Les goélettes du XVIIIe siècle

Dans ce village, cela est une curiosité locale qui a fait couler beaucoup d’encre à l’extérieur du village, le boulanger joue le rôle de conciliateur familial, social et commercial. Ce jeudi matin, neuf heures trente deux, il se rend donc chez le richissime actionnaire Dudreuil, amateur de modèles réduits de goélettes de pêche construites entre 1759 et 1763 et ancrées à Paimpol. La valeur de l’un de ses spécimens dépasserait celle d’une Ford Gyron.

Bonjour Monsieur Dudreuil, il y a que nous avons constaté une chose qui se constate facilement puisqu’elle s’étale au grand jour dans notre petit village où tout se voit rien ne se perd et tout se doit, quand il le faut, faut s’entendre, et si vous m’entendez vous entendrez par ma voix celle de nos fiers villageois, fiers de leur village mais des moeurs de celui-ci par-dessus tout, entre autres et pas seulement évidemment parce qu’elles comportent un sens de la mesure et un équilibre entre la vie et le trépas que collectivement nous nous efforçons de supputer grâce à un nez planté dans l’au-devant de soi si bien que nous est venu à la constatation que l’une de nos villageoises souffrait d’une carence magistrale qui lui peint des couleurs livides sur les bras et le visage sans compter la maigreur constatée par les constateurs sur les membres publiquement exposés de la jeune personne ce qui a poussé nos penseurs à penser qu’elle s’inscrirait bientôt dans le club de la Misère noire qui compte plusieurs membres dont on sait peu de choses vu leur habileté à se fondre dans la nature dans et à l’extérieur de notre village et c’est pourquoi, afin d’éviter que cette jeune personne ne finisse elle aussi par fondre, comme ses comparses, que me voici dans l’obligation de vous partager ces quelques constatations puisque vous déciderez peut-être de surseoir à ce qui apparaît comme une inéluctable condamnation, pauvre petite disent nos concitoyens sensibles à ce type de condition sans toutefois vous accuser ou accuser qui que ce soit parce qu’il est admis généralement au sein de notre collectivité villageoise que vous n’y avez assurément pas pensé étant entendu que votre pensée vaque à d’autres pensées auxquelles nous pensons peu, nous dans les autres maisons qui forment notre si charmant ensemble et c’est justement pour entreprendre un effort visant à stimuler un mouvement rectificatif de votre part que me voici devant vous aujourd’hui puisqu’il s’agit de votre fille, monsieur Dudreuil.

Le boulanger ignore si Dudreuil a compris ce qu’il lui a étalé en multiples circonvolutions, mais dans son rapport aux penseurs du village, il a indiqué que l’homme était peut-être trop absorbé par une voile aurique pour lui avoir prêté l’attention qu’il espérait en recevoir. Un des penseurs a qualifié la situation d’incongrue, un autre d’absurde. Le boulanger ne l’a pas qualifiée, parce qu’il n’en avait pas le temps, il avait son pain à cuire. Les penseurs ont pensé que le boulanger devrait se rendre à nouveau chez le riche actionnaire, si jamais à la misère succédait la mort.

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Au naturel

La commis convulsée des communications fait irruption dans le bureau du maire sans prévenir, comme une furie qui descendrait au paradis.

COMMIS: Monsieur le maire! Monsieur le maire! C’est la crise! Le cataclysme! La catastrophe!

Le maire, assis sur les cuisses du propriétaire des usines A, B et D, lève des yeux mous vers sa commis échevelée par moults convulsions.

MAIRE: Ma chère… Pourquoi ne reviendriez-vous pas la semaine prochaine?

COMMIS: C’est impossible! Ils sont tous là! Tous, je vous dis!

Énervé par cette interruption, le propriétaire des usines A, B et D pousse le maire, qui se retrouve cul sur le parquet, et quitte le bureau en maugréant.

COMMIS: Tous! Tous! Et même plus!

