Joyeux anniversaire!

Je suis assis sur mon lit, les pieds par terre. Il est vingt-trois heures trente, la fatigue m’engourdit les membres, je lutte pour garder mes paupières ouvertes, entre-ouvertes. Ne pas dormir. À minuit, j’aurai cent ans. Un siècle. Je veux vivre cela. Si je capitulais et que je m’abîmais dans le sommeil, ça pourrait m’échapper. À mon âge, il n’est pas rare que l’on meure entre deux ronflements.

J’ai pensé mourir si souvent. À seize ans, j’ai vu que les belles années m’avaient échappé, que le faste, le plaisir et la légèreté ne m’avaient pas attendu. Ils avaient tout gardé pour eux, tout avalé. Les vieux. Que nous restait-il? La haine. La menace. Je savais bien qu’ils recommenceraient, qu’ils la couvaient, la guerre, malgré leurs poignées de main, leurs sourires, leurs paroles. Je ne donnais pas cher de ma peau. Je finirais comme papa, une balle, deux balles, trois balles. Incognito. Moi je ne laisserais pas de fils orphelin dans le fossé.

J’ai pris une balle, une seule, au bras gauche. J’ai survécu, maigre et laid, mais à vingt-cinq ans j’avais la vie devant moi. Toute une vie. Colporteur traînant les dix volumes d’une encyclopédie produite en vitesse qui n’avait de remarquable que la couverture, pur cuir, chasseur d’hôtel, serveur de restaurant, et finalement, après trois ans de cours par correspondance, bibliothécaire.

C’est là que je me suis laissé aller à la reproduction. Mariage, finis les folies. Deux enfants, où sont-ils sur cette planète? Je le savais encore cet après-midi. Je l’ai écrit dans mon carnet. Il est trop loin, pas la force de me lever. J’ai tous les noms. Les petits-enfants, les petits-petits-enfants. Vraiment petits ceux-là. Je me souviens d’eux, tous. Surtout quand je relis leurs noms dans mon carnet.

Dans ma famille, les hommes qui ne sont pas morts à la guerre n’ont pas duré plus de soixante ans. Date de péremption. À la fin de la cinquantaine, je me suis préparé. J’ai brûlé tous mes journaux personnels, j’ai donné tous mes livres, j’ai voyagé. Seul. Ma femme n’aimait pas les voyages, ne m’aimait plus depuis longtemps. J’ai acheté mon cercueil, en érable avec une teinture bleue et un vernis éclatant. J’ai choisi un beau terrain au cimetière, à l’ombre d’un chêne, mais quand même assez près de la rue pour que mon cadavre puisse baigner pour des années encore dans le brouhaha bien vivant de la ville.

J’ai survécu. Pas de maladie, pas d’accident, rien. J’ai quand même gardé le cercueil. Aujourd’hui, il est démodé, mais qu’importe, moi aussi je le suis. Quand ma femme est morte, j’ai bien pensé l’y coucher, mais ça l’aurait horripilé. Je l’ai enterrée dans un autre cimetière, à l’autre bout de la ville, près du vieux quartier où elle est née. À ma mort, mon cadavre reposera loin du sien, de ce qui en restera, parce qu’après trente ans, que reste-t-il?

Dans cinq minutes, j’aurai cent ans. J’y pense depuis dix ans, sans trop y croire, sans vraiment l’espérer. Ce soir, ça m’étourdit. Si je me lève demain matin, et je me lèverai, vraisemblablement, puisque je ne meurs jamais, si je me lève je penserai à quoi, à mes cent dix ans? 

Pour ma descendance, ma mort n’est qu’une formalité bureaucratique, un événement qui confirmera une extinction amorcée depuis belle lurette. Tous mes amis sont morts, depuis longtemps, et mes frères, et ma soeur, et mon chat.

Demain, j’ouvrirai ce cadeau que j’ai reçu pour mes cent ans. À minuit, je serai bien trop vaseux pour l’ouvrir. Ce n’est pas comme si j’ignorais ce que c’est, puisque je l’ai acheté moi-même, pour moi-même. Un cadeau comme je m’en fais chaque année depuis que ma descendance s’affaire à peupler d’autres régions du globe. Ce sont les œuvres complètes de Saint-Simon en huit volumes dans la collection La Pléiade. Beau cadeau, et j’espère bien avoir le temps de tout lire.

Minuit. Enfin! J’ai cent ans! Joyeux anniversaire Marcel!

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