J’avais terriblement envie de t’embrasser

1991

Je rentre au petit matin. Vernissage dans le Mile-End, soirée au Hasard, angle Ontario et Saint-Hubert, retour chez moi, sur Chambord vers trois heures trente, seul. J’ai beaucoup parlé, dansé, fumé. Vendredi dernier j’ai conclu la nuit chez Claudie, mais elle n’était pas là cette semaine. Partie pour de bon aux États-Unis avec son frère musicien, m’a confié son amie. Elle n’aimait pas ma voiture, une vieille Chevrolet un peu carrée, un peu lourde. J’aurais aimé lui souhaiter bon voyage. Claudie, c’est une fille sympa, intelligente, beaucoup plus branchée que moi. Elle m’a prédit une relation passionnée, dévorante, une sorte d’amour sans les promesses, les électroménagers, les poussettes remplies à craquer.

Depuis une semaine, je me l’avoue humblement, j’épie la flamme dans chaque regard qui me croise, dans chaque femme qui m’approche. Tout cela bien en vain, évidemment.

À la fermeture du Hasard, ce soir-là, il y avait cette femme, pas très grande, pas très souriante et même un peu chiante, à qui j’ai offert de la reconduire. Elle m’a demandé si j’avais lu Daniel Pennac, j’ai dit oui, elle est montée dans ma bagnole et m’a parlé de Rigaud, du ski, du Collège Bourget et de Gildor Roy. Pourquoi pas. Je n’avais jamais mis les pieds à Rigaud, quand je partais à vélo, je tournais toujours à Sainte-Anne-de-Bellevue. Avant de descendre, elle m’a donné une cassette d’Enya.

Cette femme de Rigaud, j’ai cru que c’était elle, la prédiction de Claudie. À force de ne pas sourire, elle dégageait une hardiesse qui m’envoûtait. Peut-être aussi qu’à cette heure-là, avec la fatigue et mes dispositions, j’étais prêt à me laisser envoûter par un fantôme. Quand elle est descendue à la hauteur du Centre Champagnat sur Saint-Hubert, j’ai su que cette inconnue le demeurerait. Je lui ai écrit mes nom et numéro de téléphone sur la cheville, elle s’est inventé un prénom, disons que je m’appelle Albertine, qui lui est sans doute venu à cause de ses lectures du moment.

Elle est descendue, je suis parti, me voilà chez moi. Un verre d’eau, je me brosse les dents, je lis quelques pages, j’écoute un message sur mon vieux répondeur. Juste avant de descendre de ta voiture, j’avais terriblement envie de t’embrasser.

Ah la maringouine! Moi aussi! Bien entendu, moi aussi! La rappeler, tout de suite, la réveiller! Vérification du numéro du dernier appel. Inconnu. Oh la coquine! À quoi joues-tu? Le soleil se lève et j’ai du mal à m’endormir. 

1992

Six mois! Je la cherche depuis six mois! J’ai passé des heures au Hasard, de l’ouverture à la fermeture, j’ai parcouru à pied tout le quartier où elle est descendue, j’ai même payé un artiste pour me dessiner un portrait-robot de mon Albertine, et j’en ai fait des affiches que j’ai distribuées dans tous les bureaux de poste, toutes les succursales de toutes les banques, tous les bars, toutes les bibliothèques, et j’en j’ai même collés aux poteaux autour du Hasard et du Centre Champagnat. Je ne l’ai pas encore retrouvée.

C’est excessif. Je ne sais même pas si j’aimerais l’aimer.

1995

Je suis fatigué. Désespéré. Les aventures de deux semaines, trois semaines, m’éreintent, m’assèchent.

Je croyais découvrir son identité dans un journal des finissants au Collège Bourget. Rien de ce côté. Comme si elle m’avait menti là-dessus aussi. Ou peut-être a-t-elle tellement changé qu’elle est méconnaissable.

J’ai passé trois jours trois nuits dans ma voiture, à l’endroit exact où elle est descendue.

J’ai frappé à toutes les portes de la rue Saint-Hubert, et des rues avoisinantes.

2001

Je me suis essayé au mariage. Cela a duré trois années. Trois longues années à dépérir. Pauvre femme. J’ai honte de lui avoir tant menti.

Chaque mois, je publie des annonces en ligne, j’y distribue la photo-robot d’Albertine. J’ai reçu des milliers de réponses, farfelues, intéressées, erronées. Des femmes qui cherchent un compagnon, des gens qui croient l’avoir vue à Québec, à New York, à Marseille, à Caracas. J’ai passé un temps fou à étudier chaque réponse, à espérer.

Le Hasard a fermé ses portes depuis longtemps.

2017

Mon blogue Albertine n’attire plus que des lectrices de Marcel Proust. Qui m’insultent. Qui m’accusent de les avoir appâtées avec mes futilités, simplement pour obtenir une audience, pour devenir un influenceur.

Un employé d’une compagnie de téléphone a laissé un message. Bref. Il assure l’avoir connue vers 2011. Elle portait trop de tristesse en elle, il est parti. Il croit qu’elle vit dans une villa de Mont-Royal. Il ne l’a connue que sous ce prénom, Clémentine. Il s’est vite lassé, il n’a jamais cherché à la revoir.

2021

Une vie de vieux garçon. Je suis presque riche, et quand je rôde dans Mont-Royal avec ma Tesla, les gens me regardent comme un des leurs, ils n’appellent pas les flics même si j’ai parfois des allures de rastaquouère.

Si je me fie à ce que je suis devenu, elle est probablement vraiment laide aujourd’hui. Viendrait-elle à moi, après toute cette vie, que je m’enfuirais peut-être comme un damné.

Parfois la nuit, quand j’ai trop lu, trop bu, je réécoute la cassette du répondeur, que j’ai conservée, copiée, numérisée, cadenassée. J’avais terriblement envie de t’embrasser.

Et je pleure. J’ignore si c’est le chagrin, l’amertume, la honte, ou un misérable apitoiement sur ma destinée. Parfois je maudis Claudia, mais c’est ma crédulité que je devrais maudire.

Je suis revenu angle Saint-Hubert et Ontario. La bâtisse qui abritait le Hasard a été rasée, je ne sais quand. On n’y trouve plus que d’ignobles blocs de béton, cinq énormes pots de ciment où vivotent des mauvaises herbes. Avec le temps, c’est bien de ça que j’ai l’air. Ravagé. Malsain.

Alors maintenant que je suis à la retraite, il est temps de passer à autre chose. Albertine! Vraiment? Ça ne vaut pas la peine d’en faire tout un roman! Je n’y accorderai pas une minute de plus, ah non! Tout de même!

