Quand j’ai acheté la maison, j’aurais dû visiter toutes les pièces. J’avais hâte d’emménager, et c’est tellement grand. Immense. Le rez-de-chaussée m’a semblé parfait, toutes les chambres où je suis entré, puis il y a eu ce coup de fil, j’ai eu à me rendre d’urgence chez un fournisseur qui refusait de livrer l’équipement dont nous avions absolument besoin. La folie, comme d’habitude. Pas eu le temps de revenir pour visiter les quelques chambres où je n’avais pas pointé le bout du nez. J’ai acheté, payé, emménagé.
Cela a pris plus d’un mois avant que je ne le découvre. Un homme, mal habillé, pas lavé, impoli, qui vivait dans une des chambres! Chez moi! Je lui ai montré la porte, il a refusé de partir. Je l’ai pris par le collet, l’ai tiré jusque dans la rue. Bon débarras!
Eh bien non. L’énergumène a couru se plaindre à la police et à l’assistance publique. Les fonctionnaires se sont mis à remplir leurs formulaires, et moins d’une semaine plus tard, ils se présentaient chez moi avec l’intrus, encadrés de deux policiers. On m’obligeait à reprendre, chez moi, le pouilleux que j’avais évincé.
J’ai convoqué mon avocat, qui a revu tous les formulaires sur le pas de ma porte. Il m’a rassuré en me confirmant que j’avais le droit de loger sous mon toit qui je voulais. La loi est claire, limpide, m’a-t-il dit. Par contre, la façon dont les fonctionnaires avaient coché leurs cases les amenait à une autre conclusion. Inutile, m’a précisé l’avocat, d’argumenter avec eux. Ils ne sont pas payés pour penser, ni en mesure de le faire. Dans l’immédiat, je devais donc me soumettre à l’ordre émis. Évidemment, je gagnerais ma cause devant un juge d’une Cour supérieure, mais pour en arriver là, il faudrait que je subisse le long calvaire du tribunal administratif, de l’appel, de la Cour de basse instance, d’un nouvel appel, sans compter les innombrables motions que s’amuseraient à déposer les avocats du gouvernement, ils sont payés pour le faire et ils tiennent à leurs salaires bonus avantages sociaux pots de vin, ce qui pourrait prendre, au mieux un an et demi, au pire, une dizaine d’années.
Nous avons entamé les recours, mais entre-temps, j’ai mis la maison en vente. Il y a eu de nombreux acheteurs intéressés, mais tous, qui ont pris la peine de visiter l’ensemble des pièces, ont exigé que l’intrus soit d’abord expulsé. Devant l’ordre bureaucratique qui le protégeait, tous ont tourné les talons. J’ai donc accepté de vendre à perte, mais sans plus de succès.
Il a donc fallu vivre avec l’énergumène. J’ai mis des verrous à toutes les portes, sauf à celle de sa chambre, mais les fonctionnaires me les ont fait enlever. Il a bien fallu m’en accommoder.
Il pouvait se passer des jours, voire des semaines sans que je ne le voie. Je ne l’oubliais pas, mais son absence me permettait de respirer. Puis il apparaissait au milieu d’un repas où j’avais convié des amis, il surgissait dans ma salle de travail quand j’étais concentré sur un projet, il traversait la cuisine en pétant.
Puis ça s’est aggravé. J’avais des aventures, parfois plus d’une en même temps. Un soir, j’étais avec une femme au salon, nous buvions, nous rions, et il est apparu, efflanqué, immonde. La femme a crié, j’ai tenté de la rassurer, j’ai sommé l’olibrius de nous laisser, de ne pas violer ma vie privée. Il a ri, il s’est mis à raconter mes aventures des derniers mois, avec les noms des femmes, la couleur de leurs cheveux, de leurs sous-vêtements, même les paroles que j’avais prononcées et qui finissaient, on s’en doute, par se recouper un peu. J’étais d’ailleurs, justement, en train d’en répéter quelques-unes.
