La voie de sortie

Quelle journée de travail! Je suis éreinté, j’ai besoin d’un bain tiède, d’une bière froide, d’un bon steak saignant.

Je ne vis pas très loin, à deux rues d’ici. Quand j’en aurai les moyens, je m’achèterai une voiture, mais pour le moment, le métro et l’autobus me conviennent. J’en profite pour écrire dans notre groupe de photographes amateurs, en ligne. Mon hobby.

Tiens, mes chaussures sont dégueulasses. Dans quoi ai-je bien pu marcher? Ça ne semble pas être de la merde de chien, heureusement.

Est-ce qu’il nous reste du pain pour demain matin? J’espère que Nathalie y aura pensé. Sinon, je sortirai en acheter après le repas, ça aidera la digestion.

Si j’avais une voiture, je ne marcherais vraiment pas beaucoup. Déjà que je prends des kilos, un ventre de plus en plus difficile à cacher. Faudra faire quelque chose, bientôt. Sinon, on me balancera de l’autre côté de la clôture, avec les mecs périmés. Les beaufs, comme dit Nathalie, qui est française. Ma belle-sœur m’appelle le beauf, et je ne suis jamais certain si c’est une insulte ou rien du tout. Elle m’a déjà dit que j’étais un gros rien du tout. À Noël.

Enfin, j’arrive. Pas trop tôt. Demain samedi, je n’ai pas à me lever. Ce serait bien d’aller à la pêche, d’en profiter pour prendre quelques photos dans la lumière horizontale.

Je les vendrai en ligne. Les gens s’en servent pour leurs sites web. Ils écrivent des citations, n’importe quoi, ils font dire n’importe quoi à ces photos. Ça m’amuse.

Mais, où est ma maison?

Là, je rigole pas. Où est ma maison? Où sont mes voisins? Qu’est-ce que j’ai? Je n’ai pas pu m’égarer, j’ai pris le trajet habituel, le trajet de tous les jours. Jusqu’ici, je reconnaissais tout. Je marchais dans mon quartier, j’avançais sur le trottoir qui mène chez moi. Mais là?

Je perds la boule. Pourtant! À mon âge? J’ai bien entendu parlé de gens qui soudainement, ne savent plus qui ils sont, où ils sont. Pas mon cas. Il y a quinze minutes, je descendais de l’autobus, après avoir pris le métro. Je rêvais d’un bain, d’une bière, d’un steak.

Marchons jusqu’à l’intersection, je serai fixé. Je me suis sans doute engagé dans une rue où je n’ai jamais mis les pieds, par mégarde. Ça m’étonne, vu que je connais le quartier, depuis le temps que j’y habite.

Voilà. Purée! Quel est ce nom de rue? Philobateau? Qu’est-ce que ça signifie? Il n’y a pas de rue Philobateau! Et ce boulevard? Tablette-Rouge? Je n’y comprends plus rien. Est-ce une plaisanterie?

Pardon madame, pardon, je crois que j’ai eu un léger malaise. Je vis sur la rue Chambord, près de Bélanger. Je me suis perdu. C’est ridicule, mais…

Asperger les dentifrices de la ville aux souris patientes qui arpentent les moteurs!

Qu’est-ce qu’elle raconte? C’est un cauchemar. Je dors, je suis dans mon lit, c’est ça, j’erre dans un cauchemar. Je me réveillerai bientôt, ce sera samedi, tout ira bien. Je me pince, je me frappe la poitrine, mais à quoi bon! Si je rêve, je ne me pince pas vraiment, je ne me frappe pas vraiment. Que faire? Je n’ose pas me jeter devant une voiture, au cas où je ne rêverais pas.

Une idée! J’aurais dû y penser. Appeler Nathalie! Elle rira de moi, mais qu’importe.

C’est étonnant. Mon téléphone fonctionne normalement.

Allo? Nathalie? Oui, ça va, enfin pas vraiment, et toi? Du poulet? J’aurais préféré du steak, mais allons-y pour du poulet. Nathalie? Je suis perdu. Je ne sais pas où je suis. Non, je ne plaisante pas. Je ne reconnais rien ici, les rues portent des noms impossibles, les gens parlent une langue idiote, je… Non, je n’ai pas bu. Tu pourrais regarder sur l’ordinateur, le traceur GPS? Oui, pour retracer mon téléphone. Non, je ne blague pas! Je n’ai rien bu, je t’assure, j’arrive directement du boulot! Quoi? Le signal est en mouvement, il file à une vitesse folle? Nathalie, tu n’es pas drôle. Dis-moi où je suis, vraiment. Pardon. Tu es sérieuse. Non non non, ne t’inquiète pas. Non, il y a une explication. Nathalie, ma batterie est en train de mourir. Ça clignote. Nathalie je…

Je voyage et pourtant je ne bouge pas.

C’est un rêve. Dans un rêve, tout change rapidement, sans transition, sur une simple suggestion de l’inconscient.

Pourtant, il n’y a aucune coupure. J’ai déjà rêvé, et ce n’était pas du tout comme ça.

Dans quel abîme suis-je tombé? Comment en sortir? Comment émerger de cette absence? Oh angoisse! Il y a si longtemps que je n’ai pas eu à me creuser la tête, il y a si longtemps que je me laisse vivre dans cette délicieuse légèreté.

Courage mec. Réfléchissons. Il y a une voie de sortie, suffit de la trouver. Avant la nuit, avant de crever.

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Joyeux anniversaire!

Je suis assis sur mon lit, les pieds par terre. Il est vingt-trois heures trente, la fatigue m’engourdit les membres, je lutte pour garder mes paupières ouvertes, entre-ouvertes. Ne pas dormir. À minuit, j’aurai cent ans. Un siècle. Je veux vivre cela. Si je capitulais et que je m’abîmais dans le sommeil, ça pourrait m’échapper. À mon âge, il n’est pas rare que l’on meure entre deux ronflements.

