Boutique de vêtements pour homme. Luxe, calme et voix de voyous dans la rue qui coulent à l’intérieur lorsque Gabin pousse la porte et s’immobilise dans le cadre, indécis, balayant du regard la marchandise étalée avec art et délicatesse. Mouvement du vendeur, ruban à mesurer au cou, sourire aux lèvres. Gabin se décide enfin, et la porte se referme derrière lui dans un bruit sourd et vaguement lugubre. Il fait un bond de côté, mais se ressaisit aussitôt face au vendeur.
Vendeur: On dirait la porte d’un cachot, pas vrai? Comme si nous étions dans un de ces donjons moyenâgeux où ils enfermaient les hérétiques et les pervers. J’ignore pourquoi le propriétaire de la boutique a tenu à faire installer cette porte ici, dans cette allée marchande du centre-ville. Si nos vêtements ne vous plaisent pas, s’ils n’accrochent pas votre œil aiguisé, au moins vous vous souviendrez de nous grâce à cette porte. Vous aurez cela à raconter, cette visite dans ce commerce où pour une fraction de seconde vous vous êtes senti écroué, condamné à jamais aux plus cruels tourments, à la torture de la roue, de la goutte d’eau et des fers. Alors que vous pénétrez plutôt dans le paradis de l’homme chic, dans l’éden de la parure et de la fabrication de prestances doctes et nobles. Chez nous, on peut entrer pouilleux, on en ressort toujours sublime, à moins bien entendu d’y mettre le prix. Mais mon cher, vous qui touchez déjà cet absolu que goûte nos clients après être passés à la caisse, vous sortirez d’ici sous la clameur de la foule en liesse!
Gabin: N’exagérons pas.
Vendeur: Certes. Vendons d’abord, moussons ensuite.
Gabin: Je me rends, dans huit jours, au congrès le plus considérable de la décennie, et je dois y paraître à la hauteur.
Vendeur: Ce n’est pas rien. J’ai ces habits, comme vous le voyez, de nombreux habits. Mais en ceci comme en tout, l’homme doit respecter les correspondances. Chacun de ces habits a un rôle bien à lui, une classe dans la société, si vous voulez. Je n’enverrais jamais, oh qu’on m’en garde, cet habit-ci à un repas de famille à la campagne. Celui-là serait plus convenable, vous comprenez?
Gabin: Je…
Vendeur: Bien. Alors, interrogeons le client, vous mon cher. S’agit-il d’un congrès villageois, municipal, régional, enfin, vous voyez, identifions l’ampleur de la chose, question d’éliminer l’étoffe inadéquate.
Gabin: C’est inter… International. Congrès international, qui se tiendra à Belleville au Kansas aux États-Unis d’Amérique.
Vendeur: Monsieur! International! Moi qui divaguais dans les villages et autres minuscules points sur le planisphère! Élaguons tous les habits sur ce porte-vêtement, chassons ceux qui pendent lamentablement ici, éloignons-nous de ces presque guenilles qui heurtent ma vue et votre goût, et dirigeons-nous vous le faîte, vers la lumière, avançons ensemble dans cette ère de grandeur et de gloire! Ces habits, Monsieur, ces habits possèdent l’incroyable vertu de bercer tendrement, mais avec virilité, l’âme des hommes de votre trempe. Je m’incline, Monsieur, préparez votre carte bancaire, car je sens que nous toucherons terre bientôt! Suivez-moi, ou plutôt, marchez à mes côtés, et dirigeons-nous vers ces porte-vêtements bien garnis de merveilles uniques. Oh, me direz-vous, la sélection reste vaste, et choisir sera ardu. Ne craignez rien. Nous avons un congrès international, bravo, mais de quoi s’agit-il? Il vous faut envelopper ce corps de sa véritable identité, celle que vous voulez bien lui donner, vous donner. Songez qu’en plus de ce congrès, votre personne se retrouvera dans le tourbillon des médias sociaux, votre image fera vingt fois le tour de la terre avant que vous n’ayez réalisé que votre voisin de table vient de vous prendre en photo. Vous ne voudriez pas vous élancer dans ce voyage planétaire engoncé dans des vêtements qui vous diminuent, ou pire, vous ridiculisent? Alors dites, de quoi s’agit-il?
Gabin: C’est le Con… le Congrès international de la Société William Addis des Collectionneurs de Brosses à Dents. Il s’agit du quatre-vingt-dix-huitième congrès annuel. Oui. Cette année, la conférencière d’honneur est la conservatrice du Musée Carnavalet de Paris, Paris en France, qui viendra parler de la brosse à dents de Napoléon, et nous pourrons voir la brosse à dents de Napoléon qui sera présentée sous verre dans une salle spécialement aménagée à cet effet. Durant tout un après-midi.