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Funeste tango

Nous écoutions Loreena McKennitt depuis une semaine dans un petit appartement de la rue Laurier, avec un golden retriever fraternel. J’ai abouti là parce que je lui ai posé une question, dans un bar. Comme elle m’a répondu, évidemment je suis tombé amoureux.

Abruptement, j’ai oublié que j’avais un emploi, une femme, des amis, trois chats et beaucoup de dettes. Amnésie globale, disparition de mon existence, réincarnation. Nous ne sortions que pour promener le golden, courte promenade entre le parc à chiens et l’appartement. Nous ne croisions jamais personne, du moins, je ne crois pas.

À la fin de la semaine, le frigo était vide, nous avions faim. Nous nous sommes soudain rappelé ce monde autour de l’appartement, ce monde où il nous fallait plonger pour survivre. Comme tous les mammifères, nous sommes sortis pour nous sustenter. Nous aurions pu choisir le premier restaurant rencontré, et cela aurait mieux valu, mais nous nous sommes mis en quête du seul établissement en mesure d’accueillir notre particularité. Notre ardente folie.

Rue Saint-Hubert jusqu’à Mont-Royal, mon foie se crispe à l’évoquer, puis Saint-Denis jusqu’à la rue Roy. Il y avait là un resto discret, simple, qui nous a tout de suite reconnus. Plus de cent mètres avant d’arriver, nous l’entendions nous appeler, nous prier de marcher jusque là, d’entrer, de nous asseoir. Je l’entendais, elle l’entendait. Après la semaine que nous avions vécus, rien ne nous étonnait, qu’un resto nous hèle ne nous paraissait pas incongru, au contraire, nous attendions cela depuis notre premier pas hors de l’appartement.

Une fois à l’intérieur, assis à une table au beau milieu de la salle, le resto s’est tenu coi. Autour, la clientèle ressemblait à de la clientèle. Ça buvait, ça mangeait, ça bavardait. Nous avons bu, nous avons mangé, mais j’ignore si nous avons bavardé. Je ne crois pas. Notre présence avait l’intensité et la fragilité de l’inspiration. Si j’avais parlé, à ce moment, je crois que je lui aurais dit que j’avais appris à respirer, et qu’avec ou sans elle, ma vie déborderait dorénavant sous le règne de la joyeuse instabilité.

Subitement, la clientèle s’est tue. Toute tue. Cela nous a ramenés à eux, nous les avons observés se lever, déplacer les tables et les chaises qu’ils empilaient dans un recoin de la salle. En moins de trois minutes, les tables étaient débarrassées, empilées, et tout autour de nous il n’y avait plus qu’un grand espace vide.

Aussitôt, la Cumparsita a empli l’espace, et hommes et hommes et hommes et femmes et femmes et femmes se sont élancés, grands gestes et passion, délicatesse et brutalité. Les cheveux longs des têtes renversées frôlaient nos bisques, les coups de talons effleuraient nos coupes.

Nous poursuivions indolemment notre repas, seuls assis au milieu de la salle avec ces corps agiles emplissant tout l’espace d’étonnantes arabesques. Elle terminait son dessert quand je lui ai caressé la main. Son regard vitreux reflétait les corps des danseurs, mais je ne l’y voyais plus, elle.

Au rythme de la musique, les milongueras et les milongueros nous frôlaient de plus en plus, jusqu’à nous heurter carrément dans le dos, sur les bras, partout. Sans crier gare, et toujours au rythme du tango, ils nous ont séparés, bâillonnés et je me suis vite retrouvé avec une cagoule de toile sur la tête. Je ne la voyais plus, je ne l’entendais plus, je ne la sentais plus.

Je me suis réveillé deux jours plus tard à la campagne. Seul, affamé. J’ai marché jusqu’à la route, j’ai volé des pommes et j’ai marché encore. Un fermier qui passait par là a accepté de me raccompagner jusqu’à la limite de la ville. Je me suis traînée jusqu’à la rue Laurier, mais quand elle a ouvert la porte de son appartement, je l’ai à peine reconnue. Elle ne se souvenait absolument pas de moi. Inquiétée par ma tenue débraillée, crasseuse et puante, elle a même menacé d’appeler les flics.

Je n’ai jamais retrouvé mon appartement, ma femme, mes amis, mes chats, mes dettes et mon emploi. Je n’ai jamais retrouvé mon nom, mais je me souviens de cette semaine-là, et j’écoute en boucle Loreena McKennitt.

