Puisque c’est dimanche matin, Edgar Croteau minuscule dispose de quarante-cinq minutes avec Edgar Croteau majuscule. Il pleut au-dessus de Croteauville, mais pas au-dessus du jardin des Croteau. Faut dire que c’est un immense jardin, qui fait des kilomètres carrés. Le domaine est si vaste, qu’on n’y est jamais perturbé par le bruit des klaxons du centre-ville, par les fusillades occasionnelles, ou encore par la clameur de la foule, heureuse ou pas.
MINUSCULE: Papa! Papa! Attrape la balle!
MAJUSCULE: Voilà.
MINUSCULE: Papa! Papa! Lance la balle!
MAJUSCULE: Voilà.
MINUSCULE: Papa! Papa! Dessine-moi un moustique!
MAJUSCULE: Voilà.
MINUSCULE: Papa! Papa! Pourquoi les avions ne passent jamais au-dessus de notre maison?
MAJUSCULE: Ce n’est pas une maison, c’est un château. Ils ne volent au-dessus de nos têtes, parce que c’est un espace aérien privé, qui nous appartient jusqu’à la lune, et même un peu au-delà.
MINUSCULE: Papa! Papa! À la télévision, ils racontaient une histoire à propos d’enfants pauvres qui ne mangeaient pas tout ce qu’ils voulaient. Madame Tremblay ne me donne pas autant de glace que j’en voudrais, est-ce que je suis un enfant pauvre?
MAJUSCULE: Non. La pauvreté, c’est pour les étrangers.
MINUSCULE: Papa! Papa! C’est quoi un étranger?
MAJUSCULE: C’est ceux qui ne sont pas nous.
MINUSCULE: Papa! Papa! À la télévision…
MAJUSCULE: Tu regardes trop la télévision. Tu devrais lire. Il y a tout ce qu’il faut dans la bibliothèque. J’en parlerai à Maître Dupont.
MINUSCULE: Papa! Papa! Ils disent que le maire Provost est le dirigeant. C’est quoi un dirigeant?
MAJUSCULE: Celui qui dirige, celui qui donne des ordres aux autres. Tu veux jouer à la balle?
MINUSCULE: Papa! Papa! Pourquoi tu n’es pas le maire, tu pourrais donner des ordres aux autres toi aussi?
Ici, Edgar Croteau majuscule éclate d’un grand rire croteaunisien, devant un Edgar Croteau minuscule incrédule. Le temps s’égoutte, il ne reste que quatorze minutes à leur entretien dominical.
MAJUSCULE: Le maire, c’est le dirigeant des étrangers. Seulement des étrangers. Comme chacun en ce merveilleux monde a un rôle à jouer, le mien est de donner des ordres au maire.
MINUSCULE: Papa! Papa! Toi, on ne te voit jamais à la télévision! C’est le maire Provost qu’on voit! C’est lui le héros à la télévision.
MAJUSCULE: C’est vrai. C’est un héros. C’est lui qui reçoit tous les coups. Quand je décide de réduire les pilules à l’hôpital, c’est à lui qu’ils s’en prennent. Quand j’impose des frais pour la location des pupitres à l’école, c’est lui qui reçoit les coups. Quand je récupère les sous que la mairie donnait aux paresseux, c’est contre lui que les étrangers manifestent. Tu as raison, mon fils, le maire, c’est un héros.
MINUSCULE: Papa! Papa! Je voudrais être un héros! Comme Spiderman! Comme Batman! Comme le maire Prévost!
MAJUSCULE: Les Croteau ne seront jamais des héros. Les héros sont de pauvres étrangers qui n’ont rien trouvé de mieux à faire. Nous, nous sommes au-delà de tout cela.
MINUSCULE: Papa! Papa! Est-ce que les étrangers nous aiment autant que les héros?
MAJUSCULE: Les étrangers ne nous connaissent pas. C’est bien ainsi. Nous possédons toutes les usines, tous les commerces, toutes les stations-service, tous les journaux, nous possédons jusqu’aux kiosques de distribution de limonade. Nous possédons, tout simplement. C’est notre nature, que veux-tu! Nous sommes heureux, nous serons toujours heureux. Il y aura toujours des maires pour protéger ce bonheur sacré. Il y aura toujours des maires.
MINUSCULE: Papa! Papa! Je…
MAJUSCULE: Quarante-cinq minutes, mon fils. Au revoir. À dimanche prochain!