J’ai pensé mourir si souvent. À seize ans, j’ai vu que les belles années m’avaient échappé, que le faste, le plaisir et la légèreté ne m’avaient pas attendu. Ils avaient tout gardé pour eux, tout avalé. Les vieux. Que nous restait-il? La haine. La menace. Je savais bien qu’ils recommenceraient, qu’ils la couvaient, la guerre, malgré leurs poignées de main, leurs sourires, leurs paroles. Je ne donnais pas cher de ma peau. Je finirais comme papa, une balle, deux balles, trois balles. Incognito. Moi je ne laisserais pas de fils orphelin dans le fossé.

J’ai pris une balle, une seule, au bras gauche. J’ai survécu, maigre et laid, mais à vingt-cinq ans j’avais la vie devant moi. Toute une vie. Colporteur traînant les dix volumes d’une encyclopédie produite en vitesse qui n’avait de remarquable que la couverture, pur cuir, chasseur d’hôtel, serveur de restaurant, et finalement, après trois ans de cours par correspondance, bibliothécaire.

C’est là que je me suis laissé aller à la reproduction. Mariage, finis les folies. Deux enfants, où sont-ils sur cette planète? Je le savais encore cet après-midi. Je l’ai écrit dans mon carnet. Il est trop loin, pas la force de me lever. J’ai tous les noms. Les petits-enfants, les petits-petits-enfants. Vraiment petits ceux-là. Je me souviens d’eux, tous. Surtout quand je relis leurs noms dans mon carnet.

Dans ma famille, les hommes qui ne sont pas morts à la guerre n’ont pas duré plus de soixante ans. Date de péremption. À la fin de la cinquantaine, je me suis préparé. J’ai brûlé tous mes journaux personnels, j’ai donné tous mes livres, j’ai voyagé. Seul. Ma femme n’aimait pas les voyages, ne m’aimait plus depuis longtemps. J’ai acheté mon cercueil, en érable avec une teinture bleue et un vernis éclatant. J’ai choisi un beau terrain au cimetière, à l’ombre d’un chêne, mais quand même assez près de la rue pour que mon cadavre puisse baigner pour des années encore dans le brouhaha bien vivant de la ville.

J’ai survécu. Pas de maladie, pas d’accident, rien. J’ai quand même gardé le cercueil. Aujourd’hui, il est démodé, mais qu’importe, moi aussi je le suis. Quand ma femme est morte, j’ai bien pensé l’y coucher, mais ça l’aurait horripilé. Je l’ai enterrée dans un autre cimetière, à l’autre bout de la ville, près du vieux quartier où elle est née. À ma mort, mon cadavre reposera loin du sien, de ce qui en restera, parce qu’après trente ans, que reste-t-il?

Dans cinq minutes, j’aurai cent ans. J’y pense depuis dix ans, sans trop y croire, sans vraiment l’espérer. Ce soir, ça m’étourdit. Si je me lève demain matin, et je me lèverai, vraisemblablement, puisque je ne meurs jamais, si je me lève je penserai à quoi, à mes cent dix ans? 

Pour ma descendance, ma mort n’est qu’une formalité bureaucratique, un événement qui confirmera une extinction amorcée depuis belle lurette. Tous mes amis sont morts, depuis longtemps, et mes frères, et ma soeur, et mon chat.

Demain, j’ouvrirai ce cadeau que j’ai reçu pour mes cent ans. À minuit, je serai bien trop vaseux pour l’ouvrir. Ce n’est pas comme si j’ignorais ce que c’est, puisque je l’ai acheté moi-même, pour moi-même. Un cadeau comme je m’en fais chaque année depuis que ma descendance s’affaire à peupler d’autres régions du globe. Ce sont les œuvres complètes de Saint-Simon en huit volumes dans la collection La Pléiade. Beau cadeau, et j’espère bien avoir le temps de tout lire.

Minuit. Enfin! J’ai cent ans! Joyeux anniversaire Marcel!

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Vous dormez, Jasmin?

Vous dormez Jasmin?

ELENA: Jasmin, ne me dites pas que vous en êtes encore là, à tuer des cochons pour un peu d’argent!

JASMIN: Je tourne en rond, c’est vrai. Un jour, ils m’arrêteront, ils me tueront à mon tour.

ELENA: Pourtant, pendant un temps, j’ai cru que vous viviez pour de bon.

JASMIN: Oui, c’est vrai. Comme nous tous, pas vrai? Nous vivons un certain temps, puis le temps passe. Vous aussi, d’ailleurs.

ELENA: Oh moi, je vis encore. Vous ne le voyez plus, hélas, mais je vis et je vis tellement que je m’en réjouis tous les matins, tous les soirs. Pour moi, ça n’a jamais cessé, malgré tout ce que vous savez, les fins et les débuts, et tout.

JASMIN: Je suis lâche. Ça m’a toujours paru trop difficile, je crois. Vous savez, parfois je me dis que j’aurais aimé vous aimer. Je sais que ça n’aurait rien changé, que j’aurais perdu pied, puisque c’est dans ma nature, puisque ma nature est lourde à ce point qu’on peine à la porter.

ELENA: Quand je vous ai connu, vous reveniez de cette ville où vous avez séjourné pendant quoi, quelques mois, quelques années?

JASMIN: J’ai parfois l’impression que ça n’a duré qu’un instant. Du début à la fin, tout s’écrase. Je ne crois pas que j’aimerais reconstituer, me souvenir de tout, jusqu’au moindre détail. Imaginez!

ELENA: Ah ah ah! La fiction est préférable, Jasmin!

