La cloche

La cloche

Dans l’immeuble, il y a Monsieur Lambric et vingt-trois ménages de locataires répartis sur quatre étages. La Société immobilière Avidia, qui se fait un point d’honneur de nommer chacune de ses propriétés, n’a rien trouvé de mieux que Canopus.

Les habitants de Canopus bénéficient d’une grande quiétude, grâce à dix pages de règlements que chacun doit respecter sous peine d’expulsion. Comme ces logements sont en grande demande, l’obéissance est généralisée.

Monsieur Lambric, sous-directeur adjoint de la Division des modules complémentaires au sein de Technicormy, vit seul avec son chat Gianetto. Il adore écouter ses vieux vinyles, lire des magazines d’histoire et inventer de nouvelles recettes à base de sole. Monsieur Lambric se rend à son boulot à bicyclette, mais s’il pleut ou s’il neige, il prend un taxi, même si c’est plus cher que l’autobus et le métro. L’odeur de ses concitoyens l’indispose, et leur babillage lui plaque une migraine à tous coups.

Comme les murs de l’immeuble ne sont pas parfaitement insonorisés, dimanche matin Monsieur Lambric entend très nettement sa voisine de droite tousser. Bien renseigné par le téléjournal du soir, qu’il écoute avec une grande rigueur, Monsieur Lambric reconnaît tout de suite le principal symptôme de la stevim-21, cette horrible maladie extrêmement contagieuse provoquée par le virus d’origine trifluvienne, le stellavirus. Les individus atteints par cette maladie connaissent, après une insuffisance fonctionnelle passagère des bronches, une infection verticale qui entraîne une détérioration du conduit auditif telle qu’ils en perdent l’équilibre, et chez plusieurs sujets particulièrement atteints, les cliniciens ont remarqué une propension à voter pour des candidats très très à gauche.

Monsieur Lambric pose tout doucement Gianetto sur le sofa, s’empare de son téléphone, compose le 911. 

  • Ma voisine a la stevim-21… Oui… Je suis positivement positif… Immeuble Canopus, numéro 34.

La réponse est immédiate, discrète, propre. Deux agents isolent la voisine du 34 dans une cloche de verre, qu’ils recouvrent d’un drapeau national. Impossible pour le voisinage de savoir qui est encloché, et pour quel motif. Comme toutes les autres, la cloche sera entreposée au CRE, le Centre de Récupération de l’Est. Le contenu de la cloche sera ensuite séché, et la farine obtenue sera mélangée à de la moulée qui sera vendue à bon prix aux producteurs avicoles, bovins et porcins. 

Lundi, ce sont les voisins d’au-dessus qui toussent. Monsieur Lambric soupire, composé le 911, et d’autres cloches quittent  l’immeuble, direction les poules, les bœufs et les cochons.

Le mardi, c’est au tour des voisins de gauche, musiciens, de tousser. Et le même soir, la voisine d’en dessous tousse aussi. 911 à nouveau, la cloche, la moulée.

Inquiet, Monsieur Lambric s’est acheté, en ligne, un scaphandre en fort bon état. Le prix était élevé, mais le sous-directeur n’a pas hésité. Vêtu de cet appareil, il entreprend de sillonner les corridors de l’immeuble pour exercer, comme il l’a expliqué aux autorités, son devoir de bon citoyen. 

Dès le début, force lui a été de constater que la contagion progresse. Tout de même, Monsieur Lambric hésite à dénoncer les nouveaux malades, tourmenté par un dilemme d’ordre moral. C’est que la première, une femme d’origine étrangère, lui déplaisait depuis le premier jour où il l’a croisée dans le corridor. Il y avait aussi un couple aux cheveux roux qu’il n’a jamais pu sentir. Il n’aime pas les roux, c’est inné. Et puis, cette femme qui lui a rit au nez lorsqu’il lui a proposé un verre. Et cet homme qui s’est moqué de son chat. Monsieur Lambric ne veut pas profiter de la contagion pour assouvir sa haine. Cela le chagrinerait, il ne serait pas fier du tout s’il n’avait pas la certitude d’œuvrer pour le bien communautaire.

La tempête sous son coco n’était qu’une petite averse printanière. Le devoir est le devoir, Monsieur Lambric se tient droit et compose une fois de plus le 911. Cela prend une bonne dizaine de minutes, le temps de signaler tous ceux dont il a inscrit les numéros de porte sur sa liste.

À ce rythme, on s’en doute, le Canopus se dépeuple, et les dirigeants de la Société immobilière Avidia maugréent, parce que les autorités ne leur permettent pas de louer les logements, à cause du stellavirus qu’on croit caché dans les placards et sous la moquette.

Le lendemain, nouvelle tournée des corridors du scaphandrier, nouvelles délations, nouvelles cloches et farine dans la moulée pour les poules, les boeufs et les cochons. Après le téléjournal du soir, Monsieur Lambric se brosse les dents, passe la soie dentaire, plie ses vêtements propres et range les autres, soigneusement, dans le panier d’osier sous l’évier de la salle de bain. Il enfile son pyjama de soie blanc à fines rayures bleues, se glisse sous les couvertures où Gianetto vient bientôt le rejoindre. Il s’endort, et son premier rêve le transporte dans les bras d’une blonde qui devient un blond qui devient une blonde qui devient un blond et quand on cogne à la porte, il est en sueur.

Deux agents de la brigade spéciale stevim-21 le poussent à l’intérieur du bout d’une longue perche d’acajou. Monsieur Lambric proteste, expose ses hauts faits de collaboration avec les autorités sanitario-agricoles, rien n’y fait. Les agents lui indiquent d’un geste sans équivoque qu’ils sont déterminés à faire la sourde oreille, et à l’insérer manu militari sous la cloche de verre. Monsieur Lambric se calme, leur souligne la perte que son passage sur la meule représenterait pour le bien-être commun, il leur désigne même le scaphandre qui semble le narguer, assis dans un fauteuil du salon. Polis, les agents relèvent la cloche, et aident Monsieur Lambric à y pénétrer. L’un d’eux explique, en scellant le verre, que selon le nombre de signalements au Canopus, 63,7% des résidents sont atteints. Cela dépasse nettement la limite de 63,5% fixée par les autorités pour imposer l’évacuation générale d’un immeuble. Statistiquement, poursuit l’agent, même les résidents qui ne présentent encore aucun symptôme sont atteints et développeront la maladie au cours des prochaines heures, ou peut-être des prochains jours. Quant à savoir s’il y aura des bien portants dans la farine, on ne pourra jamais répondre à cette question, mais au moins on sera tranquilles.

Cloché, Monsieur Lambric n’a saisi que la moitié de cet éclaircissement. Il est maintenant bien séparé de ses confrères humains, sous le verre scellé où il trépassera sous peu. Sans un au revoir, les agents jettent le drapeau national sur la cloche, qu’ils sortent de l’immeuble.

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Michel Michel est l’auteur de Dila

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