes cassées, et une a du mal à marcher depuis qu’on lui a opéré le genou et que l’opération ne s’est pas tout à fait déroulée comme prévu si bien que la voici en attente d’une seconde opération qui surviendra, mais quand on l’ignore les listes d’attente sont longues et s’allongent en ce moment même où nous discourons en vue d’une révolution pomologique. Il nous reste tout de même une bonne soixantaine de vaillants à convaincre.

Pour négocier les choses correctement, nous demandons aux soixante de se nommer un représentant, et nous organisons une rencontre au sommet. Comme je suis le chef du mouvement de la masse, c’est moi qui rencontre Fredal, le chef du mouvement collaborationniste. Nous nous asseyons donc, lui sur le capot de sa Chevrolet, moi sur le capot de ma Volvo, et nous entamons les pourparlers.

Fredo: Le maire va jamais accepter.

Moi: Si si. Pourquoi il refuserait, nous sommes la rébellion en marche.

Fredo: Le maire a besoin de ses pommes.

Moi: Nous aussi. Redistribution de la richesse.

Fredo: S’il dit non, nous aurons l’air con.

Moi: S’il dit oui, nous serons ravis.

Fredo: Rien n’est certain.

Moi: Je le concède.

Fredo: Rien.

Moi: Rien.

Le vent a fini par se calmer, et la raison triomphe. Nous n’irons donc pas révolutionner l’ordre du village, bouleverser les bases de notre développement et hypothéquer la croissance promise. Le village, uni à nouveau, marche d’un pas fier et déterminé jusqu’à la maison du maire, pour lui manifester notre sincère volonté de maintenir Fonteneige intact.

Dès notre entrée triomphante dans sa cour, le maire fait irruption sur son balcon, et s’élance vers nous deux, Fredo et moi, qui marchons en tête.

Maire: Je m’incline! Je m’incline! La voix des Fonteneigeois a tonné!

Moi: La raison nous guide, l’avenir nous lie.

Fredo: Exactement.

Maire: Je m’incline vous dis-je. Prenez les pommes!

Fredo: Les Fonteneigeois en ont décidé autrement. Que leur volonté soit maître!

Moi: Vive les Fonteneigeois! Vive les Fonteneigeois!

Derrière nous, tous répètent à pleins poumons Vive les Fonteneigeois! Vive les Fonteneigeois! L’émotion me serre les tempes, les larmes mouillent mes yeux. Le maire rentre chez lui, et nous traversons ensemble tout le village, en répétant cent fois, mille fois, Vive les Fonteneigeois! Vive les Fonteneigeois!

Michel Michel est l’auteur de Dila

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Quel bonheur!

Mon chat parle. Il miaule et ronronne, certes, mais surtout, il parle. Je l’ai appelé Président, en l’honneur de rien du tout, simplement parce qu’aucun autre nom ne m’est venu.

Je le nourris principalement de morue, mais aussi de sole, d’aiglefin, de crevettes, uniquement quand ça vient des pêcheurs d’ici, et pas de l’autre bout du monde, où ils injectent tellement de saloperies que ça lui provoquerait une pelade aiguë. Président perdrait de sa prestance, ce qui le conduirait irrévocablement vers un spleen si sombre qu’il n’en relèverait jamais.

Grâce à Président, j’ai rencontré Ophélie. C’était un soir d’août, un soir caniculaire comme nous en avons connu peu depuis 1954, du moins c’est ce que ma voisine Antoinette prétend. Je lisais Le Capital, cogitant sur les moyens de transférer la plus-value mondiale dans une sorte de compte international pour juste redistribution à chaque terrien, selon ses besoins, pendant que Président s’assurait que rien n’avait changé dans son monde, en bas dans les ruelles noires. Gare aux envahisseurs, car Président est fort comme trois chats! Il domine tout le quartier, dans la ruelle entre Marquette et Fabre. Alors, ce soir-là, il a monté l’escalier qui mène au-dessus d’un garage où un logement a été aménagé. Il a grimpé sur la rampe du balcon, s’y est allongé pour une pause et pour observer à travers la fenêtre ce qu’on bricolait à l’intérieur. À son retour, vers minuit, il a insisté pour tout me raconter, même si je protestais, bête de sommeil.