MAIRE: Mais qui, tous?

COMMIS: Eux! Monsieur le maire! Eux!

MAIRE: Calmez-vous, ma  chère, joignez-vous à moi, sur le parquet. Il est frais. on y est mieux qu’il ne semble.

La commis convulsée aux communications relève sa jupe, et s’assied par terre, avec une ridicule maladresse.

MAIRE: Reprenons. Tous, qui sont eux, sont là. En définitive, si ce sont eux, ils ne sont pas tous là.

COMMIS: Pas encore! Pas encore! Mais ils sentent le malheur comme les mouches les cadavres!

MAIRE: Ils ont du flair.

COMMIS: Un odorat d’urubu.

MAIRE: De ouistiti.

COMMIS: De tortues à carapace molle de Chine.

MAIRE: D’éléphants.

COMMIS: De dactylères du cap.

MAIRE: De vaches. Vous vous y connaissez, chère commis.

COMMIS: Un petit tiroir de souvenirs inutiles parmi d’autres.

MAIRE: Alors, eux, vos urubus, que veulent-ils?

COMMIS: Ils veulent tout savoir! Pourquoi! Comment! Quand! Où! Et même quoi!

MAIRE: Même quoi! Mais pourquoi?

COMMIS: Pour colporter. Pour faire du fric en colportant.

MAIRE: Laissez-moi deviner. Ce sont des jour-na-lis-tes! Journalistes! Journana! Journana! Listes!

COMMIS: Voilà! D’où l’urgence.

MAIRE: Pourtant, il n’y a pas eu d’ouragan, pas d’inondation depuis des mois, pas de tornade, pas de tremblement de terre, pas de virus, rien.

COMMIS: La catastrophe n’a pas encore été identifiée, mais les effets sont bien réels. Effets catastrophiques, pour tout dire.

MAIRE: Mais dites tout!

COMMIS: Ce matin, on a dénombré cent cinquante-deux personnes à la rue, quarante-neuf enfants qui n’ont pas mangé à leur faim, deux cent quatorze qui n’ont rien à se mettre sur le dos, soixante-deux qui n’ont plus leurs médicaments, ça n’en finit plus!

MAIRE: Mais la cause! Quelle est la cause?

COMMIS: Nous ne le savons pas, mais les journalistes commencent à accuser la mairie!

MAIRE: Nous accuser! Comme si nous faisions des typhons!

COMMIS: Ce typhon-là, peut-être.

MAIRE: Il faut parler aux journalistes! Leur dire que le tord est ailleurs. Ailleurs!

COMMIS: Voilà. Allons-y!

MAIRE: Ils sont nombreux?

COMMIS: Vous pensez bien, quarante-neuf enfants qui n’ont pas mangé à leur faim, ils sont tous là. Ouvrez votre ordinateur, consultez votre téléphone, allumez votre téléviseur. Ils diffusent tous en continu depuis une heure dix-sept minutes!

MAIRE: Appelez le Point Rouge, suggérez-leur de distribuer des gâteaux, des biscuits, n’importe quoi. Appelez mon coiffeur! Mon tailleur! Mon masseur! Mon rédacteur! Je veux être prêt! Tout fin. Tout fin prêt!

COMMIS: Monsieur le Maire, je crains que l’urgence ne soit urgente. Apparaissez au naturel, on ne vous en aimera que davantage.

MAIRE: D’accord, allons-y! Vous m’expliquerez tout ça en chemin.

COMMIS: Quoi donc?

MAIRE: Mon naturel, ma chère. Où avez-vous la tête? Ces événements vous bouleversent. Remarquez, je vous comprends. Je vous comprends. Allons-y!

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Cadavres et vaches

Des maçons ont édifié un mur autour de l’Assemblée nationale, pour empêcher les originaux de venir mourir sous les fenêtres. Les odeurs dérangent. Des hordes d’affamés se traînent le long de ce mur dernier cri, décoré de barbelés multicolores. C’est gai.