JASMIN: La réalité, c’est le meurtre. Ma réalité. C’est quand même triste que cela vous tienne loin de moi.

ELENA: Vous êtes un homme dangereux, Jasmin. Comment s’appelait-elle, celle de cette ville là-bas, celle dont vous m’avez parlé une fois, une seule fois?

JASMIN: Selma. Son nom est Selma. Je ne le prononce plus que très rarement.

ELENA: Votre roman.

JASMIN: Je craindrais de l’écrire.

ELENA: J’aimerais savoir à quoi ressemble cette histoire qui est en vous, même si vous en gardez si peu.

JASMIN: C’est si court, quand je ferme les yeux, tout surgit en un éclair. Mais si je vous le racontais, ça me prendrait des mots et des mots.

ELENA: Fermez vos yeux. Salma. Il y a Salma.

JASMIN: Selma n’est pas d’ici, elle porte des vêtements qui sur son corps agile ne ressemblent à rien de ce qui couvre les femmes, de ce qui couvre les hommes, et parfois quand elle ne bouge pas, quand elle s’assied sur un banc pour rire avec les oiseaux, on dirait qu’elle vit là depuis toujours, que son coeur bat depuis des millénaires, il y a dans ses yeux des horizons qui se renouvellent, elle tend les bras aux passants, sa voix charme quand elle chante, quand elle coule sur les notes de sa guitare, Selma ne doute de rien, elle ne condamne pas les vaincus, vous la suivez dans la danse, vous marchez avec elle comme deux êtres sortis droits d’un conte nouveau et toutes les façades grises fleurissent, la pluie sculpte des rêves et vous rêvez de ne jamais quitter ces rues, elle prépare des tisanes qui parfument à jamais votre maison, et tous les soirs elle rit, elle invite toute la rue et les festins tapissent de joie les parois de votre présence, elle vous tient la main pour entrer chez des shamans insolites, par ses yeux vous découvrez de nouvelles couleurs, elle vous étourdit de beauté jusqu’à ce que s’évanouissent la dureté des visages, et quand enfin vous vous approchez de son âme, l’ampleur de votre enchantement vous pousse en arrière, vous basculez dans les ronces et ses yeux disparaissent, vous vous écrasez pendant qu’elle pleure, vous ne savez plus nager, vous ne savez plus marcher, votre seconde de vertige vous perd à jamais et vous…

ELENA: Jasmin? Je ne vous entends plus. Vous dormez Jasmin?

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À part le cadavre

Cinq personnes s’entassent dans le petit escalier du pavillon de banlieue. L’agent immobilier devant, les acheteurs derrière, Rosaline, Armand, les héritiers en queue de peloton, Lucas, Alice. L’agent sonne à la porte. Gabriel ouvre, Emma se pointe aussitôt à sa gauche, et au-delà, l’héritier, Léo.

AGENT IMMOBILIER: C’est inhabituel, nous n’avons pas appelé, pas pris rendez-vous, mais nous voici, votre maison a été mise en vente sur le système à la seconde où nous passions, ces clients adorent le voisinage, la proximité de l’école, l’âme des rues, le caractère des pelouses. De bons clients, de bons vendeurs, pouvons-nous entrer?

EMMA: Entrez, entrez donc, messieurs, madame, les petits.

GABRIEL: Mais Emma, je dois terminer la révision du rapport intérimaire de la Société. Je dois…

EMMA: S’ils nous débarrassent de cette maison aujourd’hui, tu auras tout ton temps. N’est-ce pas? Vous l’aimerez bien, cette maison, pas vrai? Donnez-vous la peine d’entrer. Visitez ce petit paradis.

AGENT IMMOBILIER: Entrons, entrons donc. Par ici mes chers acheteurs. Je vous l’avais bien dit, quand on veut vendre, on se soumet. Visitons. Explorons. Ne vous laissez pas intimider par ces gens, bientôt ils ne feront plus partie du décor. Disparus, effacés, un mauvais souvenir qu’une couche de peinture anéantira à jamais. N’ayez en tête qu’une chose, c’est votre maison. Regardez-moi ce spacieux séjour, comment le meublerez-vous? Oubliez ces meubles dépareillés et le mauvais goût qui règne.

ROSALINE: Sans ces affreux rideaux, Armand, cette pièce serait claire et invitante. Nous libérerons les murs de ces épouvantables peintures, et sans tous ces horribles bibelots partout, ce sera exactement ce dont nous rêvons.

ARMAND: Oui. Cela demande un gros effort d’abstraction, mais oui. Je vois.

Derrière, les enfants des deux familles sautillent, se tirent la langue, manquent de renverser un vase de pacotille où s’assèchent des roses inclinées.

ALICE: Vos peintures sont épouvantables! Vos peintures sont épouvantables!

LÉO: Tu t’es pas vue! Épouvantable toi-même!

LUCAS: Qu’est-ce que t’as dit à ma sœur?

LÉO: Ici c’est chez moi. Je peux dire ce que je veux.

LUCAS: Tiens, prends ça!

Il lui décoche une gifle derrière la tête. Léo pleure, hurle. Emma accourt, Rosaline sourit.

ROSALINE: Les enfants, restez avec papa maman. Nous ne connaissons pas ces gens.

ALICE: Qu’est-ce qu’ils font dans notre maison?

GABRIEL: Elle y va la petite! Sa maison!

EMMA: Des enfants. Laisse tomber, le client a raison.

ROSALINE: Ne t’inquiète pas, quand nous l’aurons achetée, tu ne les verras plus, ces barbares.

GABRIEL: Barbares! Pour qui elle se prend la pimbêche!

EMMA: Avale. C’est comme un sirop qui a mauvais goût.

ARMAND: Barbares! Trop bon!

