Mon étrange existence

J’ai longtemps été une femme. Jeune autrefois, mûre, et puis vieille, et même très vieille, avec des cheveux blancs, une hanche douloureuse et tout. Une vraie petite vieille. Jusqu’à ce matin sur la Place du 1er mai, quand je me suis soudainement retrouvée dans ce corps, celui d’une femme de vingt et un ans. Pas mon ancien corps, rien à voir. Une femme que je n’ai jamais connue, dont j’ignorais tout. Amanda. C’est moi, semble-t-il. À ma mémoire personnelle vient de s’en ajouter une autre, et pas qu’un peu. Toute une vie. Je ne suis plus née à Chartres, immigrée au Canada en 1975, mais à Montréal, dans Rosemont. Mes parents vivent encore, mais je ne les vois pas souvent, et jamais l’hiver, qu’ils passent en Floride. J’ai une sœur jumelle et un frère, plus jeune, je suis amoureuse de Laure. Étrange. Je ne me verrais pas aimer qui que ce soit d’autre, vraiment. Pourtant j’ai vécu quarante-cinq ans avec Charles-Antoine, une vie douce, plus heureuse que malheureuse. Plus étrange encore, je ne m’inquiète pas un instant de ma métamorphose. Je sais que je devrais, mais j’ai beau me concentrer, entrer profondément en moi, je ne détecte pas la moindre trace d’anxiété. Justement voilà Laure. Je la reconnais comme si je l’avais vue hier. Je l’ai vue hier, en fait. Je la connais depuis deux ans, nous sommes ensemble depuis l’an dernier. Elle étudie à l’UQUAM, moi à Condordia. Je l’embrasse, elle est joyeuse aujourd’hui, nous déjeunons rue Saint-Denis, ensuite nous irons à la Cinémathèque, puis nous passerons l’après-midi à fouiner dans les librairies, nous adorons fouiner dans les livres d’occasion. Laure possède une voiture, mais nous préférons marcher, remonter Saint-Denis jusqu’à Mont-Royal, nous pique-niquerons au parc Laurier, nous redescendrons peut-être en métro jusque chez elle. J’ai hâte. Elle dit qu’elle a une surprise pour moi. Ça m’excite. Nous marchons main dans la main, j’aime lui caresser les doigts, elle avance parfois trop vite, elle est plus grande, sportive, mon bras se tend, mais ce n’est plus elle, c’est une femme de trente-deux ans, Annick, elle me serre la main, tendrement, mais avec fermeté, je trottine à ses côtés. J’ai cinq ans. Abelle. Je suis Abelle, née je ne me souviens plus où, c’était dans une petite ville à quelques heures d’ici, là où vit grand-maman. Où est passée Amanda? Et Laure? Volatilisées. Je ne rêve pas. Je le sais. Je suis essoufflée, j’ai envie de pipi. Maman a trouvé un café, nous y mangerons un pain au chocolat, elle boira un café. Ici, les toilettes sont propres. Je déteste faire pipi quand c’est sale. Je ne supporte pas. Maman m’a acheté un magnifique livre avec des photos de chats. Je tourne les pages pendant qu’elle parle à papa au téléphone. Il me dit qu’il m’adore, il m’embrasse. Moi aussi je l’adore. Dommage qu’il doive travailler aujourd’hui. En sortant du café, maman essuie une larme. Je lui demande pourquoi elle pleure, elle me dit qu’elle doit me parler, elle se penche vers moi, et les yeux que je vois sont ceux d’une infirmière qui prend ma température, qui ne sourit pas, qui n’est pas jolie, qui ne m’aime pas. Elle a peur. Comme toutes, elle a peur. Je suis un dur. Deux balles dans le côté droit, le poumon est touché. Ils ignorent si je m’en sortirai. Ils ont peur que je crève. Les gars leur ont fait comprendre qu’ils avaient intérêt à me sauver. Ils ne leur feront rien, je le sais bien, mais eux ne le savent pas. C’est ce qui compte. Mathieu. Trente-deux ans. Né dans Hochelaga-Maisonneuve. Faudrait pas que ça se termine ici. Je me souviens de mes vies. Immigrée française, jeune étudiante, enfant de cinq ans, j’ai toutes leurs mémoires, et la mienne. Ça ne s’arrêtera pas. Que serai-je, après? Mon frère a tué mes parents quand j’avais douze ans. Il s’est suicidé en prison. Officiellement, ma tante m’a élevée. Prostituée. On comprend que je me suis élevé tout seul. Heureusement. Je suis qui je suis. Fier, mais j’aurais pu faire mieux. Les Hell’s ne me font pas totalement confiance, mais ça changera. J’ai du fric. J’ai des investissements. Je n’ai pas peur, mais je suis prudent. Je fais des affaires. Je n’ai plus à descendre les indésirables moi-même. Évidemment, on veut m’éliminer. La preuve. Je sais que je m’en sortirai. Jack doit passer aujourd’hui. J’ai une mission pour lui. Au bout de ça, il y aura une montagne de fric. Les gars vont s’en mettre plein les poches, et je passerai aux lignes supérieures. Parlant du diable. Le voilà, justement, ce bon Jack. Un salaud pas d’cœur à qui je tiens plus qu’à ma Camaro SS 1967. Bon sang, qu’est-ce qu’il a Jack aujourd’hui? Il me dévisage avec de drôles d’yeux, comme s’il parlait à un cadavre déjà charogne, mais qu’a-t-il appris? Ses yeux! Des yeux de banquier