Souvent, je tente d’oublier mes parents. Maman est morte au solstice du printemps, il y a sept ans. Papa est mort comme tout le monde, le 31 janvier, jour de fête nationale de la République de Nauru. Hier. Je ne me souviens plus de quoi il est mort. D’un peu tout, sans doute. Faudrait que je vérifie.
J’hérite de tout, une villa vide, glaciale. Fauché de nature, papa a vendu tout ce qui pouvait se vendre, meubles, argenterie, appareils électroniques, électroménagers, et tout ce qui se pend aux murs, et tout ce qui se pend au plafond. Et surtout mon ordi, mon téléphone, mes Harry Potter, ma bicyclette, mes patins, mon chien. L’ordure. J’irai le voir, et je le lui dirai de vive voix, tu es une ordure.
J’ai pu conserver mon matelas, ma douillette, mon oreiller. J’ai retrouvé, au fond de la chambre froide dans le sous-sol, des outils. Tournevis, marteau, pinces, scies, perceuse. Cachés derrière un panneau de vieilles planches. L’hypocrite, il me jurait qu’il ne lui restait plus rien. Des outils, lui que je n’ai jamais vu travailler de ses mains!
Maintenant que j’ai le temps, et surtout que personne ne peut m’en empêcher, j’ai fouillé chaque pièce, du sous-sol au grenier. Que de surprises! Déceptions aussi. J’espérais que le fourbe ait dissimulé des liasses de dollars sous le parquet ou dans un mur creux. Rien. Pas un rond. Pas même un chat. Il était vraiment fauché, au moins là-dessus, il n’a pas menti.
Par contre, j’ai découvert une pièce dont j’ignorais l’existence. Une pièce au complet! Entièrement couverte d’étagères remplies de livres. Que ça, des livres.
Au premier étage, il y a quatre chambres à coucher. À droite du couloir, en haut de l’escalier, il y a celle de mes parents, celle de ma sœur Amélie, qui s’est enfuie à Hô Chi Minh-Ville deux semaines avant sa majorité, et celle des invités, que j’ai toujours connue vide, même au temps où nous avions encore des meubles. À gauche, il y a l’étude de papa, la chambre de la grand-mère paternelle, qui a toujours senti la mort même avant qu’elle ne meure, et tout au fond, ma chambre. Trois chambres d’un côté, trois de l’autre, le compte y est, je ne me suis jamais douté de rien. Mais entre l’étude de papa et la chambre de sa mère, il y a un espace vide de trois mètres par dix. Et là-dedans, du sol au plafond, ces étagères remplies de livres. Des milliers de livres de tous les pays, de tous les siècles, de tous les auteurs. Des éditions originales, des éditions autographiées, des éditions de luxe, cuir, or, il y avait là une petite fortune. L’ordure. Vendre mes Harry Potter, ma bicyclette et mon téléphone sans penser à se défaire d’un seul de ses livres! Le sans cœur, s’il n’était pas mort, il mériterait de trépasser dans la seconde.
Pourtant, à son âge, à quoi lui servaient tous ces livres. Il n’aurait pas eu le temps de les relire, ce n’étaient plus que des fantômes tout aussi inutiles que la poussière qui s’accumulait sur leurs tranches. Égoïste! Papa, tu étais une ordure égoïste.
J’aime bien me fâcher, de temps en temps. Ça détend. J’ai foutu par terre de pleines rangées de livres, j’ai fait voler Molière et Borges, Hemingway et la Divine comédie! Et je me suis endormi, las, sur le tas de bouquins désarticulés.
À mon réveil, j’ai eu une idée. J’ai couru chercher la perceuse, et avec la plus large des mèches, je me suis mis à percer des livres, surtout les plus beaux. Un trou béant de deux centimètres en plein milieu! En voilà une façon nouvelle d’aborder la littérature! Je perçais, je perçais, et la poussière de papier voltigeait dans un nuage autour de moi, et j’avais l’impression de respirer le souffle sec d’écrivains ulcérés. L’image de papa vénérant ces livres me revenait constamment devant les yeux, et plus elle revenait, plus je perçais. J’assassinais sa dévotion.
Dans le jardin, j’ai trouvé une branche de pin dont j’ai fait un long pieu. J’en ai transpercé chacun des livres que j’avais troués, pour en faire une longue brochette de légumes sans vie. Quel résultat! J’avais empalé la littérature de papa!
Ce sera ça de gagné. Si papa n’était pas mort, quelle tête il ferait! Faudrait d’ailleurs que j’aille vérifier s’il est bien mort. Peut-être l’ai-je tué? En tout cas, je ne l’ai pas empalé comme ses livres, il était beaucoup trop lourd, et je suis si chétif.