Deux inconnus pêchent l’achigan, debout sur un quai public. Pas un poisson n’a mordu aux appâts. L’un utilise des lombrics, l’autre une cuillère daredavil. Pour passer le temps, les inconnus finissent par se parler.
INCONNU 1: Fait peut-être trop chaud.
INCONNU 2: Ouais.
INCONNU 1: Pourtant, fait pas vraiment chaud.
INCONNU 2: Ouais.
INCONNU 1: Peut-être la lune.
INCONNU 2: La lune, ouais. Peut-être la lune.
L’inconnu 1 tend une canette de bière à l’inconnu 2, et on sent vibrer, au bout du quai, les germes d’une amitié que le dédain ichtyen nourrit. On échange quelques rires, quelques appâts, quelques secrets de pêcheurs pas trop secrets parce qu’on ne se connaît pas encore tant que ça et qu’il faut bien garder des secrets vraiment secrets pour plus tard lorsqu’on se rappellera cette première fois.
L’INCONNU 2: T’as une autre bière?
L’INCONNU 1: Ben oui. Tiens.
L’INCONNU 2: Merci.
Chacun relance sa ligne à l’eau, varie les techniques pour ramener l’appât. Lentement. Lentement, arrêt, lentement. Lentement, rapidement. Et une infinité de variantes accompagnées d’un mouvement de la canne de haut en bas, pour imprimer au mouvement de l’appât une similitude avec un petit poisson blessé, sur lequel les achigans voraces se précipitent, lorsqu’ils sont affamés. Peut-être plus tard dans la journée, ils verront bien s’ils persistent, peut-être plus tôt, mais pour ça il faudra revenir demain messieurs.
L’INCONNU 1: Heureusement qu’il y a la bière.
L’INCONNU 2: Ouais.
L’INCONNU 1: C’est un couteau à fileter, dans ton étui?
L’INCONNU 2: Ouais.
L’INCONNU 1: C’est un bâton pour assommer les poissons, le truc noir à ta ceinture?
L’INCONNU 2: Non.
Les yeux au large, buvant par petites gorgées rapides la bière qui se réchauffe, ils scrutent la surface de l’eau, le plus loin qu’il leur est possible. Mais rien ne saute, rien ne remue, à croire que toute la vie aquatique paresse aujourd’hui. Peut-être y a-t-il une grande réunion sous-marine à l’autre bout du lac, un concile quinquennal auquel tous se font un devoir sacré d’assister.
L’INCONNU 1: Si c’est pas pour assommer les poissons, à quoi ça sert, ton bâton?
L’INCONNU 2: Ouais.
L’INCONNU 1: Ouais? C’est pas une réponse.
L’INCONNU 2: Ouais.
L’inconnu 1 tire deux canettes fraîches de la glacière. À ce rythme, à force de boire en duo, la glacière se vide quatre fois plus vite. C’est mathématique. Boire avec un ami encourage une descente deux fois plus rapide, et ça fait deux bières à chaque coup et deux multiplié par deux donne quatre. Sans poisson gigotant au bout de leurs lignes, les inconnus se permettent de hausser la voix, glissant peu à peu dans un état proche de l’abandon de la pêche, du moins pour aujourd’hui.
L’INCONNU 2: T’as une autre bière?
L’INCONNU 1: Tu ne m’as toujours pas dit à quoi il servait ton bâton noir? S’il ne sert pas à assommer les poissons, alors pourquoi l’apporter à la pêche?
L’INCONNU 2: Et cette bière?
L’INCONNU 1: Et ce bâton?
L’INCONNU 2: C’est une matraque. Je m’en sers pour défendre la liberté de parole. Et cette bière?
L’INCONNU 1: Voilà. C’est la dernière… Moi aussi, je suis pour la liberté de parole.
L’INCONNU 2: T’es un rigolo toi. J’suis Officier de l’Escouade Anti-Parlote. Nous matraquons tous ceux qui utilisent leurs cordes vocales à mauvais escient. La liberté de parole, c’est l’anarchie. Interdit. Nous la défendons.
L’INCONNU 1: Qui trace la ligne entre paroles permises et paroles interdites? Je…
L’INCONNU 2: Sédition!
L’INCONNU 1: Mais qu’est-ce que tu fais!
L’INCONNU 2: Douter de l’ordre est la pire des mutineries!
L’inconnu 2 frappe à grands coups de matraque l’inconnu 1, qui gémit sur le bois chaud du quai. Il en faut des coups, il en faut beaucoup pour venir à bout du récalcitrant qui proteste, contredit, supplie. Évidemment, il finit par s’évanouir, la tête dans son coffre débordant d’appâts et d’hameçons. Et puisque ça ne mord pas, de toute façon, l’inconnu 2 range son équipement, vide sa canette et s’en va.