La fille de la présidente zigzague parmi les cadavres et les crève-la-faim, ahurie, éperdue. Elle hurle, elle pleure, chancelle. Seule. Parce que pas un miséreux ne lui prête la moindre attention, à cause de la mort ou de la disette.

À bout de souffle, la fille de la présidente se présente à la guérite, montre son laissez-passer obtenu il y a longtemps grâce à maman, mais jamais utilisé faute d’intérêt pour les métiers de la scène. La lourde porte de fer niellée d’arabesques infinies supposées représenter la douceur et la portée du pouvoir, s’ouvre et se referme aussitôt derrière elle. Dans la fosse, entre le mur et le bâtiment de l’Assemblée nationale, nul smilodon, sarcosuchus ou tyrannosaure, pas même de doberman, de rottweiler ou de pitbull démagogue.

Dès son entrée dans le hall, un commissionnaire guide la fille de la présidente vers un guichet où, malgré maman, elle doit répondre au questionnaire obligatoire, long et indiscret. Âge, lieu de naissance, nombre de pièce dans la maison, nombre de partenaires, premier livre lu, dernier livre lu, profession, cylindrée de la voiture, marque du dérailleur sur la bicyclette, sujet du dernier rêve, poids du voisin d’à côté, couleur du rideau de douche, motif de la visite.

La fille de la présidente explique que jamais elle ne serait entrée en ces lieux théâtraux et honnis, n’eût été morbides constatations auxquelles elle s’est adonnée à l’extérieur des murs. Les gens ont faim, souligne-t-elle, certains en meurent, précise-t-elle. Le commis note tout, et à chaque fois qu’il tape sur son clavier, une note monte de son ordinateur. Musique moderne, démocratique.

Quelques secondes après avoir terminé de remplir le formulaire, le commis attend, le regard fixé sur l’écran. Il fait signe d’attendre. Soudain, quelque chose apparaît, il lit à voix haute une réponse adressée à la visiteuse. Remerciements, bienvenue, félicitations pour le choix de ce dérailleur, qualité indéniable, et pour ce qui est des pauvres gens, l’appareil étatique en son entier veille au grain nuit et jour, priorité des priorités, pas d’inquiétude, bon retour chez vous.

La fille de la présidente brandit son laissez-passer présidentiel, et exige de parler à la personne responsable du dossier. Le commis soupire, saisit un carton jaune, le remet au commissionnaire qui invite la fille de la présidente à le suivre. Le hall débouche sur un long corridor où se bousculent des gens attachés à toutes sortes de ministres, parmi lesquels il faut se faufiler pour atteindre, sur la gauche, le corridor lilas, celui que seuls les camelots gouvernementaux empruntent. Là-dedans, c’est le chaos le plus total, du moins pour des yeux novices. Le commissionnaire, qui s’y connaît, nage parmi ces mollusques avec une aisance empruntée, certes, mais tout de même admirable. Sueur au front, il pousse enfin la porte du camelot désigné, vraisemblablement, par le carton jaune.

Sans même laisser le temps à la fille de la présidente de préciser sa requête, le camelot bondit sur ses pieds, tout sourire, et débite sur un air chantant une réplique où il est question d’un problème de vaccins pour les vaches laitières, un problème sérieux que monsieur le ministre a placé au sommet de sa liste des priorités, qu’il compte d’ailleurs aborder avec ses partenaires dès la semaine prochaine, avec la ferme intention de mettre sur pied un comité consultatif et rébarbatif qui veillera au bon grain dans l’étable. La fille de la présidente hoche la tête, tape des mains, l’interrompt comme elle peut, pour lui indiquer qu’elle ne vient pas pour les vaches, mais plutôt pour les cadavres qui s’empilent à l’extérieur. Nullement décontenancé, le camelot avoue qu’il a interchangé deux des cinq thèmes sur lesquels il a écrit dans la dernière heure. Bien sûr, les cadavres, madame la ministre en a fait sa priorité prioritaire, et vous pouvez lui écrire elle en sera ravie, elle vous expliquera qu’une stratégie quinquennale sera présentée dès que le plan d’intervention interministériel sera complété, ce qui ne devrait pas tarder.