AGENT IMMOBILIER: Chers vendeurs, à défaut de disparaître, gardez une bonne distance. Poursuivons. Vous voyez ici les chambres, la chambre des maîtres, celles des enfants. D’accord, c’est encombré, mais avec le goût que je vous devine, ces pièces seront radicalement transformées.

ROSALINE: Il faudra désinfecter.

ARMAND: Décaper.

ROSALINE: Conjurer.

ARMAND: Exorciser.

GABRIEL: Ils exagèrent.

EMMA: Chut! Pour qu’ils achètent, il faut qu’ils nous oublient. Et toi Léo, tiens-moi la main, reste avec moi. Ne t’approche pas de ces petits monstres.

ALICE: Maman! Maman! Elle nous a traités de monstres!

ROSALINE: Les enfants, restez près de nous. Ne vous approchez pas d’eux. Qui sait ce qu’ils pourraient vous transmettre.

ALICE: Des poux?

LUCAS: La peste.

ARMAND: Le coronavirus, l’ebolavirus, le rotavirus.

ROSALINE: Le virus du Nil occidental.

ARMAND: L’échovirus.

AGENT IMMOBILIER: Et cette porte, au bout du corridor, donne sur un placard. Tenez, admirez.

LUCAS: C’est sombre.

AGENT IMMOBILIER: C’est l’escalier vers le sous-sol. Désolé. Le placard, c’est plutôt cette porte-ci.

ALICE: Ça pue.

ARMAND: C’est vraiment pas propre.

ROSALINE: Ils auraient pu le ranger un peu, ce placard.

AGENT IMMOBILIER: En effet. Ça laisse à désirer et même, ça surprend.

EMMA: Que se passe-t-il encore?

AGENT IMMOBILIER: Ce cadavre, dans le placard, vous ne pouviez pas vous en débarrasser? Ça ne facilitera pas la vente.

GABRIEL: Réduisons de cinq pour cent.

EMMA: Je croyais que tu t’en étais débarrassé. Qu’est-ce qu’il fait encore là?

GABRIEL: Je n’ai pas eu le temps. Tu le sais bien, c’est la fin de l’année financière, je n’ai pas deux minutes à moi. Je voulais le brûler derrière la maison, mais parfois les obligations vous tirent de tous côtés et vous oubliez.

LÉO: En plus, ça prend beaucoup de place. Je ne peux plus ranger mes ballons dans ce placard.

EMMA: Léo, ne t’en mêle pas.

ROSALINE: Quelle négligence!

ARMAND: Désinfecter, décaper, conjurer, exorciser.

AGENT IMMOBILIER: En faisant appel à des professionnels, tout est possible. Un cadavre est vite disparu. Sortons, voulez-vous, et discutons.

L’agent immobilier entraîne les acheteurs et leurs héritiers à l’extérieur, jusque dans la rue. De l’angle où ils se trouvent, la propriété se démarque parmi ses consoeurs, elle attire l’œil, prête à la rêverie.

AGENT IMMOBILIER: N’est-ce pas une résidence extraordinaire? Négociez, offrez, ce soir elle est à vous, demain ils disparaissent, dans une semaine vous y régnez. Elle vous plaît, je le vois bien.

ROSALINE: Oui, beaucoup.

ARMAND-ALICE-LUCAS: Oui, beaucoup!

ROSALINE: À part le cadavre.

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Deux hommes nus

Le désert. Lequel? Impossible à dire, nous ne reconnaissons rien. Pas de repères. Faudrait faire analyser le sable. Ou le soleil. Deux hommes nus, qui s’éveillent à dix mètres l’un de l’autre. Aucun vêtement en vue. Pas de voiture, pas de 4 X 4, pas de chameau, rien. Pas même de mirage. Nudité totale, de la terre et des hommes.

ALLAN: Où sommes-nous? Eh toi là-bas, où sommes-nous?

ALLEN: Vous êtes nu! Et moi… Mais je suis nu! Que s’est-il passé?

ALLAN: Merde, c’est vrai. On nous a chipé nos fringues.

ALLEN: Cessez cette plaisanterie immédiatement. Monsieur, rapportez-moi mes vêtements, tout de suite! J’ignore qui vous êtes, mais si vous voulez vous éviter de sérieux problèmes, bougez-vous! Je n’ai pas le temps d’attendre jusqu’à ce soir, j’ai à faire, je dois régler un problème d’interruption des approvisionnements parce que le trafic est complètement bloqué dans le canal de Suez. Qu’avez-vous à me dévisager avec cette tête? Remuez-vous! Je ne le répéterai pas deux fois.

ALLAN: C’est que, mec, vu d’ici, tu me ressembles comme un frère jumeau. J’ai pas de frère connu, alors c’est étrange. À part ma moustache, t’as les mêmes traits. Identique, en plus mou dans le cou je dirais.

ALLEN: Vous faites erreur. Je n’ai pas votre menton fuyant.

ALLAN: Si si. Et mon front large, et ma mâchoire carrée. Une mâchoire de caïd!

ALLEN: Certes, il y a des ressemblances, mais j’ai la peau plus douce, l’harmonie d’ensemble plus… harmonieuse!

ALLAN: Mêmes bras, mêmes jambes aux genoux cagneux. T’as plus de bedon, je dirais. Tu peux enlever tes mains que je vois… si t’es vraiment comme moi?

ALLEN: Vous êtes homo! Vous voulez me violer!

ALLAN: T’es con ou quoi? Ben oui, j’suis gai. Mais pourquoi j’voudrais violer un mec qui est presque moi, mais en moins bien… Enlève tes mains, j’vais pas t’la bouffer!

ALLEN: Gardons nos distances. Physiques et sociales. J’en ai plus qu’assez de ce petit jeu. Rendez-moi mes vêtements, ou je vous l’assure, vous regretterez ce jour toute votre vie!