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Déboires

J’attends Antonio qui doit m’apporter la fortune. Je n’ai pas le sou, cela va de soi, mais dans quelques minutes je serai riche, plus riche que je n’ai jamais espéré l’être. Cela m’est tombé dessus, c’est le cas de le dire, arbitrairement. Un plaisant hasard m’a planté directement dans la trajectoire de ce désaxé qui a déterminé qu’il me devait la vie, la liberté et la quiétude. J’étais assis, plus assis que jamais à cette table en terrasse, je lisais Alexandre Dumas en écoutant les Dead Kennedys, je buvais du café, du vin, du lait, je regardais les femmes, je regardais les hommes, je me regardais bien seul, cela va de soi, depuis l’évaporation de Maïa, et je buvais encore un peu plus de café, de vin et de lait. Sans me demander la permission, cet homme s’assoit à ma table, face à moi, et sans se présenter se met à me raconter la vie de Charles Bukowski, je commande deux doubles Old Grand-Dad, il sort un bloc-notes de sa poche, lit une phrase transcrite à la main, une citation de son Bukowski je présume, ça parle de fric, il me montre son sac, un énorme sac de sport qu’il a laissé à quelques mètres de nous, près de la porte, m’assure qu’il est rempli de billets de cent, je lui demande de payer la prochaine tournée, il accepte, mais des flics nous interrompent, dévisagent mon compagnon d’un mauvais oeil, exigent des papiers qu’il n’a pas, je réagis, je crains de perdre une si charmante fréquentation, je lui invente une identité, c’est le Comte de Monte-Cristo, pas original, je me mords les lèvres, mais les flics ne tiquent pas, je rajoute que nous sommes tous deux professeurs de Littérature Angeline à l’Université, là tout à côté, les invite à appeler, à vérifier, ils s’excusent, cherchent un des trois voleurs de la banque du bout de la rue, s’empressent de disparaître, de poursuivre leurs recherches. Mon compagnon me demande mon numéro de téléphone et disparaît à son tour. Je l’ai bien cru évaporé pour de bon, mais une semaine plus tard, coup de fil, grands remerciements, monumentale reconnaissance, m’avoue s’être enlisé dans une réflexion perforante, la morale lui tord le bras, il doit me verser la moitié de son pactole, deux millions trois cent quarante-deux mille dollars, merci merci c’est trop, il insiste, alors c’est bon, viendra chez moi, quelques secondes avant de quitter le pays à jamais, fini enfin par se présenter, Antonio, et il rajoute, Comte de Monte-Cristo. C’est aujourd’hui qu’il viendra. Je serai riche, enfin riche. Tant mieux. Le téléphone sonne. Pourquoi ai-je encore un téléphone? À part les télémarketeurs, je n’ai reçu qu’un seul coup de fil en six mois, trois jours et cinq heures, Antonio. Aurait-il revu son projet de m’enrichir, ou peut-être a-t-il réduit l’importance de cet enrichissement. La moitié serait encore excellente, même le tiers, même un dixième et même un dixième d’un dixième, même quelques dollars pour un café, un livre. Répondre. Maïa. Sa voix me taraude. J’ai de la cervelle qui me coule par les oreilles, du sang qui me pisse du nez, je me vidange, cela va de soi. Maïa! Maïa! Blondes bouclettes, horribles lunettes, nez en pied de marmite, Maïa tu me tue! Oui je serai là! Oui je t’apporterai toute l’œuvre de Bretch! Oui! Oui! Oui! Je démarre! Je sprinte! J’arrive! Maïa! Mais qu’est-ce que cet étudiant en médecine fait encore chez toi? Congédie-le! Électrocute-le! Elle m’installe au salon, m’y oublie, j’y tremble. Soyons braves. Où est-elle, où sont-ils. Elle prépare du café, il sort des croissants du four. Je frissonne et aussitôt, panne d’électricité. Obscurité. Obscurité absolue. Elle râle, il grogne, je recule d’un pas. S’il me défenestrait! Sa voix monte de partout à la fois, il me crie de sauter sur Maïa, elle se tait, je me tasse. À tâtons, elle me reconduit à la porte, me remercie pour les livres, des livres qu’elle ne me rendra jamais puisque je ne la reverrai pas, tout dans cette noirceur me le chuchote en ricanant. Je reviens à moi. La brise me ressuscite, et je m’élance. Antonio! Je cours, je fonce, mais le souffle me manque, le cœur m’abandonne. Il est trop tard pour les millions. Un ou deux millions, ç’aurait été bien. Mais tant pis. Je m’achète une bouteille d’Old Grand-Dad, à la santé d’Antonio.

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Pas maintenant!

Une petite foule à la sortie de l’Université. Des grappes se forment, des milliers de mots s’envolent au-dessus du trottoir, des rires fusent, des promesses de rendez-vous, quelques traits tirés, ici et là, des yeux tristes. Magali serre son sac, ses livres, se fraye un chemin vers l’arrêt du bus. De nulle part, surgit en trombe un drôle d’énergumène échevelé. Célestin. Visage rouge, sueur au front, il halète, parvient difficilement à reprendre son souffle.

CÉLESTIN: Il faut que je te dise… il faut…

Magali tend son bras à son cousin, qui semble sur le point de se sentir mal. Elle lui offre sa bouteille d’eau, lui tapote les joues.

MAGALI: D’où atterris-tu? Je ne t’ai pas vu de la journée, j’avoue, ça m’inquiétait, tu n’as pas l’habitude, je me suis dit, tu aurais pu répondre à mes textos, juste un smiley, enfin n’importe quoi, et te voilà, dans quel état tu t’es mis, tu as couru, il n’y a pas le feu, non, tu n’es pas d’accord? Il y a le feu? Mais où? Calme-toi, respire, c’est ça, tout va bien.

Peu à peu, le cœur de Célestin reprend un rythme normal, et le jeune homme se redresse, se recoiffe d’un geste machinal.

CÉLESTIN: Ce type, l’été dernier à Nantucket, cette rencontre qui t’as ébranlée, les promesses, les heures à marcher en silence sur la plage, les…

MAGALI: Quoi? Ne me dis pas que tu l’as vu ici, c’est impossi…

CÉLESTIN: Oui. Par hasard je…

MAGALI: Où est-il?

Célestin prend la main de Magali, l’entraîne de l’autre côté de la rue, où la foule est moins dense.

CÉLESTIN: Il faut que je te raconte. Viens, trouvons un café, n’importe quoi, un endroit plus discret. Pour ce que j’ai à te dire, il faut…

Magali s’arrête pile.

MAGALI: Ça suffit. Dis-moi tout. Où est-il? J’ai deux mots à lui dire, à ce menteur! Me donner un faux nom!

CÉLESTIN: Viens, ne restons pas ici. Toi aussi tu lui as donné un faux nom, non?

MAGALI: C’est pas la même chose. Comment aurais-je su, dans les cinq premières minutes, tout ce que ce serait? Puis après, il était trop tard.

CÉLESTION: Le faux nom, il n’en est pas entièrement responsable. Il voulait…

MAGALI: Dis-donc toi! Tu m’as l’air de bien le connaître, toi qui n’étais pourtant pas à Nantucket!

CÉLESTIN: Fais moi rire! Tu m’as tellement montré tes deux photos de lui, tu m’as tellement parlé que de lui depuis l’été dernier! J’aurais pu le reconnaître dans un stade! Il était tout près d’ici, sur le boulevard, juste là-bas près du resto indien, il y a quinze minutes à peine.

Célestin pousse la porte d’un café. À l’intérieur, pas une table libre, des clients debout se pressent les uns contre les autres.

CÉLESTIN: Viens. Trouvons autre chose.

Ils parcourent le quartier dans tous les sens, montent et descendent les boulevards, mais partout c’est la foule, et Célestin tire une cousine que l’impatience hérisse.

MAGALI: Dis-moi son nom, je le retrouverai bien!

CÉLESTIN: Viens! Pas ici, pas comme ça.

Ils traversent entre les voitures, manquent de se faire renverser.

MAGALI: C’est ridicule tout ça! Célestin! Es-tu fou?

CÉLESTIN: Peut-être. Peut-être. Mais pas plus que d’habitude. Écoute-moi.

Il la pousse dans un passage étroit entre deux immeubles.

CÉLESTIN: Tout à l’heure, je l’ai vu par hasard, je l’ai reconnu tout de suite, je lui ai simplement dit, je sais où la trouver, venez. Il n’a posé aucune question. M’a tout raconté. En cinq minutes, nous marchions vite. C’est la politique. Toute sa famille dans la politique organisée, là-bas aux États-Unis. Voilà pourquoi le mensonge. Puis il y a eu cette voiture, longue berline noire, un vieil homme très laid lui a dit que son père avait eu une attaque, qu’il n’en avait que pour un jour, deux avec un peu de chance.

MAGALI: Son nom? Célestin!

Trois jeunes femmes pénètrent dans le passage, s’avancent vers eux.