Insatisfaite des réponses du camelot, la fille de la présidente réclame une rencontre avec les gens qui travaillent concrètement sur le dossier. Le camelot, déjà plongé dans la rédaction d’un autre communiqué, tend un carton orange au commissionnaire, qui tourne les talons et entraîne la fille de la présidente dans son sillage.

Quelques pas à peine dans le corridor lilas les emmènent à une cage d’escalier. Ils descendent longtemps, sans rencontrer qui que ce soit. Peu à peu, le silence s’installe. Puis, comme si la vie renaissait, un nouveau bruit de voix claires, presque cristallines, monte, progressivement, à mesure qu’ils descendent. Quelques another one bites the dust, sur l’air d’une vieille chanson populaire, leur parviennent.

Ils aboutissent dans une grande salle circulaire, où des robots à peine habillés s’agitent face à trois rangées d’écrans qui couvrent tous les murs. La fille de la présidente a un mouvement de recul, mais le commissionnaire la rassure, ceux-là sont inoffensifs, ils font tout ce qu’on leur demande, jamais rien de plus. Efficaces, inlassables, joyeux.

Le commissionnaire conduit la jeune fille de la présidente jusqu’à un robot qui porte une culotte sur la tête, un tee-shirt là où habituellement on retrouverait un pantalon, et un vieux rideau sur les épaules. Un des robots, dans la salle, lance un another one bites the dust, puis, quelques minutes plus tard, un autre. Le commissionnaire introduit le carton jaune dans ce qui ressemble à une bouche, et instantanément, quelle merveille de la science tout de même, le robot se lance dans une description détaillée de ses tâches, qui consistent, ni plus ni moins, à compter les morts. Comme chacun de ses collègues autour de lui. Soudain, le robot chargé d’informer la fille de la présidente lance son propre another one bites the dust. Chaque fois qu’un famélique trépasse, c’est la coutume, c’est la programmation, le robot qui le comptabilise lance cette courte phrase, en chantant.

La fille de la présidente s’indigne, accuse la toute-puissance étatique de négliger le problème, vilipende les employés électroniques réunis dans la salle circulaire de s’enliser dans l’inaction, s’en prend même au commissionnaire, assis dans son coin, concentré sur un mot croisé. Le robot désigné agite le doigt, s’empresse de faire valoir que le décompte des morts est un travail de haute précision, qui permet de présenter des statistiques fiables, présentées sous forme de tableaux et de graphiques, avec notes détaillées, dans des documents et rapports dont l’utilité ne s’est jamais démentie depuis que l’État est État. Another one bites the dust.

Le commissionnaire annonce à la fille de la présidente qu’il la raccompagne jusqu’à la sortie. Retour par l’escalier, le corridor lilas, le corridor aux attachés, le hall. Avant de lui ouvrir la porte vers le mur, le commissionnaire, visiblement ému, observe que les gens là-dedans, vraiment, ils travaillent fort pour résoudre les problèmes de notre vaste monde.

Dès qu’elle pose à nouveau le pied parmi les cadavres, la fille de la présidente lève les poings au ciel et jure que tout va changer. Pendant qu’elle descend la rue vers sa voiture, elle n’entend pas cette autre fille, un peu plus loin le long du mur, du côté est, qui hurle que tout va changer, en levant les deux poings au ciel. Elle n’entend pas plus ce gars, là-bas, et cet autre, plus loin, et cette autre encore. Et maintenant, comment pourrait-elle entendre, maintenant qu’elle roule dans sa jolie voiture insonorisée. 

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