  • Ce que j’ai vu là, Thomas, tu dois l’apprendre, et tout de suite. J’observais d’un œil distrait, car vraiment, qu’est-ce que je m’en fous de ce que manigancent les bonnes femmes seules dans leurs petits logements. Mais celle-là! Oh, celle-là, elle en avait une bonne couche. À mon arrivée, que du banal. Elle jouait de la guitare, médiocrement, et chantait, affreusement. J’ai failli bondir en bas dans la cour tellement ça m’irritait. Mais le besoin d’une pause m’a convaincu de patienter. Après neuf minutes dix-huit secondes, elle réalise la misère de sa prestation, et se tait. C’est là que ça devient intéressant. Elle extirpe une perceuse électrique de dessous la table, la branche au mur, et perce un trou d’un centimètre de diamètre en plein centre de la table. Elle observe son œuvre, et perce un autre trou, puis un autre, et un autre, si bien que la table finit par ressembler à une passoire. Après la table, ce sont les chaises qui y passent, puis la bibliothèque, puis quelques livres, une paire de godasses, un parapluie, une photo laminée accrochée au mur, une horloge, deux pains de savon, trois conserves, dont le liquide s’écoule sur une tablette, quatre avocats, une pastèque et tiens-toi bien, j’en frétillais des moustaches, sa guitare! Oui, sa belle guitare dont elle jouait si pauvrement! Un trou, deux trous, trois trous, et ça y allait dans la caisse et tout le long du manche, jusqu’à la tête, qui en a pris un sacré coup! Le spectacle! J’ai savouré jusqu’à la fin sa prestation inédite, surtout qu’elle est restée d’un si beau calme, totalement en contrôle, harmonieuse et sensuelle.

Après ce récit, je n’ai pu dormir de la nuit. Je l’imaginais valser avec son outil, transmuer tous les objets autour d’elle et créer pour sa seule jouissance un univers épatant. Le lendemain matin, j’ai prétexté une terrible fièvre pour ne pas rentrer au travail, et j’ai exigé que Président m’indique clairement où se situait le logement de cette femme. J’ai dû lui tirer la patte et la queue, lui promettre du lait et du homard, avant qu’il n’accepte de s’étirer, langoureusement et trop lentement, d’ouvrir les yeux, et de me donner, en trois mots, les précieuses indications.

Me voilà donc sur son mince balcon à frapper à la porte. Je n’avais rien préparé. Pas question de lui révéler tout ce que Président m’avait rapporté: seuls les malotrus et les pervers épient ainsi les gens, et lui confier qu’un chat, mon chat, m’avait dépeint en détail la scène de la veille n’aurait provoqué, comme d’habitude, que mépris et frayeur.

Elle ouvre. Je me pétrifie. Devant moi vient d’apparaître une déesse, l’incarnation de tous mes rêves et la source de toute joie, de toute sérénité. Oh, je sais, je sais, je sais, mon cousin Lévi la jugerait moche, un peu trop ceci, un peu pas assez cela, et des cheveux tellement, et des dents si, et un nez comme, et tout cela, toutes ces mauvaises paroles qui lui chutent d’entre les lèvres.

  • Oui?
  • Je vous ai vue, mais c’est plutôt mon chat, oui mon chat, Président, je sais, un nom prétentieux, c’est ce que j’entends, ou que j’ai déjà cru, ou ma mère, nous avons vu, lui plutôt, et il sait bien raconter, raconter pour que je sache, le chat, Président, vous étiez là, c’est bien chez vous, votre logement, petit logement, ses moustaches elles frétillent, tillaient, frétillaient je veux dire évidemment, quand nous, j’allais je voulais dormir, mais son insistance, vous a toute vue, pas ainsi, non, pas cela, pas nous, pas ici, vous oui, Président, moi je lisais, je voulais, il y avait cette révolution, mais lui, il se reposait quand c’est arrivé, vous est arrivée, vous je veux dire, les trous, les milliers de petits trous, peut-être pas, j’extrapole, ce n’est pas Président, il a l’habitude, précision, concision, tandis que moi, et c’est pourquoi je n’ai pas dormi, tous ces trous, ah ah ah, trou de mémoire, trou noir, trou profond ou simplement rond, c’est cela, précisément cela, et maintenant j’ai soif, je devrais redescendre, ne plus voir, pas moi, votre table, là, c’est bien cela, vous voyez, mon chat, il raconte si bien.
  • Je vous offre un café?
  • Merci, je, oui, il, je.
  • Taisez-vous. Entrez.