CÉLESTIN: Partons.

De retour dans la cohue du trottoir, Célestin zigzague entre les piétons, à la recherche d’un petit coin calme, discret.

MAGALI: Je n’arrive pas à y croire. Ma vie bascule! Ma vie s’embrase!

À une centaine de mètres, dans une rue transversale, Célestin reconnaît un resto souvent désert à cette heure.

CÉLESTIN: Viens. Là-bas!

MAGALI: Mon petit Célestin, dis-moi son nom, là, tout de suite. Je t’en prie!

CÉLESTIN: Nous arrivons. Une nouvelle comme celle-là, ça ne se lance pas à la sauvette!

Devant eux, un échafaudage bloque le trottoir. Ils descendent dans la rue, marchent l’un derrière l’autre pour éviter les voitures qui filent, et beaucoup trop près d’eux. Puis tout se déroule très vite, trop vite pour que quiconque puisse empêcher l’inéluctable. Une chatte s’élance dans la rue, une camionnette freine pour l’éviter, se fait emboutir par un camion de livraison qui projette la camionnette dans la voie opposée où elle percute une petite deux portes qui tourne sur elle-même et aboutit en plein dans les échafaudages. Là-haut, les maçons hurlent, mais parviennent à se cramponner aux barres qui tiennent encore, pendant que des briques s’élancent dans la rue, aboutissent sur le coffre de la petite voiture, dans la boîte de la camionnette, sur la chatte, qui meurt instantanément, sur la tête de Célestin, qui meurt instantanément.

MAGALI: Célestin! Pas maintenant!

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L’étudiante

Elles se parlent de vive voix, s’écrivent, se téléphonent, se textent, c’est selon.

A

L’ÉTUDIANTE: Ça y est. Je te l’annonce à toi, qui m’a toujours soutenue, même si j’ai parfois hésité. On m’a acceptée à la Faculté de médecine. Tu me connais bien, tu sais que j’ai toujours soigné les gens qui me sont chers, avec mes moyens limités, certes, mais tout de même. Une passion, on peut le dire, et même le trompeter, sans hésiter. Tes genoux éraflés, tu te souviens quand je te les nettoyais? Bientôt, je soignerai des bobos du matin au soir! Et toi, tes études en droit, comment ça va?

SA SOEUR: Laborieux, mais je m’en sors bien. En tout cas, bravo pour la nouvelle. Il y a de quoi être fière, ma petite sœur.

B

L’ÉTUDIANTE: J’ai un peu honte de te l’avouer, mais j’ai confiance, tu ne me jugeras pas. J’ai quitté la médecine. Oui. Le secrétaire de la faculté m’a carrément rit au nez, comme si j’étais une demeurée. Il vous a fallu trois ans pour vous en rendre compte! Eh oui, parfois l’évidence ne saute pas aux yeux, et les multiples cheminements s’entrecroisent dans nos cervelles et forment des nœuds dont il n’est pas toujours facile de se défaire. Rassure-toi, je ne quitte pas les études. J’ai d’ailleurs déjà assisté à mes premiers cours en ingénierie, et je compte bien devenir ingénieure biomédicale. À voir tous ces équipements en médecine, j’ai eu une illumination. Oui, je veux soigner les gens, mais pas nécessairement in persona. En s’assurant que les imageurs IRM fonctionnent bien, on s’assure que les diagnostics seront exacts et que les patients recevront les traitements appropriés. Tu vois? Et toi, ma chère, comment s’est passé ton évaluation au Barreau?

SA SOEUR: Bien, mais j’étais nerveuse. Pour toi, c’est tout un changement, je suis heureuse que tu aies trouvé ta voix. Tu seras une excellente ingénieure!

C

L’ÉTUDIANTE: Maintenant que je suis officiellement ingénieure, je conçois mieux que jamais qu’il manque un élément à la constitution de mon être. Comment pourrais-je travailler avec des machines toute ma vie, quand la quintessence de l’existence m’échappe. J’espère que tu approuveras ma décision, car elle m’a coûté bien des nuits de veille. J’ai refusé toutes les offres d’emploi, et dès le prochain trimestre, j’entre à la Faculté de philosophie. Une conjonction d’énergies m’entraîne dans une quête de clarté, et c’est peut-être à cela que servira ma vie, à donner un sens au désordre qui nous oppresse. Mes salutations à ton conjoint. J’aimerais vous voir plus souvent. Maintenant que tu es procureure de la Couronne, tu dois être ensevelie sous des tonnes de dossiers!

SA SOEUR: Je ne suis là que depuis quelques années, je n’ai pas beaucoup de dossiers, et ce ne sont pas les plus importants. J’avoue que ta bifurcation vers la philosophie m’étonne, mais si cela te rend heureuse, c’est ce qui compte.

D

L’ÉTUDIANTE: La philosophie m’a ouvert l’esprit. J’ai même songé à partager quelques-unes de mes pensées, j’avais cinq cent soixante-neuf pages manuscrites où je prouvais l’inexistence d’un dieu, mais à quoi bon revenir une fois de plus sur ce passage improbable du néant à l’être? Ce doctorat m’a desséchée, et plutôt que de me lancer dans le professorat dès maintenant, je préfère approfondir mon appréhension de la dialectique historique de l’humain. J’ai donc décidé de m’inscrire à la maîtrise en anthropologie. J’ai la profonde conviction que cela réunira mes différentes réalités éparses. Et vous, comment étaient vos vacances en famille? Tes enfants sont bien grands, à ce que je vois sur les photos! Ils sont magnifiques!

SA SOEUR: Ils ont adoré l’Italie. J’ai pu me reposer, même si j’avais quelques questions de mes collègues sur de gros dossiers. Tu étudieras l’anthropologie? Je croyais que tu étais impatiente d’entrer dans le corps professoral. Mais tu sais mieux que quiconque ce qui est bon pour toi.

E

L’ÉTUDIANTE: Je ne comprends pas pourquoi on me reproche si souvent d’avoir complété deux doctorats. Comme si la connaissance ne volait pas hors de toutes normes! Que sont ces quelques petites années d’étude, si on les compare aux millions d’années qu’il a fallu à l’humain pour passer à la station bipède, et de là, à ce que nous sommes aujourd’hui! Cette perspective globale qu’offre l’anthropologie est essentielle, mais j’ai récemment compris qu’il me faudrait orienter mes études avec une plus grande acuité. J’ai déjà complété la première année de sciences politiques, et je ne le regrette pas. Quelque chose me dit que j’arrive enfin à destination. Parlant de destination, je te félicite pour ta nomination! Depuis longtemps tu voulais être juge, un jour, et j’y ai toujours cru. Bravo ma sœur adorée!

