Madame Gendron, l’enseignante, nous a expliqué qu’ils gardaient une pierre très très précieuse dans la forteresse municipale. Cette pierre, fabriquée par des philosophes venus d’Uranus, peut guérir toutes les maladies, et elle peut créer de la richesse et de l’amour là où il n’y en a pas.
Le gros Bastien a sifflé, du fond de la classe où il fait souvent des bêtises. Il a lancé comme ça que ce n’était pas vrai, que c’était un conte pour endormir les enfants. Tout le monde s’est mis à crier, c’est un conte! c’est un conte!, mais madame Gendron a levé la main, juste la paume de sa main. Elle avait son air sérieux qu’elle prend pour nous distribuer ses tests de géométrie.
Son attitude nous a tellement intrigués, que nous avons cessé de crier bien avant qu’elle ne nous menace d’un séjour chez la directrice. Clairement, madame Gendron n’entendait pas à rire. Pourtant, je me disais, et je suis certain que les autres aussi se disaient la même chose, cette histoire de pierre très très précieuse sonnait comme ce qu’on raconte aux petits enfants. Si c’était vrai, toute cette magie, il y a longtemps qu’on l’aurait utilisée pour guérir nos grands-parents, le père de la belle Dubois, la mère des jumeaux Lacroix, et même mes parents, qui m’ont laissé pauvre et orphelin, avec de bien trop grands yeux. Les autres m’appellent grenouille.
Quand nous nous sommes tus, madame Gendron nous a dit d’attendre à nos places, sagement. Elle nous a promis une révélation. Nous hésitions entre l’hilarité et la curiosité. Sans nous concerter, nous avons opté pour la curiosité, nous nous sommes tenus cois.
À son retour, madame Gendron portait un vieux livre aux pages jaunies. C’était une très vieille reproduction d’un livre encore plus vieux, écrit par le prince qui régnait sur le pays bien avant les ministres et les députés. Nous nous sommes rassemblées autour d’elle, et elle a tourné les pages avec une extrême délicatesse, pour ne pas les déchirer. À la page trois cent deux, il y avait un paragraphe qui décrivait l’arrivée de visiteurs de U, poursuivis par des barbares qui voulaient piller le plus précieux des trésors qui soit. Le bon prince a accueilli ces visiteurs, et il a caché le trésor au cœur de sa forteresse, là où personne ne pouvait pénétrer.
Alors madame Gendron nous a expliqué que l’histoire de la pierre très très précieuse fabriquée par des philosophes uranusiens était inspirée de ce passage dans le livre de nos origines municipales. Dans les premiers temps, les gens ont inventé toutes sortes de mythes autour de ce fameux trésor, et la pierre très très précieuse n’est qu’un de ces mythes. Nous n’avons jamais pu en avoir le cœur net, parce que les descendants du prince ont toujours refusé l’accès du peuple à leur forteresse, même si depuis plus de cent ans plus personne n’y habite.
Si j’ai rigolé avec les autres, je ne m’en suis pas moins juré de tirer la chose au clair. Je trouverais le moyen de pénétrer dans la forteresse et de me rendre jusqu’au trésor, peu importe ce qu’il m’en coûtera.
Cinquante dollars. C’est l’amende qu’on m’a imposée quand j’ai tenté de lancer une corde avec un crochet sur le créneau d’un des remparts. C’est ridicule cette amende: je n’aurais jamais eu la force de lancer le crochet là-haut, je m’en suis rendu compte à la première tentative. Les services sociaux m’ont assigné à résidence dans le foyer communal où je vivais.
Je n’ai pas abandonné. Dans les mois suivants, j’ai fabriqué une échelle qui m’aurait permis de monter et de redescendre en toute sécurité. Comme je n’avais pas vraiment d’amis, dans notre ville on se tient loin des orphelins et même les orphelins se tiennent loin des orphelins, je ne craignais pas que quelqu’un ne révèle mon secret. Sauf que je n’ai jamais été capable de transporter cette échelle, que je cachais dans les bois. Trop lourde, et sans doute m’aurait-on découvert.
À dix-huit ans, on m’a fait comprendre que je devais quitter le foyer. Tant pis, je m’y étais habitué. Grand roulement de personnel, mais stabilité étonnante du menu à la cafétéria.
Par paresse, je me suis enrôlé dans l’armée. Je n’avais pas envie d’étudier, de lire des tonnes de livres, de passer des soirées à griffonner des mots et des chiffres vains. Après deux jours, je me suis rendu compte que c’était pas mal difficile, l’armée. Mais tant pis, par désoeuvrement, j’ai décidé de rester. Et le menu invariable à la cafétéria me plaisait bien.
