Place du village, une jeune femme, un trentenaire, une bicyclette rouge.
ROSANNE: J’ai besoin de cette bicyclette pour rendre visite à mon père. Il vit dans une résidence pour personnes en voie d’être âgées.
TRENTENAIRE: Je peux vous la vendre. Pédales incluses.
ROSANNE: Je n’ai pas un sou. Il me la faut.
TRENTENAIRE: D’où sortez-vous? Je ne vous ai jamais vue ici.
ROSANNE: Justement. Je dois voir mon père pour lui demander. Donnez-la-moi.
TRENTENAIRE: Je l’ai achetée, cette bicyclette. Deux cents dollars. Donnez-moi trois cents dollars, elle est à vous.
ROSANNE: Vous déraisonnez. Je ferais mieux de vous la voler, pour de partir tout de suite. Sinon, je serai en retard.
TRENTENAIRE: Vaut mieux être en retard que ne pas être. J’ai un marché à vous proposer, tout à votre avantage.
ROSANNE: Je n’ai rien à marchander. Vous le voyez, je n’ai ni sac ni portefeuille. Poches vides, pas de bijoux. La misère.
TRENTENAIRE: Vous avez un corps. À première vue, tous les membres y sont. Jolis et ronds. Jolis et longs. Je vous échange une roue contre une heure avec ce corps.
ROSANNE: J’ai besoin de la bicyclette au complet, pas d’une roue! Allez, poussez-vous, je vous la vole.
TRENTENAIRE: Pas de bousculade. Vous aurez une roue aujourd’hui, l’autre roue demain, puis le cadre, les dérailleurs, les freins, la selle, les pédales. Dans une semaine, vous pourrez partir. Qu’est-ce qu’une semaine de retard? Si vous vivez cent ans, ce ne sera encore que deux dix millième de votre vie. Presque rien.
ROSANNE: Si je vous étrangle, l’humanité n’aura perdu qu’un dix milliardième des siens, moins que rien.
TRENTENAIRE: Vous me faites mal. Je… ne…
Une longue route à la campagne, une femme qui file sur une bicyclette rouge, les grilles d’un domaine isolé, un gardien.
GARDIEN: Éloignez-vous de ces grilles. Propriété privée. Lisez: l’entrée vous en est interdite, proscrite, illicite.
ROSANNE: Je viens voir mon père. J’arrive de loin, conduisez-moi à lui.
GARDIEN: Vous avez bien du mérite, mais vous n’êtes pas inscrite. Et votre père vous déshérite.
ROSANNE: Q’importe. Laissez-moi lui parler.
GARDIEN: Ma patience s’effrite, vous serez éconduite si vous ne prenez pas la fuite.
ROSANNE: J’ai tout de même le droit de voir mon procréateur!
GARDIEN: Il a quitté le gîte, ce n’est pas un mythe. Il souffrait d’une pancréatite, et d’une phlébite.
ROSANNE: Il est à l’hôpital? C’est loin? Dites-moi au moins dans quelle direction c’est!
GARDIEN: Pour partir à sa poursuite, filez vite, comme un météorite, vous le retrouverez chez les Moscovites.
ROSANNE: Gros parasite! Allez bouffer des marguerites!
Une route de campagne qui se transforme en plaine enneigée, une femme à bicyclette puis à pied, un bordel, une tenancière, trois voitures.
TENANCIÈRE: Halte-là! Vous n’avez ni la mine ni le portefeuille de la clientèle. À moins que vous ne soyez une future enchaînée, mais habituellement on nous les apporte empaquetées.
ROSANNE: Je gèle et je cherche l’hôpital, je cherche mon père.
TENANCIÈRE: Il n’avait plus suffisamment de maladies pour rester à l’hôpital, il n’avait plus suffisamment d’argent pour rester ici. Je crois qu’il erre avec les loups. Vous feriez bien d’entrer, ma petite, vous avez besoin d’un lit chaud, d’une soupe chaude, d’un homme chaud.
ROSANNE: Où est la ville? Mon père a dû partir vers la ville.
TENANCIÈRE: Vous crèverez, par ces froids, tandis qu’ici, vous m’enrichirez, et vous vivrez quelques semaines de plus.
ROSANNE: Femme cruelle! Donnez-moi les clefs d’une de ces voitures!
TENANCIÈRE: Ça suffit, petite salope! Entre ici, et que ça saute!
ROSANNE: Je n’ai pas le temps. Je suis désolée d’avoir à vous égorger, mais j’ai déjà trop discuté. Pendant ce temps, le temps passe.
Une voiture, Rosanne file vers la ville, et plus spécifiquement, vers la mairie.
MAIRE: Bonjour ma chère, vous m’apportez du vin?
ROSANNE: Pas de chance, je cherche mon père.
MAIRE: Démarche administrative, quête sans objet, achetez votre carte du parti, votez pour ma réélection.
ROSANNE: Vous avez vu mon père?
MAIRE: Vous avez une photo? Est-il membre? Partisan de l’opposition peut-être?
ROSANNE: Je n’ai pas de photo, mais vous ne le connaissez pas?
MAIRE: Décrivez-le-moi. Car tout le monde est un peu le père de tout le monde. Même moi.
ROSANNE: Je ne peux pas le décrire, je ne l’ai jamais vu.
MAIRE: Tant mieux. Satisfaites-vous du premier venu. Ou cherchez autre chose.
ROSANNE: Après tous ces efforts, que pourrais-je chercher d’autre? Un père, ça se cherche bien. Quand ça se trouve, évidemment.
MAIRE: Ça ne se trouve pas toujours, heureusement. Car on ne sait jamais quoi en faire. Cherchez une mère, une soeur, un oncle, une cousine, une tante, un frère, des enfants, des petits-enfants, vous avez le choix!
ROSANNE: Un chien, un chat.
MAIRE: Un moloch hérissé, un poisson-chauve-souris.
ROSANNE: Une rose, une tulipe.
MAIRE: Une scutellaire à casque, un rafflesia keithii.
ROSANNE: Une opale, une émeraude.
MAIRE: Une chalcopyrite, un jaspe kambaba.
ROSANNE: Un grain de sable noir.
MAIRE: Un grain de sable rose.
ROSANNE: Je vais me reposer un peu, je déciderai demain matin.
MAIRE: Bonne nuit. Mais n’oubliez pas de voter pour moi.
Une voiture dans le stationnement d’une galerie marchande, une femme qui dort sur la banquette arrière, des ombres qui dansent au loin.