Vendeur: Napoléon!
Gabin: Premier Empereur de France!
Vendeur: Impérial!
Gabin: Roi d’Italie!
Vendeur: Le Conquérant! Napoléon, l’Empereur, le Roi, nous pouvons éliminer tous ces habits, et nous concentrer sur ces deux derniers porte-vêtements, ceux dont la majorité de notre clientèle ignore jusqu’à l’existence. Les besoins impériaux surpassant tous les autres, faites-moi l’honneur de vous conduire là où vos habits vous attendent.
Gabin: Vous avez là une bonne vingtaine d’habits. Comment choisir? J’aime bien ce gris, et ce bleu, et ce…
Vendeur: Gare à vous! Pas de fausses modesties, mon cher. Collectionneurs de brosses à dents, vous dites? Vous échangerez bien quelques idées avec vos collègues, au dîner peut-être, ou même en soirée, en buvant ce bon champagne à la mémoire de Napoléon, n’est-ce pas?
Gabin: Je présenterai un atelier sur les premières brosses à dents chinoises. Je n’ai pas de spécimen, mais j’étudie la question depuis une bonne douzaine d’années, et j’ai accumulé des milliers de pages de renseignements, d’analyses et de théories. J’apporterai aussi, en parallèle, quelques petits, tout petits, bijoux de ma collection. À force d’échanger avec vous, Monsieur, je sais que je peux vous faire confiance, que vous n’avez pas cette pénible légèreté dont se glorifient tous nos contemporains. Je peux donc vous confier que j’ai consacré ma vie, toute ma vie, aux brosses à dents. Cette passion m’a happé dès le sortir de l’adolescence, et jusqu’à aujourd’hui, jamais elle n’a fléchi. J’ai tout sacrifié pour atteindre les plus hauts sommets. Même ma sœur l’ignore, mais à vous je le dirai, voilà, je suis depuis un an le président de la section francophone internationale de notre Société! Oui Monsieur! Moi, tel que vous me voyez devant vous, moi qui ai renoncé aux joies du mariage et du divorce, je préside toute la section francophone!
Vendeur: Votre confiance m’émeut. Déplaçons doucement, tout doucement, ces quelques habits qui vous voileraient la lumière de votre grandeur. Nous voilà bientôt à destination. Dites-moi encore, Monsieur le Président, votre section francophone compte combien de membres?
Gabin: À l’origine, il y avait cent cinquante membres.
Vendeur: À l’origine, c’était il y a quatre-vingt-dix-huit ans?
Gabin: Exact, mon cher.
Vendeur: Aujourd’hui, combien en reste-t-il?
Gabin: Trois. Mais de qualité, vous savez, de très grande qualité.
Vendeur: Exact! C’est ce qu’il nous faut, de la qualité, de la très grande qualité. Enfilez ce pantalon, approchez que j’ajuste la veste. Cet habit vous va comme une seconde peau, moins raffinée, mais plus chatoyante que l’originale.
Gabin: Je ne me reconnais pas.
Vendeur: Oui, c’est tout vous!
Gabin: On dirait un homme célèbre.
Vendeur: Votre humilité vous fait honneur. Par ici, j’emballe le tout, et je vous laisse à vos travaux.
Gabin: Mon dieu! Est-ce le prix de l’habit?
Vendeur: C’est le prix de la cravate. Laissez-moi tout additionner. Les chaussures, les chemises, les cravates, les ceintures, les deux habits, le compte y est. Et puisque vous êtes le Président de la section francophone, je vous accorde sur-le-champ, sans réclamation de votre part, un rabais de reconnaissance de cinq pour cent. Monsieur le Président, tendez-moi votre carte bancaire.
Gabin: Toutes mes économies vont y passer, je ne pourrai pas remplacer les bardeaux sur le toit qui fuit, je ne pourrai pas… je ne… je…
Vendeur: Monsieur le Président! Napoléon n’a pas remporté la bataille d’Austerlitz en s’inquiétant des toits qui coulent! Et vous savez qu’il y en avait des toits qui coulaient en 1805! Non Monsieur le Président! Napoléon s’est tenu debout! Il a marché droit devant, et vite!
Gabin: Vous avez… avez raison. Voici ma carte. Merci pour tout.
Michel Michel est l’auteur de Dila