ALLAN: Tes vêtements! Tes vêtements! Est-ce que je sais où ils sont? Et les miens? Regarde autour de toi, pauvre idiot, tu vois autre chose que du sable et du sable et encore du sable? Ah si, oui, il y a un soleil, juste-là.

ALLEN: Vous m’avez kidnappé? Où sont vos complices? Combien voulez-vous? Vous savez, on me cherche, en ce moment même! Dans ma situation, c’est le genre d’incident qu’on anticipe. On se prépare. Mais dites-moi, comment avez-vous fait? Vous n’avez tout de même pas tué les gardes? Je m’en souviendrais! Je ne me souviens de rien. J’étais dans mon bureau. Vidéoconférence. Je ne me rappelle pas de la fin de cette conférence. On m’aura endormi. Un gaz dans les conduites d’aération? Maintenant que nous sommes ici, nulle part, vous pouvez me dire.

ALLAN: Pourquoi j’t’aurais kidnappé, déshabillé et emmené au milieu du désert?

ALLEN: Pour une rançon. C’est toujours une affaire d’argent. Toujours.

ALLAN: C’est ça. Tu penses que ton fric va te sauver ici? Si j’t’avais kidnappé, comment j’appellerais pour demander la rançon? Depuis quand les kidnappeurs se promènent à poil dans l’désert? Tu peux m’le dire? Regarde donc autour, c’est ça, regarde. Tu vois quelque chose? Pas de limousine pour monsieur, pas de taxi, pas d’autobus. Rien. Pas même une route! Alors t’es libre mon pote. Tu pars quand tu veux, où tu veux. Moi j’vais suivre le soleil. Go west young man!

ALLEN: Trouvez quelque chose pour me couvrir. Le naturisme, c’est pas pour moi.

ALLAN: T’as fini de donner des ordres? T’as pas encore compris? Ici, il y a toi, il y a moi, et du sable, beaucoup de sable. Si t’arrêtes pas de me casser les couilles, je pourrais t’assommer, t’enterrer, et filer vers l’ouest en paix.

ALLEN: Vous me menacez? Je connais un juge, vous vous en sortirez avec au moins dix ans, je vous le garantis!

ALLAN: Comment tu l’appelleras ton juge, si t’as la gueule pleine de sable?

ALLEN: Vous me parlez comme au premier venu!

ALLAN: T’es le premier venu. Tu vois quelqu’un d’autre? Pas de deuxième venu.

ALLEN: D’accord. Parlez comme il vous plaît. Comme vous le pouvez. Mais de grâce, sortez-moi d’ici!

ALLAN: Impossible.

ALLEN: Comment ça, impossible? J’exige que…

ALLAN: Voici la situation, mec. Je suis à poil. Pas d’eau. Pas de nourriture. Aucune idée de la direction à prendre pour rejoindre la civilisation. Conclusion: il y a de fortes chances que je crève dans ce désert. Et toi aussi.

ALLEN: On viendra me chercher. On me cherche déjà, je vous l’ai dit!

ALLAN: OK. C’est ça. Je pars. Pas question d’crever en écoutant ton babillage. Je vais marcher, je vais chanter, je vais m’rappeler de belles choses. Si j’trouve un village, tant mieux. Sinon, c’est ça qui est ça.

Allen s’assied sur le sable chaud, l’air déterminé à attendre le temps qu’il faudra, pendant qu’Allan s’éloigne vers l’ouest. Quand la nuit tombe, ils dorment loin l’un de l’autre. Le lendemain matin, Allan reprend sa route en chantonnant. Allen se lève et s’assied, court sur place, s’impatiente. Trois jours plus tard, Allan, épuisé, atteint un village d’où montent rires et chansons. Allen n’a plus la force de s’impatienter. Son œil vide contemple l’infini sablonneux.

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Le gala des Babadada

Un homme sur une petite scène. Toute petite. Cinq personnes dans la salle, trois hommes, deux femmes. Une souris, qui fait sursauter un des cinq dans la salle, mais il se tait.

CONFÉRENCIER: Aujourd’hui, toute la séance sera consacrée à un pensement inhabituel. Cela ne nous effraie pas. Nous avons appris à abattre les panneaux qui nous entourent et nous servent de murs. Abattons les panneaux, et pensons à Jean-Marc Bergeron. Pensons.

Ils inclinent légèrement la tête. L’un des cinq, qui pense aussi, garde cependant un œil sur le trou par où s’est enfuie la souris.

CONFÉRENCIER: Joyeux anniversaire Jean-Marc.

LES CINQ: Joyeux anniversaire Jean-Marc!

CONFÉRENCIER: Jean-Marc ne nous entend pas, il ne saura peut-être jamais que nous lui avons souhaité un joyeux anniversaire, mais ces considérations pragmatiques ne nous intéressent pas. Élevons! Élevons! Élevons nos esprits vers les cimes où Jean-Marc brille.

Les cinq se lèvent et s’assoient, se lèvent et s’assoient, se lèvent et enfin s’assoient, plus attentifs encore que tout à l’heure.

CONFÉRENCIER: Jean-Marc est un peintre de talent, un comédien hors du commun, un chanteur angélique, mais au-delà de cette jolie brochette de grâces, Jean-Marc est un modèle! Vous avez entendu son discours historique devant l’Assemblée des Nations Unies! Ce discours a fait profondément gigoter mon existence. Car Jean-Marc m’a inspiré au moment où j’en avais le plus besoin. Jean-Marc a toujours été là pour moi, spirituellement. Il lutte pour des choses très chères, il ne recule devant rien pour que triomphe le bien, le sien et le nôtre! Jean-Marc est un ange dont le commun ne voit pas les ailes. C’est un roi sans couronne, à l’auréole pâle et aux guirlandes discrètes. Je lui souhaite une très belle journée! Et à vous aussi!