SA SOEUR: Merci beaucoup. Ce travail est exigeant, mais j’ai beaucoup de temps depuis le divorce, et surtout depuis que les enfants vivent à l’étranger, l’un en Allemagne, l’autre en Patagonie. Je n’aurais jamais cru qu’un jour tu t’inscrirais en sciences politiques. Je te découvre encore.

F

L’ÉTUDIANTE: Je suis plus vieille que la plupart de mes professeurs en Arts visuels. Ils se moquent, gentiment, de mon doctorat en sciences politiques, qui leur semble incongru pour une personne de ma sensibilité. J’hésite encore pour le sujet de ma thèse de doctorat, mais pour l’instant, je crois que j’étudierai le développement de la sculpture dans les sociétés néolithiques mésopotamiennes. Tu me diras ce que tu en penses. Toi qui es grand-maman, songes-tu à la retraite?

SA SOEUR: Pour l’instant, j’ai opté pour une semi-retraite. Cela me permet de voyager à ma guise, pour aller voir mes petits-enfants. Tu ne cesseras jamais de m’étonner. La sculpture? Il en aura fallu des années pour y arriver.

G

L’ÉTUDIANTE: Je n’y aurais jamais cru. Arts visuels, Littérature russe, Théologie, et maintenant, Psychologie. J’ai loué un entrepôt pour mes bouquins. Ils encombraient mon petit appartement. J’ai du mal à marcher, à cause de ma hanche. Je suis bousculée aujourd’hui. Une dissertation à remettre demain. Toi, ma toute chère, on te traite bien dans ce foyer? Tu as une belle vue sur le lac, n’est-ce pas?

SA SOEUR: J’ai une belle vue sur la rivière. C’est une rivière. Les jours sont longs, les enfants sont loin. Qu’est-ce que tu étudies en ce moment? J’ai perdu le fil. Tu m’excuseras, c’est l’âge.

H

L’ÉTUDIANTE: Depuis que je ne peux plus bouger de mon lit, les infirmières installent l’ordinateur sur ma tablette, et je peux suivre les cours d’Histoire en ligne. Je ne suis pas certaine de vivre jusqu’à la fin du baccalauréat, cependant. J’aimerais qu’on m’enterre près de toi, mais dans le fond, ça m’indiffère. Quand on est mort, on est mort. Je suis tout de même désolée de ne pas avoir assisté à ton enterrement. Avec toutes ces analyses à compléter, ces travaux à rendre, ces présentations à retoucher, j’avais à peine le temps de dormir!

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Puisque ça ne mord pas

Deux inconnus pêchent l’achigan, debout sur un quai public. Pas un poisson n’a mordu aux appâts. L’un utilise des lombrics, l’autre une cuillère daredavil. Pour passer le temps, les inconnus finissent par se parler.

INCONNU 1: Fait peut-être trop chaud.

INCONNU 2: Ouais.

INCONNU 1: Pourtant, fait pas vraiment chaud.

INCONNU 2: Ouais.

INCONNU 1: Peut-être la lune.

INCONNU 2: La lune, ouais. Peut-être la lune.

L’inconnu 1 tend une canette de bière à l’inconnu 2, et on sent vibrer, au bout du quai, les germes d’une amitié que le dédain ichtyen nourrit. On échange quelques rires, quelques appâts, quelques secrets de pêcheurs pas trop secrets parce qu’on ne se connaît pas encore tant que ça et qu’il faut bien garder des secrets vraiment secrets pour plus tard lorsqu’on se rappellera cette première fois.

L’INCONNU 2: T’as une autre bière?

L’INCONNU 1: Ben oui. Tiens.

L’INCONNU 2: Merci.

Chacun relance sa ligne à l’eau, varie les techniques pour ramener l’appât. Lentement. Lentement, arrêt, lentement. Lentement, rapidement. Et une infinité de variantes accompagnées d’un mouvement de la canne de haut en bas, pour imprimer au mouvement de l’appât une similitude avec un petit poisson blessé, sur lequel les achigans voraces se précipitent, lorsqu’ils sont affamés. Peut-être plus tard dans la journée, ils verront bien s’ils persistent, peut-être plus tôt, mais pour ça il faudra revenir demain messieurs.

L’INCONNU 1: Heureusement qu’il y a la bière.

L’INCONNU 2: Ouais.

L’INCONNU 1: C’est un couteau à fileter, dans ton étui?

L’INCONNU 2: Ouais.

L’INCONNU 1: C’est un bâton pour assommer les poissons, le truc noir à ta ceinture?

L’INCONNU 2: Non.

Les yeux au large, buvant par petites gorgées rapides la bière qui se réchauffe, ils scrutent la surface de l’eau, le plus loin qu’il leur est possible. Mais rien ne saute, rien ne remue, à croire que toute la vie aquatique paresse aujourd’hui. Peut-être y a-t-il une grande réunion sous-marine à l’autre bout du lac, un concile quinquennal auquel tous se font un devoir sacré d’assister.

L’INCONNU 1: Si c’est pas pour assommer les poissons, à quoi ça sert, ton bâton?

L’INCONNU 2: Ouais.

L’INCONNU 1: Ouais? C’est pas une réponse.

L’INCONNU 2: Ouais.

L’inconnu 1 tire deux canettes fraîches de la glacière. À ce rythme, à force de boire en duo, la glacière se vide quatre fois plus vite. C’est mathématique. Boire avec un ami encourage une descente deux fois plus rapide, et ça fait deux bières à chaque coup et deux multiplié par deux donne quatre. Sans poisson gigotant au bout de leurs lignes, les inconnus se permettent de hausser la voix, glissant peu à peu dans un état proche de l’abandon de la pêche, du moins pour aujourd’hui.

L’INCONNU 2: T’as une autre bière?

L’INCONNU 1: Tu ne m’as toujours pas dit à quoi il servait ton bâton noir? S’il ne sert pas à assommer les poissons, alors pourquoi l’apporter à la pêche?

L’INCONNU 2: Et cette bière?

L’INCONNU 1: Et ce bâton?

L’INCONNU 2: C’est une matraque. Je m’en sers pour défendre la liberté de parole. Et cette bière?

L’INCONNU 1: Voilà. C’est la dernière… Moi aussi, je suis pour la liberté de parole.

L’INCONNU 2: T’es un rigolo toi. J’suis Officier de l’Escouade Anti-Parlote. Nous matraquons tous ceux qui utilisent leurs cordes vocales à mauvais escient. La liberté de parole, c’est l’anarchie. Interdit. Nous la défendons.

L’INCONNU 1: Qui trace la ligne entre paroles permises et paroles interdites? Je… 

L’INCONNU 2: Sédition!

