L’étudiante

Elles se parlent de vive voix, s’écrivent, se téléphonent, se textent, c’est selon.

A

L’ÉTUDIANTE: Ça y est. Je te l’annonce à toi, qui m’a toujours soutenue, même si j’ai parfois hésité. On m’a acceptée à la Faculté de médecine. Tu me connais bien, tu sais que j’ai toujours soigné les gens qui me sont chers, avec mes moyens limités, certes, mais tout de même. Une passion, on peut le dire, et même le trompeter, sans hésiter. Tes genoux éraflés, tu te souviens quand je te les nettoyais? Bientôt, je soignerai des bobos du matin au soir! Et toi, tes études en droit, comment ça va?

SA SOEUR: Laborieux, mais je m’en sors bien. En tout cas, bravo pour la nouvelle. Il y a de quoi être fière, ma petite sœur.

B

L’ÉTUDIANTE: J’ai un peu honte de te l’avouer, mais j’ai confiance, tu ne me jugeras pas. J’ai quitté la médecine. Oui. Le secrétaire de la faculté m’a carrément rit au nez, comme si j’étais une demeurée. Il vous a fallu trois ans pour vous en rendre compte! Eh oui, parfois l’évidence ne saute pas aux yeux, et les multiples cheminements s’entrecroisent dans nos cervelles et forment des nœuds dont il n’est pas toujours facile de se défaire. Rassure-toi, je ne quitte pas les études. J’ai d’ailleurs déjà assisté à mes premiers cours en ingénierie, et je compte bien devenir ingénieure biomédicale. À voir tous ces équipements en médecine, j’ai eu une illumination. Oui, je veux soigner les gens, mais pas nécessairement in persona. En s’assurant que les imageurs IRM fonctionnent bien, on s’assure que les diagnostics seront exacts et que les patients recevront les traitements appropriés. Tu vois? Et toi, ma chère, comment s’est passé ton évaluation au Barreau?

SA SOEUR: Bien, mais j’étais nerveuse. Pour toi, c’est tout un changement, je suis heureuse que tu aies trouvé ta voix. Tu seras une excellente ingénieure!

C

L’ÉTUDIANTE: Maintenant que je suis officiellement ingénieure, je conçois mieux que jamais qu’il manque un élément à la constitution de mon être. Comment pourrais-je travailler avec des machines toute ma vie, quand la quintessence de l’existence m’échappe. J’espère que tu approuveras ma décision, car elle m’a coûté bien des nuits de veille. J’ai refusé toutes les offres d’emploi, et dès le prochain trimestre, j’entre à la Faculté de philosophie. Une conjonction d’énergies m’entraîne dans une quête de clarté, et c’est peut-être à cela que servira ma vie, à donner un sens au désordre qui nous oppresse. Mes salutations à ton conjoint. J’aimerais vous voir plus souvent. Maintenant que tu es procureure de la Couronne, tu dois être ensevelie sous des tonnes de dossiers!

SA SOEUR: Je ne suis là que depuis quelques années, je n’ai pas beaucoup de dossiers, et ce ne sont pas les plus importants. J’avoue que ta bifurcation vers la philosophie m’étonne, mais si cela te rend heureuse, c’est ce qui compte.

D

L’ÉTUDIANTE: La philosophie m’a ouvert l’esprit. J’ai même songé à partager quelques-unes de mes pensées, j’avais cinq cent soixante-neuf pages manuscrites où je prouvais l’inexistence d’un dieu, mais à quoi bon revenir une fois de plus sur ce passage improbable du néant à l’être? Ce doctorat m’a desséchée, et plutôt que de me lancer dans le professorat dès maintenant, je préfère approfondir mon appréhension de la dialectique historique de l’humain. J’ai donc décidé de m’inscrire à la maîtrise en anthropologie. J’ai la profonde conviction que cela réunira mes différentes réalités éparses. Et vous, comment étaient vos vacances en famille? Tes enfants sont bien grands, à ce que je vois sur les photos! Ils sont magnifiques!

SA SOEUR: Ils ont adoré l’Italie. J’ai pu me reposer, même si j’avais quelques questions de mes collègues sur de gros dossiers. Tu étudieras l’anthropologie? Je croyais que tu étais impatiente d’entrer dans le corps professoral. Mais tu sais mieux que quiconque ce qui est bon pour toi.

E

L’ÉTUDIANTE: Je ne comprends pas pourquoi on me reproche si souvent d’avoir complété deux doctorats. Comme si la connaissance ne volait pas hors de toutes normes! Que sont ces quelques petites années d’étude, si on les compare aux millions d’années qu’il a fallu à l’humain pour passer à la station bipède, et de là, à ce que nous sommes aujourd’hui! Cette perspective globale qu’offre l’anthropologie est essentielle, mais j’ai récemment compris qu’il me faudrait orienter mes études avec une plus grande acuité. J’ai déjà complété la première année de sciences politiques, et je ne le regrette pas. Quelque chose me dit que j’arrive enfin à destination. Parlant de destination, je te félicite pour ta nomination! Depuis longtemps tu voulais être juge, un jour, et j’y ai toujours cru. Bravo ma sœur adorée!

SA SOEUR: Merci beaucoup. Ce travail est exigeant, mais j’ai beaucoup de temps depuis le divorce, et surtout depuis que les enfants vivent à l’étranger, l’un en Allemagne, l’autre en Patagonie. Je n’aurais jamais cru qu’un jour tu t’inscrirais en sciences politiques. Je te découvre encore.

F

L’ÉTUDIANTE: Je suis plus vieille que la plupart de mes professeurs en Arts visuels. Ils se moquent, gentiment, de mon doctorat en sciences politiques, qui leur semble incongru pour une personne de ma sensibilité. J’hésite encore pour le sujet de ma thèse de doctorat, mais pour l’instant, je crois que j’étudierai le développement de la sculpture dans les sociétés néolithiques mésopotamiennes. Tu me diras ce que tu en penses. Toi qui es grand-maman, songes-tu à la retraite?

SA SOEUR: Pour l’instant, j’ai opté pour une semi-retraite. Cela me permet de voyager à ma guise, pour aller voir mes petits-enfants. Tu ne cesseras jamais de m’étonner. La sculpture? Il en aura fallu des années pour y arriver.

G

L’ÉTUDIANTE: Je n’y aurais jamais cru. Arts visuels, Littérature russe, Théologie, et maintenant, Psychologie. J’ai loué un entrepôt pour mes bouquins. Ils encombraient mon petit appartement. J’ai du mal à marcher, à cause de ma hanche. Je suis bousculée aujourd’hui. Une dissertation à remettre demain. Toi, ma toute chère, on te traite bien dans ce foyer? Tu as une belle vue sur le lac, n’est-ce pas?

SA SOEUR: J’ai une belle vue sur la rivière. C’est une rivière. Les jours sont longs, les enfants sont loin. Qu’est-ce que tu étudies en ce moment? J’ai perdu le fil. Tu m’excuseras, c’est l’âge.

H

L’ÉTUDIANTE: Depuis que je ne peux plus bouger de mon lit, les infirmières installent l’ordinateur sur ma tablette, et je peux suivre les cours d’Histoire en ligne. Je ne suis pas certaine de vivre jusqu’à la fin du baccalauréat, cependant. J’aimerais qu’on m’enterre près de toi, mais dans le fond, ça m’indiffère. Quand on est mort, on est mort. Je suis tout de même désolée de ne pas avoir assisté à ton enterrement. Avec toutes ces analyses à compléter, ces travaux à rendre, ces présentations à retoucher, j’avais à peine le temps de dormir!

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