PARTICIPANT 1: Je le soutiendrai dans tous ses choix!

Participant 3, l’homme à la souris, se penche vers Participante 1, et tout bas, derrière sa main en coquille, lui demande qui est ce Jean-Marc. Elle lui répond qu’elle l’ignore, et elle se tourne vers son voisin de droite, Participant 2, et lui demande ce qu’est l’Assemblée des Nations Unies. Participant 2 répond que c’est un groupe d’industriels très influents. Participante 2 leur chuchote de se taire.

PARTICIPANT 2: C’est le meilleur!

Conférencier ouvre les bras, invite les participants à participer.

PARTICIPANTE 1: Oui!

Participante 1 envoie des baisers avec ses mains à tout l’espace de la petite salle.

PARTICIPANT 3: Sapristi! Une souris!

Bref remue-ménage dans la salle. Dix yeux cherchent la bête, en vain. Conférencier ouvre un peu plus ses bras, à s’en faire craquer les articulations.

CONFÉRENCIER: Jean-Marc!

Ramenés à la marotte du jour, l’audience se calme, ouvre les yeux à la mesure des bras de Conférencier.

PARTICIPANTE 2: Jean-Marc! Je l’aime tellement! C’est mon idole!

PARTICIPANT 2: Oui! Moi aussi!

PARTICIPANT 1: J’aime bien la boucle d’oreille qu’il portait au gala des Babadada.

PARTICIPANTE 1: Oui!

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Grenouille

Madame Gendron, l’enseignante, nous a expliqué qu’ils gardaient une pierre très très précieuse dans la forteresse municipale. Cette pierre, fabriquée par des philosophes venus d’Uranus, peut guérir toutes les maladies, et elle peut créer de la richesse et de l’amour là où il n’y en a pas.

Le gros Bastien a sifflé, du fond de la classe où il fait souvent des bêtises. Il a lancé comme ça que ce n’était pas vrai, que c’était un conte pour endormir les enfants. Tout le monde s’est mis à crier, c’est un conte! c’est un conte!, mais madame Gendron a levé la main, juste la paume de sa main. Elle avait son air sérieux qu’elle prend pour nous distribuer ses tests de géométrie.

Son attitude nous a tellement intrigués, que nous avons cessé de crier bien avant qu’elle ne nous menace d’un séjour chez la directrice. Clairement, madame Gendron n’entendait pas à rire. Pourtant, je me disais, et je suis certain que les autres aussi se disaient la même chose, cette histoire de pierre très très précieuse sonnait comme ce qu’on raconte aux petits enfants. Si c’était vrai, toute cette magie, il y a longtemps qu’on l’aurait utilisée pour guérir nos grands-parents, le père de la belle Dubois, la mère des jumeaux Lacroix, et même mes parents, qui m’ont laissé pauvre et orphelin, avec de bien trop grands yeux. Les autres m’appellent grenouille.

Quand nous nous sommes tus, madame Gendron nous a dit d’attendre à nos places, sagement. Elle nous a promis une révélation. Nous hésitions entre l’hilarité et la curiosité. Sans nous concerter, nous avons opté pour la curiosité, nous nous sommes tenus cois.

À son retour, madame Gendron portait un vieux livre aux pages jaunies. C’était une très vieille reproduction d’un livre encore plus vieux, écrit par le prince qui régnait sur le pays bien avant les ministres et les députés. Nous nous sommes rassemblées autour d’elle, et elle a tourné les pages avec une extrême délicatesse, pour ne pas les déchirer. À la page trois cent deux, il y avait un paragraphe qui décrivait l’arrivée de visiteurs de U, poursuivis par des barbares qui voulaient piller le plus précieux des trésors qui soit. Le bon prince a accueilli ces visiteurs, et il a caché le trésor au cœur de sa forteresse, là où personne ne pouvait pénétrer.

Alors madame Gendron nous a expliqué que l’histoire de la pierre très très précieuse fabriquée par des philosophes uranusiens était inspirée de ce passage dans le livre de nos origines municipales. Dans les premiers temps, les gens ont inventé toutes sortes de mythes autour de ce fameux trésor, et la pierre très très précieuse n’est qu’un de ces mythes. Nous n’avons jamais pu en avoir le cœur net, parce que les descendants du prince ont toujours refusé l’accès du peuple à leur forteresse, même si depuis plus de cent ans plus personne n’y habite.

Si j’ai rigolé avec les autres, je ne m’en suis pas moins juré de tirer la chose au clair. Je trouverais le moyen de pénétrer dans la forteresse et de me rendre jusqu’au trésor, peu importe ce qu’il m’en coûtera.

Cinquante dollars. C’est l’amende qu’on m’a imposée quand j’ai tenté de lancer une corde avec un crochet sur le créneau d’un des remparts. C’est ridicule cette amende: je n’aurais jamais eu la force de lancer le crochet là-haut, je m’en suis rendu compte à la première tentative. Les services sociaux m’ont assigné à résidence dans le foyer communal où je vivais.

Je n’ai pas abandonné. Dans les mois suivants, j’ai fabriqué une échelle qui m’aurait permis de monter et de redescendre en toute sécurité. Comme je n’avais pas vraiment d’amis, dans notre ville on se tient loin des orphelins et même les orphelins se tiennent loin des orphelins, je ne craignais pas que quelqu’un ne révèle mon secret. Sauf que je n’ai jamais été capable de transporter cette échelle, que je cachais dans les bois. Trop lourde, et sans doute m’aurait-on découvert.

À dix-huit ans, on m’a fait comprendre que je devais quitter le foyer. Tant pis, je m’y étais habitué. Grand roulement de personnel, mais stabilité étonnante du menu à la cafétéria. 