L’INCONNU 1: Mais qu’est-ce que tu fais!

L’INCONNU 2: Douter de l’ordre est la pire des mutineries!

L’inconnu 2 frappe à grands coups de matraque l’inconnu 1, qui gémit sur le bois chaud du quai. Il en faut des coups, il en faut beaucoup pour venir à bout du récalcitrant qui proteste, contredit, supplie. Évidemment, il finit par s’évanouir, la tête dans son coffre débordant d’appâts et d’hameçons. Et puisque ça ne mord pas, de toute façon, l’inconnu 2 range son équipement, vide sa canette et s’en va.

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Une vocation tardive

À la fin de sa ronde des estropiés et autres alités, docteure Xavière Charette entre avec sa fiche de résultats dans la chambre de Malo Milot. Le diagnostic terrasse Milot. Il n’y a plus rien à guérir en lui, l’inéluctable conclusion approche au galop et il vaudrait mieux consacrer ces derniers pas sur scène à sa maman et son cousin Martial, qui attendent de l’autre côté de la porte, dans un corridor inhospitalier. Mais Milot refuse. Il demande un sursis, du papier, un stylo. Il insiste, persiste et résiste.

DRE CHARETTE: Un sursis, ce n’est pas gratuit. Quand c’est cuit, c’est cuit, faut retirer la casserole et rêver à son auréole.

MILOT: Je n’avais pas prévu de m’effacer si tôt. Je ne veux pas expirer dans un souffle de mots insignifiants! Je suis un poète, je veux graver sur le grand tableau de l’humanité des mots indélébiles!

DRE CHARETTE: Poète? Votre œuvre parlera pour vous. Laissez-vous aller, moi je dois y aller.

MILOT: Mon œuvre! Là est tout le problème. Elle n’est pas écrite. Je vous en prie, un sursis, un stylo, un papier! De grâce!

DRE CHARETTE: Je peux vous injecter une dose du Supertruc, mais c’est cher, et même plus, ça vous ruinera.

MILOT: Riche ou dépouillé, qu’importe, on ne refuse personne à l’entrée. Je vous en prie, piquez, plantez, injectez!

DRE CHARETTE: Vous y gagnerez, avec un peu de chance, cinquante-huit minutes et des poussières. Sortez votre carnet de chèques.

MILOT: Voilà, inscrivez la somme vous-même, et procédez, le temps presse.

DRE CHARETTE: Calmez-vous, je ne trouve pas votre veine.

MILOT: Cherchez bien, j’en ai partout.

DRE CHARETTE: Celle-ci me semble bien dodue, bien docile, bien douce. Hop! J’y plonge!

MILOT: Maintenant, vite, un stylo, un papier. J’ai une œuvre à engendrer, ériger, achever.

DRE CHARETTE: Bien sûr, sinon à quoi bon. Un stylo, celui-ci vous plaît, oui? Un papier. Je vous en donne même deux, pour vos œuvres complètes. Permettez-moi quand même de vous demander, à vous voir dans la hâte, pourquoi ne pas y avoir pensé avant, lorsque vous aviez tout votre temps?

MILOT: J’ai toujours pensé que j’avais tout mon temps. Même hier.

DRE CHARETTE: Mais la poésie ne vous appelait pas? Une vocation, malgré soi, il faut y répondre.

MILOT: J’y réponds là, j’y réponds. C’était une vocation tardive.

DRE CHARETTE: Adieu donc, on ne se reverra pas. Je lirai… Je ne lirai pas vos œuvres. Qui lit de la poésie, aujourd’hui?

MILOT: Adieu! Adieu! Laissez-moi écrire! J’écris. J’écris et je meurs.

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Vider des canettes

Scène champêtre. Au loin, des champs de houblon à perte de vue. Au deuxième plan, un amoncellement multicolore de cannettes de bière pleines derrière une estrade jonchée de cannettes de bière vides. Au premier plan, deux jeunes femmes, absolument seules, debout sur une place où règne un désordre de chaises renversées, de papiers, de restes de hamburger, de hot-dogs, de quiche aux asperges avec fromage bleu et poivrons rouges bio, de vêtements, et bien entendu, de cannettes de bière vides. Car, comme chacun sait, les organisateurs du Festival de la Canette de Bière de Dampaul ont lancé en grand le spectacle d’avant-avant-première, hier soir.

LUCE: Le président du festival, monsieur Trotin, m’a remis cette lettre. Il a essayé de me faire un bisou. Je me suis sauvée avec la lettre.

RUTH: Une lettre d’amour? Oh l’immoral!

LUCE: Une lettre officielle. Avec le sceau du festival et tout, et la signature de Trotin, et celle de tous les membres du conseil d’administration, du comité de détermination et du comité de candidature.

RUTH: Du sérieux. Un emploi? Un approvisionnement gratuit de canettes?

LUCE: Ce serait pas mal, mais non. Ils m’ont élue Reine du Festival de la Canette de Bière de Dampaul! Je n’ai jamais assisté à un festival de ma vie!

RUTH: Sainte Jeanne-Françoise de Chantal! Moi non plus. Je sais que toutes les filles de tous les villages de la vallée veulent être Reine du Festival de la Canette de Bière de Dampaul! Même si elles n’y vont jamais, puisqu’il est réservé à ces messieurs.

LUCE: Je sais. Je n’ai jamais posé ma candidature, je ne me voyais pas l’heureuse élue d’un festival de bière ni de n’importe quel festival de n’importe quelle boisson, légume ou animal! Quelle tenue porter? Dois-je faire le voyage jusqu’à la ville?

RUTH: Pas du tout! Je t’aiderai. J’ai tout ce qu’il te faut. Tu seras mémorable, incomparable, impénétrable!

LUCE: Oh Ruth, tu es ma meilleure amie! Merci! Merci! Merci!

Le lendemain, il y a toujours en arrière-plan les champs de houblon, un amoncellement multicolore de canettes au deuxième plan, mais au premier plan, les chaises sont bien alignées devant l’estrade. Peu à peu les hommes prennent place, vidant gaiement canette après canette, dans un concert de doux jurons, de charmantes répliques, de profondes invectives.