Et depuis ce jour, depuis ce préambule cahoteux, je suis amoureux, elle est amoureuse, mais nous n’emménagerons jamais ensemble. Elle n’a besoin d’amour que quelques heures par jour, et parfois, que quelques heures par semaine, par mois, par année. Quel bonheur! Moi qui désespérais, moi à qui mon cousin Lévi prévoyait une triste vie de célibataire.

Michel Michel est l’auteur de Dila

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Les flamants roses

Mon nom est Gustave et j’arrive à Zécauteux. À pied. À ce que je vois, ces villageois aiment le grand air. On croirait arriver un jour de fête nationale tellement il y a des gens partout, dehors. Des vieux qui marchent, des enfants qui jouent, des gens à bicyclette, à trottinette, partout ça remue. Je les salue, et tout le monde me répond, sourire aux lèvres. J’espère qu’il y a un café, j’aimerais passer une heure ou deux dans ce bled isolé.

J’ai remarqué que devant chaque maison, ils avaient d’étranges tas de gros cailloux. Des tas en forme de pyramides, d’au moins cent vingt-sept centimètres. Il n’y a aucune inscription, aucune décoration, rien d’autre que des cailloux. Probablement une croyance locale, une sorte d’appel aux forces de l’au-delà. Si j’en ai l’occasion, je me renseignerai, mais prudemment. Le sujet est peut-être sensible, de ceux qu’on n’aborde pas avec des profanes par crainte de lire dans leurs yeux l’étonnement et la condescendance. Ils forment peut-être une secte. Après tout, le symbole de la pyramide est commun dans l’histoire humaine, partout. Pourquoi pas ici à Zécauteux, aujourd’hui.

Il y a de jolies femmes à Zécauteux, en particulier cette petite brune qui traverse la rue en bleu de travail, une énorme clé à tuyau rouge au bout du bras. Je la salue, comme je le fais avec tous depuis que je suis entré dans ce village, et comme les autres, elle me sourit, salue. Mais plutôt que de poursuivre son chemin, elle s’arrête, me considère avec attention, et sourit de plus belle. La voilà qui s’approche.

  • Voulez-vous m’épouser?

Je vois. Cette dame a un épisode.

  • Je ne peux pas vous épouser, je ne fais que passer, dans trente minutes je n’existerai plus.

Elle me saisit la main et la porte à son cœur.

  • Vous souhaitez faire l’amour avant? Je fixe la toilette chez Monsieur Lonton, et je serai toute à vous.
  • Qu’est-ce que c’est que tout cela!

Avouons-le: une sombre prémonition m’envahit. Je retire ma main, recule d’un pas, cherche un regard sur lequel m’appuyer pour me sortir de ce pétrin. Personne parmi ces villageois ne semble intéressé par nous, qui occupons pourtant le centre de la voie publique. Son joli visage toujours souriant, sourire serein ou sourire fou, elle me reprend la main et m’entraîne vers une maison. Nous contournons l’inévitable petit tas de cailloux, elle pousse la porte et nous pénétrons dans une demeure chaleureuse, quoiqu’un peu sombre. Un homme se déshabille dans la chambre de droite.

  • Bonjour Monsieur Lonton.
  • Bonjour Maia.

L’homme, qui retire son caleçon, s’avance vers moi, souriant.

  • Vous êtes le futur époux de Maia?

Je balbutie quelques sons, je lui tends une main qu’il ignore, et sourit de plus belle.

  • Je ne suis ni votre homme ni votre femme, celle-là est bien drôle, mon cher! D’où tenez-vous ces manières?

L’homme me tourne le dos et enfile un maillot de bain. Je l’abandonne là, et rejoins Maia dans la salle de bain. Elle bidouille quelque chose dans le réservoir, sans me porter la moindre attention. Plombière.