Par paresse, je me suis enrôlé dans l’armée. Je n’avais pas envie d’étudier, de lire des tonnes de livres, de passer des soirées à griffonner des mots et des chiffres vains. Après deux jours, je me suis rendu compte que c’était pas mal difficile, l’armée. Mais tant pis, par désoeuvrement, j’ai décidé de rester. Et le menu invariable à la cafétéria me plaisait bien.

Comme le camp militaire n’était qu’à deux kilomètres de la municipalité, de l’autre côté du bois, j’y venais flâner souvent. Je marchais au pied de la forteresse, et chaque fois j’élaborais les plans les plus originaux pour y pénétrer. Il a été question de montgolfière, de parachute, d’hélicoptère et même de catapulte. Ces idées s’effaçaient aussi vite qu’elles surgissaient. Je saluais les anciens camarades de classe, qui hochaient la tête de loin, avant de disparaître, je m’approchais des femmes, mais la plupart n’aimaient pas mon odeur militaire, et les autres se moquaient de mes yeux de grenouille.

J’ai assisté à de nombreux mariages, sur la base. Je les observais de loin, bien ancré au sommet du mur d’escalade. Il y en a eu de belles fêtes! Et les robes! J’en rêvais, j’essayais de déterminer laquelle je voudrais voir porter à ma femme, quand ce serait mon tour. Je les aimais toutes, ces robes.

Après bien des années, on a fait de moi, sans que j’y sois vraiment pour quelque chose, un conducteur de blindé. Métier à haut risque, en situation de guerre. Mais qui s’inquiéterait?

Quand mes premiers cheveux gris sont apparus, je me suis dit que je ne la verrais jamais, la guerre. Il ne me restait que la mienne, ma toute petite guerre.

Alors ce matin là, en quittant la maison, j’ai embrassé ma femme imaginaire en lui disant de ne pas m’attendre ce soir, que je serais sans doute en retard. Et je suis parti dans mon char d’assaut, sur le chemin forestier. Personne ne m’a arrêté. On me connaissait, on respectait mon grade, on me saluait.

Parvenu face à la forteresse, j’ai fait une pause. Je n’ai pas hésité, il était trop tard pour ça. J’ai simplement savouré. C’était maintenant, et dans quelques minutes, ce sera après. Pour toujours.

Dès le premier obus, la brèche était énorme. J’en ai quand même tiré deux autres, pour ne pas risquer d’être ralenti. Puis j’ai pénétré sans problème jusque dans la cour. Personne. Sans réfléchir, j’ai mis pied à terre et j’ai couru vers le donjon. J’aurais pu me tourner du côté de l’ancienne demeure du prince, mais je n’avais pas le temps de penser. La police, l’armée, tout le pays serait bientôt sur mon dos.

J’ai grimpé jusqu’au dernier étage du donjon, puis je suis descendu dans les sous-sols humides. Des galeries s’ouvraient, mais la plupart s’étaient écroulées. S’il y avait une pierre très très précieuse là-dedans, il me faudrait une vie pour la trouver!

Des ordres hurlés me sont parvenus de là-haut. On me cherchait, on me capturerait avant que je ne mette la main sur le moindre objet de valeur. J’ai pressé le pas, je fonçais dans une galerie, puis dans une autre, éperdu. Et je riais aux éclats, comme jamais je n’avais ri. La folie de cette quête m’excitait et je la goûtais comme une délivrance.

À force de courir, j’ai glissé sur un pavé humide, et mon front a heurté une poutre de soutènement. C’est là qu’on m’a retrouvé, un sourire béat aux lèvres, trempé de la tête aux pieds.

Il a été question de cour martiale, mais les médecins ont jugé que j’avais agi sous l’emprise de troubles mentaux sévères. On a fini par me libérer et j’ai découvert, dehors, que mon histoire avait fait de moi un phénomène. Ma photographie était partout, et rapidement la rumeur publique s’est mise à raconter que mes yeux de grenouille étaient ceux du seul être vivant à avoir vu la pierre très très précieuse. S’ils étaient si grands, c’est qu’ils avaient vu l’immensité.

Ça sentait le mythe en gestation. On m’a interrogé au téléjournal, dans les journaux, les magazines, dans tous les podcasts et les webinaires possibles. Soudain, j’étais riche, recherché, craint et vénéré.

Quand je l’ai rencontrée, elle me fuyait. Elle m’a avoué qu’elle ne croyait rien de toutes ces histoires sur la pierre très très précieuse, des contes pour endormir les enfants. J’ai reconnu qu’elle avait raison, que je n’y croyais pas non plus, que je n’y avais jamais cru, que je n’avais pas défoncé les remparts pour la trouver, vraiment, cette foutue pierre.

Nous nous sommes mariés le jour de son soixante et unième anniversaire. Elle était un peu plus jeune que moi, mais plus sage peut-être.

Traitement en cours…
Terminé ! Vous figurez dans la liste.

Un père et un grain de sable rose

Place du village, une jeune femme, un trentenaire, une bicyclette rouge.

ROSANNE: J’ai besoin de cette bicyclette pour rendre visite à mon père. Il vit dans une résidence pour personnes en voie d’être âgées.

TRENTENAIRE: Je peux vous la vendre. Pédales incluses.

ROSANNE: Je n’ai pas un sou. Il me la faut.

TRENTENAIRE: D’où sortez-vous? Je ne vous ai jamais vue ici.

ROSANNE: Justement. Je dois voir mon père pour lui demander. Donnez-la-moi.

TRENTENAIRE: Je l’ai achetée, cette bicyclette. Deux cents dollars. Donnez-moi trois cents dollars, elle est à vous.

ROSANNE: Vous déraisonnez. Je ferais mieux de vous la voler, pour de partir tout de suite. Sinon, je serai en retard.

