Dans la cage d’escalier, les murs sont peints vert pomme, avec une bande de bois décorative à trente centimètres du plafond, en pin verni. L’escalier est en bois, usé certes, mais repeint chaque deux ans de la même couleur marron depuis un demi siècle. Le propriétaire a peut-être obtenu un rabais à l’achat, cela lui vient peut-être d’un frère ou d’un beau-frère quincaillier, voire même, pourquoi pas, il est peut-être directeur général d’une usine productrice de peinture. Cela, nous ne le saurons jamais, car personne jamais ne lui demandera. Nous ne saurons pas, non plus, si la peinture marron est exactement la même que celle achetée cinquante ans plus tôt, et si oui, comment elle a pu se conserver si longtemps.
Sylvia pousse la porte du quatrième, probablement parce qu’il n’y a pas d’ascenseur dans l’édifice. Ce matin, elle porte une jupe à pli plat bordeaux, un chemisier écru tout simple, et des souliers plats. Institutrice, fonctionnaire, bibliothécaire, comptable, ou autre chose.
Elle descend d’un bon pas, sans se presser, mais avec une détermination routinière rassurante. Sylvia s’en va travailler, cela paraît évident. Elle porte sous le bras une serviette qui n’est ni trop mince, ni trop épaisse. Une femme consciencieuse, qui n’accumule pas les retards, ponctuelle et responsable. Parions qu’elle sera promue quand le temps viendra de l’être, sans devancer qui que ce soit, mais sans traîner la patte derrière ses collègues. Cela viendra juste à point.
Elle descend avec une régularité et une souplesse presque mécaniques. Sylvia ne rechigne pas le matin pour se lever et rendre au travail, elle y va de face, jamais à reculons. Elle ne se précipite pas pour autant. C’est un boulot, pas une passion, c’est un devoir et rien d’autre.
Entre le troisième étage et le deuxième, elle doit ralentir. Il y a là des gens qui bloquent tout l’espace de l’escalier. Elle s’arrête, mais sans s’énerver, sans soupirer ou lancer des regards désapprobateurs ou carrément méchants, comme quelques-uns de ses voisins n’hésiteraient pas à le faire. Sylvia reste polie.
- Pardon. Laissez passer.
Mais on ne la laisse pas passer. Ses paroles ne sont pas entendues, pas perçues. Ces deux hommes, car ce sont des hommes, sont durs de l’oreille, ou trop concentrés sur leur besogne pour s’intéresser à elle.
Le plus grand, Malo, tennis chaussettes blanches bermuda jaune polo marine délavé, est aussi le plus maigre. La calvitie gagne du terrain sur son coco, mais il ne masque pas cette défaite du cheveu. L’autre, Valentin, trapu, costaud, bottillons éculés jeans délavé t-shirt avec baleine sur le devant et SAUVONS LA PLANÈTE en caractères Trebuchet MS dans le dos, nez en patate verres fumés cat eye toupet touffu maintenu en place par un gel super puissant, se meut avec une agilité naturelle qui rappelle les enfants ou les bêtes sauvages.
- Laissez passer.
Ils ne bronchent pas, ne prennent pas même la peine de lever un oeil sur Sylvia, impassible malgré une probable contrariété.
Valentin domine Malo de plusieurs dizaines de centimètres, malgré la taille supérieure de Malo. C’est qu’il a réussi à le plier en lui tordant un bras dans le dos. Malo geint, et Valentin donne un coup sec. Un dos se brise, et Malo tombe à genoux. Il supplie.
- Je te promets que… je te promets que…
Ce qu’il promet, ou ce qu’il voudrait promettre, on l’ignore, et Valentin ne s’y intéresse visiblement pas. Il tire un couteau qu’il portait dans un étui à sa cheville, et l’introduit d’un geste ample et précis, dans le bas du ventre de l’échalas. Le sang tarde à jaillir, mais ça vient, et le polo s’assombrit en son centre. Valentin tire sur le couteau pour le relever dans l’estomac, mais l’exercice semble ardu, et la lame bouge lentement. Sans doute est-elle de qualité moyenne, ou simplement, mal affûtée.
- Laisser passer.
Sylvia a parlé un peu plus fort, et cette fois, Valentin s’est tourné vers elle. Étonné, il lève les sourcils au-dessus de ses cat eye, et s’incline.
- Pardon, mademoiselle, pardon.
D’une main, il tire Malo vers lui, tout en maintenant la lame bien enfoncée dans les entrailles, dont certaines ont commencé à s’exposer à l’air libre, pendant que Malo s’accroche à son bras de ses deux mains, qui s’affaiblissent. Sylvia poursuit sa descente dans la cage d’escalier aux murs vert pomme et à la bande de pin verni. Valentin recule légèrement pour éviter de tacher son jeans, et permettre à Malo de s’allonger de tout son long, parallèlement au mur pour ne pas nuire aux locataires de cet immeuble paisible qui voudraient descendre.
Sylvia atteint la rue, et contrairement à son habitude, trottine légèrement jusqu’à l’arrêt du bus. Elle ne sera pas en retard. Elle rajuste en deux secondes son chemisier, qui s’était légèrement évasé au-dessus de la jupe.
Michel Michel est l’auteur de Dila