Quelle journée de travail! Je suis éreinté, j’ai besoin d’un bain tiède, d’une bière froide, d’un bon steak saignant.
Je ne vis pas très loin, à deux rues d’ici. Quand j’en aurai les moyens, je m’achèterai une voiture, mais pour le moment, le métro et l’autobus me conviennent. J’en profite pour écrire dans notre groupe de photographes amateurs, en ligne. Mon hobby.
Tiens, mes chaussures sont dégueulasses. Dans quoi ai-je bien pu marcher? Ça ne semble pas être de la merde de chien, heureusement.
Est-ce qu’il nous reste du pain pour demain matin? J’espère que Nathalie y aura pensé. Sinon, je sortirai en acheter après le repas, ça aidera la digestion.
Si j’avais une voiture, je ne marcherais vraiment pas beaucoup. Déjà que je prends des kilos, un ventre de plus en plus difficile à cacher. Faudra faire quelque chose, bientôt. Sinon, on me balancera de l’autre côté de la clôture, avec les mecs périmés. Les beaufs, comme dit Nathalie, qui est française. Ma belle-sœur m’appelle le beauf, et je ne suis jamais certain si c’est une insulte ou rien du tout. Elle m’a déjà dit que j’étais un gros rien du tout. À Noël.
Enfin, j’arrive. Pas trop tôt. Demain samedi, je n’ai pas à me lever. Ce serait bien d’aller à la pêche, d’en profiter pour prendre quelques photos dans la lumière horizontale.
Je les vendrai en ligne. Les gens s’en servent pour leurs sites web. Ils écrivent des citations, n’importe quoi, ils font dire n’importe quoi à ces photos. Ça m’amuse.
Mais, où est ma maison?
Là, je rigole pas. Où est ma maison? Où sont mes voisins? Qu’est-ce que j’ai? Je n’ai pas pu m’égarer, j’ai pris le trajet habituel, le trajet de tous les jours. Jusqu’ici, je reconnaissais tout. Je marchais dans mon quartier, j’avançais sur le trottoir qui mène chez moi. Mais là?
Je perds la boule. Pourtant! À mon âge? J’ai bien entendu parlé de gens qui soudainement, ne savent plus qui ils sont, où ils sont. Pas mon cas. Il y a quinze minutes, je descendais de l’autobus, après avoir pris le métro. Je rêvais d’un bain, d’une bière, d’un steak.
Marchons jusqu’à l’intersection, je serai fixé. Je me suis sans doute engagé dans une rue où je n’ai jamais mis les pieds, par mégarde. Ça m’étonne, vu que je connais le quartier, depuis le temps que j’y habite.
Voilà. Purée! Quel est ce nom de rue? Philobateau? Qu’est-ce que ça signifie? Il n’y a pas de rue Philobateau! Et ce boulevard? Tablette-Rouge? Je n’y comprends plus rien. Est-ce une plaisanterie?
Pardon madame, pardon, je crois que j’ai eu un léger malaise. Je vis sur la rue Chambord, près de Bélanger. Je me suis perdu. C’est ridicule, mais…
Asperger les dentifrices de la ville aux souris patientes qui arpentent les moteurs!
Qu’est-ce qu’elle raconte? C’est un cauchemar. Je dors, je suis dans mon lit, c’est ça, j’erre dans un cauchemar. Je me réveillerai bientôt, ce sera samedi, tout ira bien. Je me pince, je me frappe la poitrine, mais à quoi bon! Si je rêve, je ne me pince pas vraiment, je ne me frappe pas vraiment. Que faire? Je n’ose pas me jeter devant une voiture, au cas où je ne rêverais pas.
Une idée! J’aurais dû y penser. Appeler Nathalie! Elle rira de moi, mais qu’importe.
C’est étonnant. Mon téléphone fonctionne normalement.
Allo? Nathalie? Oui, ça va, enfin pas vraiment, et toi? Du poulet? J’aurais préféré du steak, mais allons-y pour du poulet. Nathalie? Je suis perdu. Je ne sais pas où je suis. Non, je ne plaisante pas. Je ne reconnais rien ici, les rues portent des noms impossibles, les gens parlent une langue idiote, je… Non, je n’ai pas bu. Tu pourrais regarder sur l’ordinateur, le traceur GPS? Oui, pour retracer mon téléphone. Non, je ne blague pas! Je n’ai rien bu, je t’assure, j’arrive directement du boulot! Quoi? Le signal est en mouvement, il file à une vitesse folle? Nathalie, tu n’es pas drôle. Dis-moi où je suis, vraiment. Pardon. Tu es sérieuse. Non non non, ne t’inquiète pas. Non, il y a une explication. Nathalie, ma batterie est en train de mourir. Ça clignote. Nathalie je…
Je voyage et pourtant je ne bouge pas.
C’est un rêve. Dans un rêve, tout change rapidement, sans transition, sur une simple suggestion de l’inconscient.
Pourtant, il n’y a aucune coupure. J’ai déjà rêvé, et ce n’était pas du tout comme ça.
Dans quel abîme suis-je tombé? Comment en sortir? Comment émerger de cette absence? Oh angoisse! Il y a si longtemps que je n’ai pas eu à me creuser la tête, il y a si longtemps que je me laisse vivre dans cette délicieuse légèreté.
Courage mec. Réfléchissons. Il y a une voie de sortie, suffit de la trouver. Avant la nuit, avant de crever.