TRENTENAIRE: Vaut mieux être en retard que ne pas être. J’ai un marché à vous proposer, tout à votre avantage.

ROSANNE: Je n’ai rien à marchander. Vous le voyez, je n’ai ni sac ni portefeuille. Poches vides, pas de bijoux. La misère.

TRENTENAIRE: Vous avez un corps. À première vue, tous les membres y sont. Jolis et ronds. Jolis et longs. Je vous échange une roue contre une heure avec ce corps.

ROSANNE: J’ai besoin de la bicyclette au complet, pas d’une roue! Allez, poussez-vous, je vous la vole.

TRENTENAIRE: Pas de bousculade. Vous aurez une roue aujourd’hui, l’autre roue demain, puis le cadre, les dérailleurs, les freins, la selle, les pédales. Dans une semaine, vous pourrez partir. Qu’est-ce qu’une semaine de retard? Si vous vivez cent ans, ce ne sera encore que deux dix millième de votre vie. Presque rien.

ROSANNE: Si je vous étrangle, l’humanité n’aura perdu qu’un dix milliardième des siens, moins que rien.

TRENTENAIRE: Vous me faites mal. Je… ne… 

Une longue route à la campagne, une femme qui file sur une bicyclette rouge, les grilles d’un domaine isolé, un gardien.

GARDIEN: Éloignez-vous de ces grilles. Propriété privée. Lisez: l’entrée vous en est interdite, proscrite, illicite.

ROSANNE: Je viens voir mon père. J’arrive de loin, conduisez-moi à lui.

GARDIEN: Vous avez bien du mérite, mais vous n’êtes pas inscrite. Et votre père vous déshérite.

ROSANNE: Q’importe. Laissez-moi lui parler.

GARDIEN: Ma patience s’effrite, vous serez éconduite si vous ne prenez pas la fuite.

ROSANNE: J’ai tout de même le droit de voir mon procréateur!

GARDIEN: Il a quitté le gîte, ce n’est pas un mythe. Il souffrait d’une pancréatite, et d’une phlébite.

ROSANNE: Il est à l’hôpital? C’est loin? Dites-moi au moins dans quelle direction c’est!

GARDIEN: Pour partir à sa poursuite, filez vite, comme un météorite, vous le retrouverez chez les Moscovites.

ROSANNE: Gros parasite! Allez bouffer des marguerites!

Une route de campagne qui se transforme en plaine enneigée, une femme à bicyclette puis à pied, un bordel, une tenancière, trois voitures.

TENANCIÈRE: Halte-là! Vous n’avez ni la mine ni le portefeuille de la clientèle. À moins que vous ne soyez une future enchaînée, mais habituellement on nous les apporte empaquetées.

ROSANNE: Je gèle et je cherche l’hôpital, je cherche mon père.

TENANCIÈRE: Il n’avait plus suffisamment de maladies pour rester à l’hôpital, il n’avait plus suffisamment d’argent pour rester ici. Je crois qu’il erre avec les loups. Vous feriez bien d’entrer, ma petite, vous avez besoin d’un lit chaud, d’une soupe chaude, d’un homme chaud.

ROSANNE: Où est la ville? Mon père a dû partir vers la ville.

TENANCIÈRE: Vous crèverez, par ces froids, tandis qu’ici, vous m’enrichirez, et vous vivrez quelques semaines de plus.

ROSANNE: Femme cruelle! Donnez-moi les clefs d’une de ces voitures!

TENANCIÈRE: Ça suffit, petite salope! Entre ici, et que ça saute!

ROSANNE: Je n’ai pas le temps. Je suis désolée d’avoir à vous égorger, mais j’ai déjà trop discuté. Pendant ce temps, le temps passe.

Une voiture, Rosanne file vers la ville, et plus spécifiquement, vers la mairie.

MAIRE: Bonjour ma chère, vous m’apportez du vin?

ROSANNE: Pas de chance, je cherche mon père.

MAIRE: Démarche administrative, quête sans objet, achetez votre carte du parti, votez pour ma réélection.

ROSANNE: Vous avez vu mon père?

MAIRE: Vous avez une photo? Est-il membre? Partisan de l’opposition peut-être?

ROSANNE: Je n’ai pas de photo, mais vous ne le connaissez pas?

MAIRE: Décrivez-le-moi. Car tout le monde est un peu le père de tout le monde. Même moi.

ROSANNE: Je ne peux pas le décrire, je ne l’ai jamais vu.

MAIRE: Tant mieux. Satisfaites-vous du premier venu. Ou cherchez autre chose.

ROSANNE: Après tous ces efforts, que pourrais-je chercher d’autre? Un père, ça se cherche bien. Quand ça se trouve, évidemment.

MAIRE: Ça ne se trouve pas toujours, heureusement. Car on ne sait jamais quoi en faire. Cherchez une mère, une soeur, un oncle, une cousine, une tante, un frère, des enfants, des petits-enfants, vous avez le choix!

ROSANNE: Un chien, un chat.

MAIRE: Un moloch hérissé, un poisson-chauve-souris.

ROSANNE: Une rose, une tulipe.

MAIRE: Une scutellaire à casque, un rafflesia keithii.

ROSANNE: Une opale, une émeraude.

MAIRE: Une chalcopyrite, un jaspe kambaba.

ROSANNE: Un grain de sable noir.

MAIRE: Un grain de sable rose.

ROSANNE: Je vais me reposer un peu, je déciderai demain matin.

MAIRE: Bonne nuit. Mais n’oubliez pas de voter pour moi.

Une voiture dans le stationnement d’une galerie marchande, une femme qui dort sur la banquette arrière, des ombres qui dansent au loin.

Traitement en cours…
Terminé ! Vous figurez dans la liste.