Une route dans un petit village. Un trottoir désert. Une route déserte, à part, une fois toutes les deux ou trois heures, une voiture qui passe à cinquante kilomètres à l’heure. Ou plus. Ou moins.
Voilà. Une voiture passe. Cinquante-trois kilomètres à l’heure.
On ne peut dire qu’il ne se passe rien à Datousvaux. Ce serait mentir.
Le vent souffle. Un écureuil traverse la chaussée. Il ne risque rien. Datousvaux est sécuritaire pour la faune.
Madame Latendresse étend son linge, tout comme monsieur Levasseur, tout comme monsieur Garneau, tout comme madame Châteauguay, tout comme monsieur Arturo, tout comme tous les habitants du village à neuf heures quinze tous les matins.
À moins qu’il pleuve.
Évidemment.
Soudain, une ombre, une silhouette, une femme, mais c’est Céphise! Pour de l’imprévu, ça en est. Que fait-elle? Que fera-t-elle? Personne ne peut le prévoir. Personne.
Céphise marche sur le trottoir, d’est en ouest. Elle sort de chez elle, probablement, mais pour aller où?
Céphise trébuche. Ça c’est de l’inattendu! Elle trébuche, perd l’équilibre, et heurte son joli genou sur le ciment sale du vieux trottoir.
C’est à ce moment que je m’extirpe de ma planque, et que j’atterris pile devant elle.
Adalbert: Céphise! Mon nom est Adalbert, journaliste en chef de L’Écho de Datousvaux. Me voici pour rapporter à nos lecteurs l’essentiel du drame qui s’est joué au cœur de leur village!
Céphise: Adalbert? Qu’est-ce qui te prend?
Adalbert: Adalbert certes, mais en ce moment, je suis beaucoup plus, je suis le messager de Datousvaux!
Céphise: Et quel est ton message, p’tit drôle?
Adalbert: Je prépare un article sur l’accident où vous avez failli y laisser votre peau, ou, disons, davantage de votre peau. J’ai déjà pensé à un titre, quelque chose comme Collision sanglante au cœur de Datousvaux, oui, je crois que ça fera bien.
Céphile: Collision? Y a pas eu d’collision? Et pourquoi tu m’parles comme un pingouin qu’aurait un cigare dans l’bec?
Adalbert: C’est l’jour… C’est le journaliste qui s’adresse à vous, madame. Il y a bel et bien eu collision, j’en fus témoin, à preuve, moi, le témoin! Il y a eu collision entre votre genou et le trottoir.
Céphile: Et sanglant à part ça? T’as jamais vu trois gouttes de sang? C’est moins que moins que rien!
Adalbert: Au contraire! Le sang humain, sous toutes ses formes, mérite notre plus grand respect! Un litre ou un tonneau, qu’importe! Mais laissons cela, le titre est une chose, mais mon article exige des détails. Pourquoi êtes-vous tombée?
Céphile: Oh, ces foutues fissures dans le trottoir, j’étais dans la lune, j’ne les ai pas vues. Tout simple!
Adalbert: Je vois. Excellent. La décision des autorités de Datousvaux de réduire les dépenses consacrées au maintien des infrastructures stratégiques assurant la sécurité et le bien-être des villageois a provoqué un premier accident. L’observation objective des faits permet de constater que malheureusement, ces autorités ont maintenant le sang de leurs citoyens sur leurs mains. On ignore si des poursuites judiciaires seront entamées, mais des accusations de négligence pourraient être déposées en vertu du Code. La Cour pourrait ordonner aux autorités de Datousvaux d’investir dans des travaux de réfection. Toutefois, on s’attend à une contestation en appel, et la cause ne se réglera qu’en Cour Suprême. Voilà, c’est pas mal, non?
Céphile: As-tu bu, Adalbert?
Céphile poursuit son chemin, mettant ainsi fin à l’entrevue accordée au journaliste, moi. Cette nouvelle, inespérée, permettra à L’Écho de Datousvaux de survivre un jour de plus. Il faudra peut-être prévoir un tirage plus important, vu le sang, la jolie dame, la cruauté des autorités.
Aussi bien rentrer. Il ne se passera plus rien aujourd’hui.
Je me demande si je remporterai un prix, avec cette nouvelle.
Michel Michel est l’auteur de Dila