  • Voilà.

Elle récupère ma main, ballante, me tire à l’extérieur sans un mot pour l’étrange Monsieur Lonton. Cette fois, il faudra bien que je rompe le charme, et que je m’éclipse. Auparavant, puisque nous sommes en si bons termes, pourquoi ne pas satisfaire ma curiosité?

  • Maia, que signifient ces… structures… ou ces… pyramides… en cailloux?

Elle rit, s’empare d’une pierre au sommet de la pile.

  • Ça? C’est un tas de cailloux, rien qu’un tas de cailloux.

Je suis perplexe. Que me cache-t-elle?

  • Pourtant, il y a un tas identique devant chaque maison, et ils sont approximativement tous de la même taille. Pourquoi chacun élèverait-il cette chose, s’il ne s’agissait que d’un tas de cailloux? Qui veut d’un tas de cailloux? C’est un tas sacré?

Maia m’embrasse sur la joue. J’aurais peut-être dû fuir dès notre sortie de chez Lonton.

  • On dit que dans certains villages éloignés, les gens placent des dizaines de pneus devant leurs maisons. Ailleurs, ce sont des blocs de vieilles voitures écrasées au compacteur. Ailleurs encore, ils font pousser du gazon, de la maison jusqu’à la rue. Partout, c’est pour faire joli.

Je mesure l’ampleur de mon ignorance. Des pneus? Des voitures en blocs? Du gazon? Et quoi d’autre? Et où sont tous ces villages? J’hésite à la croire, même si je n’ai aucun motif pour douter d’elle. Cette femme respire la franchise! Mais si tout est vrai, quelles absurdes habitudes ces villageois étrangers ont-ils développées!

  • Ces tas de cailloux, c’est donc pour faire joli.
  • Tout à fait. Ça ne vous plaît pas? Pas encore? Oh mon cher amour! Vous succomberez! Chacun de ces tas de cailloux, et là je philosophe un peu, veuillez m’ excuser, est un reflet de la personnalité conjuguée de tous les habitants de la maisonnée. Un tas de cailloux, ça se construit sur toute une vie. Vus d’ici, tous ces cailloux sur tous ces tas dans tout le village vous paraissent identiques, alors que pas un n’est pareil. Il existe une infinité de nuances de teintes, de formes et de densité. Je pourrais vous en parler jusqu’à demain matin, et nous ne pourrions ni nous marier ni faire l’amour. Plusieurs livres traitent en haut et en bas de la question. Je ne suis ni experte en la matière, et à vrai dire, ça m’indiffère passablement. Pas au point, cependant, de me passer d’un tas. Mais le mien, qui sera bientôt le nôtre, n’a rien pour rivaliser avec celui de Monsieur Lonton, par exemple.

À parler des tas, la journée avance, et bien que je ne me rende nulle part, j’ai de plus en plus hâte de poursuivre ma route.

  • Maia, vous me plaisez, mon intuition me dit que je pourrais vous aimer. Juste un petit détail. Vous souhaitez des épousailles, alors que moi je n’ai même jamais songé à la chose. Je suis Gustave, bien heureux de vous avoir croisée, mais faisons-nous la bise, et à un de ces jours peut-être. Car entre nous, qui décide de se marier au premier coup d’œil, en pleine rue! Ce sont là des drames qu’il faut méditer longtemps, pendant des années!

Maia m’embrasse à nouveau. Elle passe ses longs doigts dans ma chevelure, descend le long de ma colonne et tâte mes fesses.

  • Ici, on ne se marie pas autrement. Les regards se rencontrent, ils s’unissent dans une connexion spirituelle instantanée, et voilà. Tout simple.
  • Tout simple.

Cette femme m’étourdit. Est-il encore possible d’éviter ce mariage ? Le faut-il? Elle me grise. Si au moins ces villageois plantaient, comme tout le monde, des flamants roses en plastique sur de jolies plaques de béton coulées devant leurs maisons! Mais des cailloux! J’aurais l’impression de vivre sur une autre planète! Je n’ose pas le lui dire, mais j’aurais honte. Moi et mon tas de cailloux! Non, vraiment, je ne me vois pas.

Michel Michel est l’auteur de Dila

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