Sur l’estrade, monsieur Trotin s’empare du micro, et annonce l’arrivée de Luce, la Reine du Festival de la Canette de Bière de Dampaul! Luce s’avance, timidement d’abord, puis avec de plus en plus d’assurance. Elle est méconnaissable sous son trench-coat gris, son haut-de-forme légèrement élimé que Ruth a dégoté dans le grenier de sa grand-mère, avec ses longues chaussettes de laine tricotées, plantées dans des bottillons de randonnée. Son sourire, plus vaste que les champs de houblon, ne semble pas charmer l’auditoire, qui s’est tue, qui a cessé de vider les canettes, qui ne jure plus. Dès que Luce s’empare du micro pour s’adresser à la foule, le vacarme éclate, on exige qu’elle retire son magnifique trench-coat et surtout qu’elle se taise. Au premier rang, son amie Ruth l’encourage, l’invite à les vaporiser de sa poésie, ce que Luce s’empresse de faire. Devant le parterre médusé, elle ouvre tout grand son trench-coat, et chacun peut constater qu’elle ne porte rien dessous, mais rien de rien, pas même un corps. Soudain, de ce néant insoupçonné, jaillit une vapeur pourpre, qui s’épaissit à mesure qu’elle s’envole au-dessus de Luce et de l’estrade, et quand elle atteint la cime des arbres, la vapeur forme des lettres qui rapidement forment des mots qui rapidement forment des vers qui tournoient au-dessus des têtes enivrées. Là-haut, libérés du souffle chaud de Luce, les lettres pourpres se pétrifient, et comme des volées de cailloux, les vers s’abattent sur la foule de mâles ahuris. À la fin du poème, pendant que monsieur Trotin s’enfuit à toutes jambes, Ruth grimpe sur l’estrade et étreint son amie Luce, qui a retrouvé, sans que la foule décimée, saignante et beuglante ne s’en aperçoive, son corps prépoétique. La reine et son amie s’en vont, bras dessus, bras dessous, serpentant entre les lettres, les mots, les vers et les cadavres, s’ouvrir chacune une canette sous une tonnelle à l’écart, là où l’on peut respirer les exhalaisons apaisantes de la terre et du jeune houblon.

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Un mensonge, une tromperie

1973

Pendant que Pink Floyd présente le côté sombre de la lune, Quentin, 15 ans, fume ses premières cigarettes, et Bastien, son papa, 47 ans, récupère d’une chirurgie. Il vient de se faire retirer une pierre aux reins.

BASTIEN: J’en ai parlé à ta mère, à ta grand-mère, à tes grands-pères, à tes oncles, tantes, grand-tantes, et grands-oncles, et nous sommes tous du même avis, nous ne voulons pas que tu fumes. À ton âge!

QUENTIN: Je ne fume pas. Qui t’as dit que je fumais?

2005

Pendant que Moby nous emmène à l’hôtel, Bastien, 79 ans, fume ses premières cigarettes, et Quentin, son fils, 47 ans, avale du coumadin pour éviter de nouveaux caillots dans ses jambes fatiguées.

QUENTIN: Papa, avec la pneumonie que tu as eu l’an dernier, et toutes ces absences, c’est vraiment pas recommandé que tu te mettes à fumer. Tu le sais bien, ton médecin te l’interdit formellement, ça pourrait t’être fatal. À ton âge!

BASTIEN: Je ne fume pas. C’est le directeur du foyer qui t’as dit ça? C’est un loup-garou, tu devrais savoir, les loups-garous mentent. Malicieusement.

1973

Pendant que son amoureuse va voir The Exorcist au cinéma, avec sa cousine, Quentin pédale trente-quatre kilomètres avec ses copains pour acheter des cigarettes. À cette distance, ils espèrent ne pas se retrouver nez à nez avec un parent ou un voisin. Quentin ignore deux choses: que son papa a une maîtresse, et qu’elle est buraliste à trente-quatre kilomètres de la maison, là où le risque de rencontrer un parent ou un voisin est faible.

BASTIEN: Quentin? Pour une surprise, c’en est toute une! Oh, je passais, comme on passe, tu sais, j’errais plutôt, et quand on erre il arrive qu’on se perde, et quand on se perd, on ne se retrouve qu’en demandant, je me suis arrêté pour ça, demander une faveur, toute petite faveur, les hommes en ont bien besoin quand ils errent, ils s’en remettent au prochain, à la prochaine, j’allais consulter le boulanger, mais je me suis ravisé, n’est-ce pas, attendons la prochaine, le prochain, et c’était ici, bien ici, et te voilà! Se remettre n’est pas mince affaire, et la déception, grande, fantastique, oui Quentin, déception si astronomiquement colossale de te prendre sur le fait, car c’en est un, cet achat de cigarettes, à des kilomètres des tiens, des miens, très très loin quoi! Me voici malgré moi face à une tromperie, face à un mensonge, le tien évidemment!

QUENTIN: As-tu bu papa? Parce que là, pardonne-moi, mais je ne te reconnais pas. Tu me parles comme à un étranger, enfin, comme si c’est moi qui t’avais surpris en flagrant délit! Qu’est-ce que c’est? Tu détournes les yeux, tu rougis? Oh je vois, tu me suivais, c’est cela? Tu m’as pris en filature et là, devant la preuve que tu recherchais, moi qui achète des cigarettes, tu voudrais me faire croire que tu es là par hasard, mais ça ne colle pas. Vois-tu, tu as oublié d’être toi, celui qui m’aurait sermonné directement, m’aurait imposé franchement un mois de travaux forcés, sans compter l’extraction de promesses et d’engagements ridicules. Et tout ce que je te dis là, à l’instant, jamais tu ne l’aurais toléré! Ne regarde pas cette pauvre femme, elle ne t’aidera pas! Moi, je pars avec mes cigarettes, je pars fumer avec mes amis!

2005

Pendant qu’un groupe de résidents du foyer va voir Kiss Kiss Bang Bang au cinéma, Bastien échappe à la surveillance des préposés et se retrouve au centre-ville, achète des cigarettes, s’assied sur un banc au milieu d’un parc, fume. Quentin marche avec son amant, dans ce même parc, là où jamais sa femme n’a mis les pieds.

QUENTIN: Papa? Que fais-tu là? Tu es à des kilomètres de ton foyer! Comment as-tu fait? Ne me regarde pas avec ces yeux, sois poli, ne dévisage pas mon… mon collègue, nous travaillons ensemble, nous discutions d’importants  détails concernant un projet astronomiquement colossal, tu ne peux t’imaginer, un projet philanthropique, oui c’est cela, nous ferons du bien à notre prochain, et à notre prochaine aussi, la prochaine fois peut-être, mais toi, papa, ici, me voici face à toi par hasard, en plein milieu d’un mensonge, d’une tromperie, la tienne, car comment as-tu trompé ceux qui devraient garder un oeil sur toi?

