Cinq personnes s’entassent dans le petit escalier du pavillon de banlieue. L’agent immobilier devant, les acheteurs derrière, Rosaline, Armand, les héritiers en queue de peloton, Lucas, Alice. L’agent sonne à la porte. Gabriel ouvre, Emma se pointe aussitôt à sa gauche, et au-delà, l’héritier, Léo.
AGENT IMMOBILIER: C’est inhabituel, nous n’avons pas appelé, pas pris rendez-vous, mais nous voici, votre maison a été mise en vente sur le système à la seconde où nous passions, ces clients adorent le voisinage, la proximité de l’école, l’âme des rues, le caractère des pelouses. De bons clients, de bons vendeurs, pouvons-nous entrer?
EMMA: Entrez, entrez donc, messieurs, madame, les petits.
GABRIEL: Mais Emma, je dois terminer la révision du rapport intérimaire de la Société. Je dois…
EMMA: S’ils nous débarrassent de cette maison aujourd’hui, tu auras tout ton temps. N’est-ce pas? Vous l’aimerez bien, cette maison, pas vrai? Donnez-vous la peine d’entrer. Visitez ce petit paradis.
AGENT IMMOBILIER: Entrons, entrons donc. Par ici mes chers acheteurs. Je vous l’avais bien dit, quand on veut vendre, on se soumet. Visitons. Explorons. Ne vous laissez pas intimider par ces gens, bientôt ils ne feront plus partie du décor. Disparus, effacés, un mauvais souvenir qu’une couche de peinture anéantira à jamais. N’ayez en tête qu’une chose, c’est votre maison. Regardez-moi ce spacieux séjour, comment le meublerez-vous? Oubliez ces meubles dépareillés et le mauvais goût qui règne.
ROSALINE: Sans ces affreux rideaux, Armand, cette pièce serait claire et invitante. Nous libérerons les murs de ces épouvantables peintures, et sans tous ces horribles bibelots partout, ce sera exactement ce dont nous rêvons.
ARMAND: Oui. Cela demande un gros effort d’abstraction, mais oui. Je vois.
Derrière, les enfants des deux familles sautillent, se tirent la langue, manquent de renverser un vase de pacotille où s’assèchent des roses inclinées.
ALICE: Vos peintures sont épouvantables! Vos peintures sont épouvantables!
LÉO: Tu t’es pas vue! Épouvantable toi-même!
LUCAS: Qu’est-ce que t’as dit à ma sœur?
LÉO: Ici c’est chez moi. Je peux dire ce que je veux.
LUCAS: Tiens, prends ça!
Il lui décoche une gifle derrière la tête. Léo pleure, hurle. Emma accourt, Rosaline sourit.
ROSALINE: Les enfants, restez avec papa maman. Nous ne connaissons pas ces gens.
ALICE: Qu’est-ce qu’ils font dans notre maison?
GABRIEL: Elle y va la petite! Sa maison!
EMMA: Des enfants. Laisse tomber, le client a raison.
ROSALINE: Ne t’inquiète pas, quand nous l’aurons achetée, tu ne les verras plus, ces barbares.
GABRIEL: Barbares! Pour qui elle se prend la pimbêche!
EMMA: Avale. C’est comme un sirop qui a mauvais goût.
ARMAND: Barbares! Trop bon!
AGENT IMMOBILIER: Chers vendeurs, à défaut de disparaître, gardez une bonne distance. Poursuivons. Vous voyez ici les chambres, la chambre des maîtres, celles des enfants. D’accord, c’est encombré, mais avec le goût que je vous devine, ces pièces seront radicalement transformées.
ROSALINE: Il faudra désinfecter.
ARMAND: Décaper.
ROSALINE: Conjurer.
ARMAND: Exorciser.
GABRIEL: Ils exagèrent.
EMMA: Chut! Pour qu’ils achètent, il faut qu’ils nous oublient. Et toi Léo, tiens-moi la main, reste avec moi. Ne t’approche pas de ces petits monstres.
ALICE: Maman! Maman! Elle nous a traités de monstres!
ROSALINE: Les enfants, restez près de nous. Ne vous approchez pas d’eux. Qui sait ce qu’ils pourraient vous transmettre.
ALICE: Des poux?
LUCAS: La peste.
ARMAND: Le coronavirus, l’ebolavirus, le rotavirus.
ROSALINE: Le virus du Nil occidental.
ARMAND: L’échovirus.
AGENT IMMOBILIER: Et cette porte, au bout du corridor, donne sur un placard. Tenez, admirez.
LUCAS: C’est sombre.
AGENT IMMOBILIER: C’est l’escalier vers le sous-sol. Désolé. Le placard, c’est plutôt cette porte-ci.
ALICE: Ça pue.
ARMAND: C’est vraiment pas propre.
ROSALINE: Ils auraient pu le ranger un peu, ce placard.
AGENT IMMOBILIER: En effet. Ça laisse à désirer et même, ça surprend.
EMMA: Que se passe-t-il encore?
AGENT IMMOBILIER: Ce cadavre, dans le placard, vous ne pouviez pas vous en débarrasser? Ça ne facilitera pas la vente.
GABRIEL: Réduisons de cinq pour cent.
EMMA: Je croyais que tu t’en étais débarrassé. Qu’est-ce qu’il fait encore là?
GABRIEL: Je n’ai pas eu le temps. Tu le sais bien, c’est la fin de l’année financière, je n’ai pas deux minutes à moi. Je voulais le brûler derrière la maison, mais parfois les obligations vous tirent de tous côtés et vous oubliez.
LÉO: En plus, ça prend beaucoup de place. Je ne peux plus ranger mes ballons dans ce placard.
EMMA: Léo, ne t’en mêle pas.
ROSALINE: Quelle négligence!
ARMAND: Désinfecter, décaper, conjurer, exorciser.
AGENT IMMOBILIER: En faisant appel à des professionnels, tout est possible. Un cadavre est vite disparu. Sortons, voulez-vous, et discutons.
L’agent immobilier entraîne les acheteurs et leurs héritiers à l’extérieur, jusque dans la rue. De l’angle où ils se trouvent, la propriété se démarque parmi ses consoeurs, elle attire l’œil, prête à la rêverie.
AGENT IMMOBILIER: N’est-ce pas une résidence extraordinaire? Négociez, offrez, ce soir elle est à vous, demain ils disparaissent, dans une semaine vous y régnez. Elle vous plaît, je le vois bien.
ROSALINE: Oui, beaucoup.
ARMAND-ALICE-LUCAS: Oui, beaucoup!
ROSALINE: À part le cadavre.