Comme le camp militaire n’était qu’à deux kilomètres de la municipalité, de l’autre côté du bois, j’y venais flâner souvent. Je marchais au pied de la forteresse, et chaque fois j’élaborais les plans les plus originaux pour y pénétrer. Il a été question de montgolfière, de parachute, d’hélicoptère et même de catapulte. Ces idées s’effaçaient aussi vite qu’elles surgissaient. Je saluais les anciens camarades de classe, qui hochaient la tête de loin, avant de disparaître, je m’approchais des femmes, mais la plupart n’aimaient pas mon odeur militaire, et les autres se moquaient de mes yeux de grenouille.
J’ai assisté à de nombreux mariages, sur la base. Je les observais de loin, bien ancré au sommet du mur d’escalade. Il y en a eu de belles fêtes! Et les robes! J’en rêvais, j’essayais de déterminer laquelle je voudrais voir porter à ma femme, quand ce serait mon tour. Je les aimais toutes, ces robes.
Après bien des années, on a fait de moi, sans que j’y sois vraiment pour quelque chose, un conducteur de blindé. Métier à haut risque, en situation de guerre. Mais qui s’inquiéterait?
Quand mes premiers cheveux gris sont apparus, je me suis dit que je ne la verrais jamais, la guerre. Il ne me restait que la mienne, ma toute petite guerre.
Alors ce matin là, en quittant la maison, j’ai embrassé ma femme imaginaire en lui disant de ne pas m’attendre ce soir, que je serais sans doute en retard. Et je suis parti dans mon char d’assaut, sur le chemin forestier. Personne ne m’a arrêté. On me connaissait, on respectait mon grade, on me saluait.
Parvenu face à la forteresse, j’ai fait une pause. Je n’ai pas hésité, il était trop tard pour ça. J’ai simplement savouré. C’était maintenant, et dans quelques minutes, ce sera après. Pour toujours.
Dès le premier obus, la brèche était énorme. J’en ai quand même tiré deux autres, pour ne pas risquer d’être ralenti. Puis j’ai pénétré sans problème jusque dans la cour. Personne. Sans réfléchir, j’ai mis pied à terre et j’ai couru vers le donjon. J’aurais pu me tourner du côté de l’ancienne demeure du prince, mais je n’avais pas le temps de penser. La police, l’armée, tout le pays serait bientôt sur mon dos.
J’ai grimpé jusqu’au dernier étage du donjon, puis je suis descendu dans les sous-sols humides. Des galeries s’ouvraient, mais la plupart s’étaient écroulées. S’il y avait une pierre très très précieuse là-dedans, il me faudrait une vie pour la trouver!
Des ordres hurlés me sont parvenus de là-haut. On me cherchait, on me capturerait avant que je ne mette la main sur le moindre objet de valeur. J’ai pressé le pas, je fonçais dans une galerie, puis dans une autre, éperdu. Et je riais aux éclats, comme jamais je n’avais ri. La folie de cette quête m’excitait et je la goûtais comme une délivrance.
À force de courir, j’ai glissé sur un pavé humide, et mon front a heurté une poutre de soutènement. C’est là qu’on m’a retrouvé, un sourire béat aux lèvres, trempé de la tête aux pieds.
Il a été question de cour martiale, mais les médecins ont jugé que j’avais agi sous l’emprise de troubles mentaux sévères. On a fini par me libérer et j’ai découvert, dehors, que mon histoire avait fait de moi un phénomène. Ma photographie était partout, et rapidement la rumeur publique s’est mise à raconter que mes yeux de grenouille étaient ceux du seul être vivant à avoir vu la pierre très très précieuse. S’ils étaient si grands, c’est qu’ils avaient vu l’immensité.
Ça sentait le mythe en gestation. On m’a interrogé au téléjournal, dans les journaux, les magazines, dans tous les podcasts et les webinaires possibles. Soudain, j’étais riche, recherché, craint et vénéré.
Quand je l’ai rencontrée, elle me fuyait. Elle m’a avoué qu’elle ne croyait rien de toutes ces histoires sur la pierre très très précieuse, des contes pour endormir les enfants. J’ai reconnu qu’elle avait raison, que je n’y croyais pas non plus, que je n’y avais jamais cru, que je n’avais pas défoncé les remparts pour la trouver, vraiment, cette foutue pierre.
Nous nous sommes mariés le jour de son soixante et unième anniversaire. Elle était un peu plus jeune que moi, mais plus sage peut-être.