BASTIEN: C’est bien toi Quentin? Comme ma tête s’amuse! Parfois, je ne me souviens plus de toi, et au moment où je m’y attends le moins, tu apparais. C’est ça. Une apparition! D’où sors-tu? Tu es atterri devant moi avec ce monsieur qui te regarde avec de drôles d’ yeux. Tu es bien mon fils, oui? C’est ce que je croyais. Bien sûr tu es mon fils! Tu viens me visiter avec ta femme, je l’aime bien ta femme. Quel est son nom déjà? C’est étonnant, j’ai oublié. Tu rougis? C’est bien d’avoir une femme, il n’y a rien de mal à cela. Sauf que… Mais où est-elle passée? Qu’est-ce que cet homme fait ici? Tu le connais? As-tu vraiment une femme? Ouch! Je me suis brûlé les doigts avec cette cigarette! Et toi? Comme tu ne te ressembles pas! Habituellement, tu aimes tellement pinailler à propos de mes cigarettes, pas vrai? À moins que ce ne soit ce monsieur? Non? N’as-tu pas l’impression que vivre nous éloigne de nous-mêmes?

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La macédoine

Le jeune Autain zigzague dans son Hummer, grimpe la chaîne du trottoir, défonce la petite clôture et traverse d’est en ouest tout le sud des jardins communautaires. Il a bu, il a fait la fête, il rentre chez papa. C’est la trente-deuxième fois en trente-deux semaines qu’Autain défonce la clôture et s’aventure dans les sillons. Tomates projetées à la ronde, concombres réduits en purée, carottes enfoncées dans la terre, l’hécatombe se répète hebdomadairement.

Devant ce désastre rassembleur, les jardiniers font connaissance les uns avec les autres, se parlent, s’organisent, s’invitent mutuellement à une réunion. Excédés par les frasques du profanateur, les braves dénoncent et condamnent. Le ton monte, la colère gronde, les poings se lèvent, l’unanimité du cri fait trembler les fenêtres. Le plus grand d’entre eux, le plus fort et le plus baryton, grimpe sur une chaise, entame un chant révolutionnaire et lance un appel aux binettes.

LEBLANC: Camarade sarcleurs, nous sommes nombreux, la force de notre nouvelle troupe saura vaincre le perfide qui nous provoque!

La solide Lebrun joint sa voix à la sienne, encourage les autres à lever le poing.

LEBRUN: Solidarité! 

LENOIR: So! So! So!

LEBON: Solidarité!

LEBOEUF: Nous vaincrons! Nous ne serons pas les damnés de la terre!

Le frêle Lefort se faufile, lève la main, tente d’attirer l’attention, mais dans la ferveur révolutionnaire, personne ne le remarque.

LEBOEUF: Nous vaincrons!

LEBLANC: Camarades!

LEBON: Solidarité!

Après s’être époumonés, les braves ont besoin d’une pause et surtout, d’un plan. Comment renverser l’ennemi?

LEFORT: Justement, je me demandais, qui ira? Leblanc, tu m’as l’air le plus fort, tu iras, n’est-ce pas?

Le visage dur, le regard au loin, très très loin, Leblanc frappe la table du poing.

LEBLANC: Je marcherai au premier des rangs! Celui des généraux!

Les autres lèvent le poing, approuvent par des hourras.

LEFORT: Tu iras chez cet Autain?

Leblanc se recueille, et le visage toujours aussi dur, déterminé, il trace un grand demi-cercle avec son bras.

LEBLANC: Partout où il faudra aller, ma volonté ira. Bien sûr, comme chacun le saura, je ne peux pas me rendre physiquement chez Autain. Son père, chef de la Compagnie C, est intimement lié au Président, aux ministres et à tout le sinistre appareil d’État, et comme je suis fonctionnaire, quoique révolutionnaire, si j’y allais matériellement j’y perdrais mes émoluments, mes vacances et ma pension. Honte à l’oppresseur étatique qui nous musèle! Qu’à cela ne tienne, je serai là pour établir le plus solide des plans d’attaque!

La courte Lebon opine du chef, les yeux inondés d’une reconnaissance infinie.

LEBON: Moi aussi, moi aussi je suis fonctionnaire. Solidarité!

Les autres se considèrent les uns les autres, incertains devant la longue marche qui s’ouvre, de leur jardin à la maison des Autain. La solide Lebrun se lève, fière.

LEBRUN: Solidarité! Vous me connaissez, vous devriez, je suis journaliste. Je dois maintenir une objectivité irréprochable en toutes circonstances. Exigence professionnelle. Pas question de prendre position publiquement. Je peux bien parler ici avec vous, dans la privauté de notre ligue, mais impossible que je me montre là-bas. D’autant plus que pour monter chez les Autain, c’est un sentier lumineux tout le long. Toute la ville me reconnaîtrait, je serais perdue. Mais je vous assure, j’épaulerai Leblanc et je prêterai ma plume pour écrire les tracts. Solidarité!

LEFORT: Ça ne va pas fort, votre révolution. Et vous autres?

Leboeuf et Lenoir, qui se tenaient cois, s’ébrouent sur leurs chaises, comme si on venait de les réveiller. Chacun, vraiment poli, très poli, laisse la parole à l’autre, et ces tergiversations durent tant qu’ils en oublient la question.

LEFORT: Lenoir, toi, tu n’es ni fonctionnaire ni journaliste? Tu iras?

Lenoir se trouve un sourire, qu’il plaque sur un visage crispé.

LENOIR: Apprenez que j’ai mon père à la maison. Je veille sur lui… Il peut avoir… Parfois il a besoin de moi, à n’importe quel moment… Il faut que je… Tiens, justement, c’est lui qui m’envoie un message… Faut que j’y aille, il ne se sent pas bien… Solida… Solidarité… Oui!

Lenoir sort précipitamment, l’œil sur son téléphone.

LEFORT: Leboeuf?

Celui-là n’est pas bête, il a bien vu que son tour viendrait. On devine aux plis de son front qu’il a beaucoup réfléchi.

LEBOEUF: Je suis étonné que vous me posiez la question. Je croyais que tout le monde était au courant! Non? Eh bien, je suis cadre à la Compagnie C. Je ne peux tout de même pas me pointer chez mon patron, pour une histoire de macédoine!

Tous, sauf Lefort, approuvent du nez. Leblanc reprend un de ses chants révolutionnaires, les autres entonnent les couplets en chœur. On sent la camaraderie s’installer entre ces presque étrangers. Après quelques minutes, tout de même, cette nouvelle euphorie s’attiédit, et les révolutionnaires, Leblanc Lebon Lebrun Lenoir Leboeuf, se tournent vers Lefort, tout petit sur sa chaise, plus chétif que jamais.

LEBLANC-LEBON-LEBRUN-LENOIR-LEBOEUF: Toi, Lefort, tu iras?

Lefort rassemble ses effets personnels, se dirige vers la porte.

LEFORT: Moi? Je ne suis pas jardinier. Je passais par là, vous m’avez invité.

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