qui refuse de m’accorder un prêt, pourtant je ne demandais pas beaucoup, juste assez pour durer jusqu’à la fin du trimestre, quand les fournisseurs m’auront enfin remboursé ce qu’ils me doivent. Les temps sont durs, ils le sont pour tout le monde. Sans trop savoir ce que je fais, je déplace des papiers à ma portée sur son bureau. Sous quelques feuilles imprimées, une grenouille en bronze. J’aurais envie de la lancer par la fenêtre! Parce que je suis une femme, que j’ai cinq enfants et pas de revenu stable garanti, il ne veut rien savoir. Misogyne! Minable cervelle patriarcale! Quand les affaires roulent, je gagne plus que la plupart de tes clients masculins, mais parce que je suis une femme, parce que j’ai des enfants, je suis à risque! J’ai beau lui montrer les chiffres des dernières années, deux cent mille de moyenne en profits nets, malgré les hauts et les bas. S’il ne me permet pas de traverser cette mauvaise passe, je risque la banqueroute. Aussi bien trouver une autre banque, mais ça voudra dire prendre plus de risques. Oh, je dois me calmer. Réfléchir. J’étais tellement emportée, que j’ai à peine remarqué le passage de Jack à Louise-Marie. Je me demande quand cela va s’arrêter, ces sauts d’une vie à l’autre. Et cette mémoire qui s’alourdit! Pour l’instant, tout reste clair, limpide. Mais je crains qu’avec le temps, je n’en vienne à mélanger les mémoires, que je ne sache plus vraiment d’où je viens, qui sont mes amis. J’ai une idée. Mon prochain rendez-vous n’est que dans deux heures. Comme je suis tout près de l’hôpital, rendons une petite visite de courtoisie à ce mauvais Jack. Sait-on, j’apprendrai peut-être quelque chose. C’est ici, c’est bien ici. Jack Boulanger? Oui, il est ici, il y était encore ce matin. Non? Est-il mort? Il n’était vraiment pas bien. Deux balles au côté droit. Toujours rien? Il a peut-être fourni un pseudonyme, qui sait, vous avez bien un blessé par balle? Oui? Ah voilà. Ah, c’est une femme. Au pied droit. Quelle idée. Bien merci madame. Pas de Jack. Est-ce que je disparais totalement à chaque métamorphose? Pourtant, la mémoire reste. Je sais que je dois courir à mon prochain rendez-vous, courir ensuite à la garderie pour ramasser les deux plus jeunes, courir à la maison pour accueillir les autres au retour de l’école. Je le sais bien, mais je me métamorphoserai peut-être d’ici là? Si je laissais tout tomber, que j’entrais dans le premier spa, que je me faisais masser tout l’après-midi? Il y a le risque aussi que je ne me métamorphose plus. Et alors. Courons, donc. J’ai le cœur torturé par l’effort. Je n’ai plus que cent mètres jusqu’à la ligne d’arrivée. Cinquante mètres. Je l’aurai. Vingt-cinq mètres. Cette fois, ça y est. Ils sont loin derrière, ceux de mon âge. Ligne d’arrivée! Ils l’annoncent dans les haut-parleurs. Martin, cent deuxième au classement général, mais premier dans la catégorie homme soixante ans et plus. J’ai chaud, j’ai froid, j’ai soif. Je m’allonge dans l’herbe. Laisser ce corps retrouver son rythme. Ma fille est là, Mélyne, qui me félicite. Elle m’éponge le front, me répète que ça va finir par me tuer. Ah, ma fille, si tu savais! J’ai l’impression que rien ne me tuera, jamais! Je n’ai que cette enfant, cette fille, ingénieure informatique. Pas cinq enfants, comme Louise-Marie. Est-ce qu’elle court toujours, ou s’est-elle évanouie dans le néant? Pfff! Une idée me vient. Vite, Mélyne, conduis-moi à la banque! J’en aurai le cœur net. Elle me regarde avec de drôles d’yeux, mais elle accepte. C’est tout près. Je demande à voir le banquier, il accepte de me recevoir, à peine dix minutes d’attente. Je demande à Mélyne de m’attendre, je ne tiens pas à ce qu’elle me croit complètement cinglé. Le banquier m’écoute, perplexe. Louise-Marie? Il ne la connaît pas. J’ai beau lui donner tous les détails de leur discussion, il y a moins de deux heures, mais je vois bien à son regard que tout cela est effacé, n’existe plus, n’a tout simplement jamais existé. Un éclair. Je me souviens d’un détail. Je lui indique les feuilles imprimées sur son bureau, je lui dis qu’il y a une grenouille de bronze dessous. Il acquiesce, soulève les feuilles, la grenouille est bel et bien là. Mais il recule, ça ne prouve rien, la grenouille était apparente et si j’ai besoin d’un prêt, il m’invite à prendre rendez-vous, sinon des affaires l’appellent, et j’ai envie de pleurer, c’en est trop, j’ai faim, j’ai soif, j’ai froid, j’ai fait dans ma culotte, maman, maman, maman, mais je ne parviens qu’à hurler, qu’à pleurer, maman tarde toujours, elle dit qu’elle vient, mais elle tarde. Enfin la voilà. Deux mois. Érica. Je suis mignonne, mais pas en position pour enquêter sur mon étrange existence. 

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