Horrifiée par l’intrus, outrée par ses propos, la femme s’est enfuie sans même un au revoir. J’ai traité l’odorant personnage de tous les noms, et il s’en est fallu de peu que je ne le frappe. Avant que je n’aie terminé de le rabrouer, il avait disparu sans que je ne m’en rende compte.
D’ailleurs, cela commençait à m’étonner grandement. Il arrivait souvent au mauvais moment, lorsque j’accueillais des gens, mais jamais je ne l’entendais arriver. C’était comme s’il apparaissait et disparaissait, tout simplement. Un fantôme.
Au début, je croyais qu’il se nourrissait en puisant dans mes réserves. J’ai donc tout calculé avec précision, j’ai pris des notes, des photos. Mais force a bien été de constater qu’il ne touchait jamais à rien. Où trouvait-il sa subsistance? Je ne le voyais jamais sortir de la maison, et il n’y avait rien dans sa chambre qui lui aurait permis de conserver de la nourriture, ou même d’en préparer.
Après l’expérience désastreuse avec cette femme effrayée par mon sale diable, j’ai pris des précautions. Je parlais bas, pour ne pas attirer son attention, et parfois je déplaçais un meuble devant la porte, pour l’empêcher d’entrer. Outre que cela avait pour effet d’inquiéter la dame, ça n’arrêtait jamais mon diable. Il surgissait à tous les coups, avec toujours le même résultat: cris et fuite de ma conquête.
C’était devenu invivable, ça devait cesser. Pour me débarrasser de lui, c’est simple, je devais me débarrasser de la maison. Puisque je ne pouvais la vendre, je la brûlerais.
C’était une vieille maison, les causes d’un incendie accidentel abondaient. Troubles électriques, fuite de gaz, foyer désuet, j’avais le choix. Idéalement, une destruction totale était préférable, mais une destruction partielle ferait aussi l’affaire, pourvu que la maison devînt inhabitable.
J’ai opté pour un trouble électrique dans le sous-sol. Il y avait tout un fouillis de vieux fils. J’ai empilé des vieux journaux, des cartons, de vieilles planches, bref, j’ai préparé le bûcher idéal qui s’embraserait en moins de deux. J’ai dénudé quelques fils, légèrement pour qu’on ne voie pas le travail, et j’ai provoqué des étincelles. Il m’a fallu une bonne centaine d’essais avant d’enflammer un bout de papier. Quand la flamme a grimpé, je suis monté à l’étage.
J’ai frappé à sa porte. Je voulais le chasser, certes, mais pas le griller. Il n’était pas là. J’ai eu beau courir d’une pièce à l’autre, impossible de le trouver. Rassuré, j’ai attendu que la fumée monte jusque dans ma chambre pour appeler les secours. J’ai failli me faire prendre à mon jeu, et me retrouver prisonnier des flammes. En quittant ma chambre, j’ai vu sa silhouette dans le corridor. Immense, immobile, qui me dévisageait d’un regard méchant. Je lui ai crié de se sauver, qu’il y avait le feu, et j’ai dévalé l’escalier. Quand je suis sorti, je toussais, je crachais, j’avais même le bas de mon pantalon en feu. C’était convaincant pour les badauds, et pour les pompiers ensuite, qui ont mis une bonne quinzaine de minutes à trouver la maison.
L’homme était resté là-dedans, alors qu’il aurait facilement pu s’en tirer. J’étais certain de ne pas l’avoir vu sortir, et tous ceux à qui j’ai posé la question m’ont assuré n’avoir vu personne d’autre que moi sortir de la maison.
Le lendemain, la maison n’était plus qu’un tas de bois calciné et de cendres. Cause officielle de l’incendie: défectuosité électrique. Les secouristes ont remué les cendres, à la recherche de l’homme, mais en vain. J’ai eu beau insister, ils étaient catégoriques. Personne n’a péri dans l’incendie.
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