L’otage: Madame, je vous en prie, pourquoi me détenez-vous captif ici?
La kidnappeuse: À cause d’un incompétent.
L’otage: J’ai froid. Vous me laissez croupir ici, sur ce béton glacial, en caleçon, alors que mes vêtements sont là, derrière vous. Vous pourriez me les rendre, je ne serais pas moins captif, mais je ne risquerais pas d’attraper la crève et d’être cloué au lit pour deux semaines. Je me demande bien pourquoi vous restez là, derrière votre bureau, à m’observer par-dessus vos lunettes. Vous me rappelez la réceptionniste du dentiste quand elle lève les yeux sur la salle d’attente pour s’assurer que le prochain patient est bien là, elle qui l’a pourtant appelé cinq fois au cours des cinq derniers jours pour s’assurer qu’il n’oublierait pas le rendez-vous, car son patron le lui répète souvent, chaque absent est une vente en moins, le néant n’ouvrira pas la bourse pour acheter une couronne, un traitement de canal ou un nettoyage supplémentaire, et superflu. Mais je sais bien que ce n’est pas le dentiste qui m’attend, et en plus de geler, j’ai honte. M’exposer ainsi, devant une si charmante dame, m’incommode. À voir ce vieux ventre vaseux vous imposer sa hideur velue, j’en ai la gorge étranglée. Et ces jambes, mes pauvres jambes si maigres, cagneuses et blanches, et mes bras sur lesquels ma peau ballotte, comment offrir tout cela à vos cruels yeux d’émeraude sans en rougir! J’implore un soupçon de charité, et respectez, je vous en prie, la dignité humaine d’un honnête contribuable. Je vous en conjure. Rendez-moi mon pantalon, ma chemise et ma veste, vous le voulez bien?
La kidnappeuse: Impossible. Nous vérifions votre identité. Si vous êtes celui que nous recherchons, vous les paierez cher, vos vêtements.
L’otage: Quoi! Mon identité! Vous m’avez kidnappé, et vous ignorez qui je suis! Qu’est-ce que c’est que cet amateurisme? Quand on rêve d’une rançon suffisamment élevée pour récompenser tous les efforts que ce type d’entreprise exige, on prend le lapin en filature, on suit ses déplacements, on étudie son horaire, et on frappe au bon moment. Ainsi, pas de risque de se retrouver avec une déconcertante erreur sur la personne. Je n’ai jamais, personnellement, kidnappé qui que ce soit, mais le premier venu pourrait vous enseigner l’ABC du rapt. Vous n’écoutez jamais de suspenses à la télé? Ça me semble pourtant simple, enfantin. Alors que là, nous voici dans une position embarrassante, vous avez sur les bras un bonhomme qui ne vous rapportera pas un rond, et moi je grelotte à poser devant une femme chez qui mon pauvre corps malmené ne pourrait éveiller que la nausée. Pourtant, cela m’étonne, vous m’examinez d’un oeil froid, chirurgical, comme si sur ma peau molle vous cherchiez à décoder les hiéroglyphes qui indiquent l’île où j’ai enterré un coffre rempli d’or, de diamants et d’opales. Détrompez-vous, il n’y a rien de tel. Vous ne lirez rien d’autre, sur cette peau, que la désolation d’une vie qui s’est embourbée il y a de cela, hélas, bien des années. J’ai deux cents dollars dans mon compte en banque, je vous assure, il n’y a rien à tirer de moi. Pourquoi ne me laisseriez-vous pas partir? J’oublierai votre visage et vos yeux d’émeraude, au bureau j’alléguerai une angine, et vous serez libre de kidnapper le bon numéro. Ça me semble raisonnable, non?
La kidnappeuse: Non.
L’otage: Mais enfin, pourquoi garder le mauvais otage?
La kidnappeuse: C’est peut-être le bon. On vérifie.
L’otage: Et si c’est le mauvais?
La kidnappeuse: Vous ne serez pas le seul. Il y en a d’autres, dans le souterrain.
L’otage: Le sou… Le souterrain? Vous m’effrayez. Est-ce une histoire de psychopathe qui collectionne les victimes qui se ressemblent toutes, plus ou moins? Je parie que dans votre souterrain, ce sont des bedonnants pas jolis jolis, fauchés, que personne ne réclamera s’ils disparaissent. Pas vrai? Ce n’est pas le fric qui vous allèche, mais la perspective d’une petite séance de torture, pourquoi pas, jusqu’à ce que le coeur lâche et qu’il faille jeter la carcasse encombrante.
La kidnappeuse: Non. Mon frère et moi, nous voulons du fric. Nous avons une cible, bien identifiée, mais nous n’avons jamais vu son visage. C’est embêtant. Comme mon frère est légèrement stupide, ça complique les choses. Depuis quelques semaines il se ramène avec toutes sortes de types qui nous sont parfaitement inutiles. Nous vérifions votre identité, et si vous n’êtes pas la cible, nous vous descendrons au souterrain.
L’otage: Pourquoi ne pas nous libérer? Au souterrain, je serai un poids pour vous. Il finira bien par déborder, votre souterrain! Vous projetez de me liquider, comme ils disent à la télé, c’est ça? Vous allez me faire mou… mourir? Ça ne vaut pas le coup, je peux vous en assurer. Demandez-moi n’importe quoi, vous l’aurez! Mais par pitié, laissez-la-moi sauve, la vie!
La kidnappeuse: Ils promettent tous la même chose, ils raisonnent tous de la même façon. Demandez-moi n’importe quoi! Sauf qu’à la première requête, ils rechignent, ils se renfrognent et refusent de parler.
L’otage: Je parlerai! Je parlerai! Allez, demandez!
La kidnappeuse: Quelle est la pire chose dont vous vous soyez rendu coupable dans votre vie?
L’otage: Facile! Je vais vous répondre, oui, sans problème. Et vous me libérerez, et je ne dirai rien sur vous, je n’ai pas intérêt, je préfère vivre avec ce petit secret que mourir franchement.
La kidnappeuse: Répondez.
L’otage: Oui. Voilà. La pire chose. Vous êtes la première personne à qui j’en parle. Voilà. Oui. J’avais vingt-deux ans. Il y avait cette femme que j’aimais à la folie. Sauf qu’elle et mon cousin avaient prévu de se marier l’été suivant. Tragique perspective. Je devais agir vite, frapper fort. J’ai utilisé toutes mes économies, et j’ai même emprunté un peu à ma mère et à mon cousin, pour payer les services d’une prostituée. J’avais un plan qui me paraissait infaillible. Mon cousin coucherait avec la prostituée, je les prendrais discrètement en photo, et la femme de ma vie viendrait pleurer sur mon épaule la rupture des fiançailles. Quelques mois plus tard, le cœur enfin libre, elle redécouvrirait le sourire à ma vue, vous vous imaginez, et un avenir d’amour s’ouvrirait à nous. Je me présente donc avec la prostituée chez mon cousin, je la lui présente comme une amie d’enfance, nous entrons, nous buvons, et je me trouve un prétexte pour m’éclipser. Subrepticement, je me suis caché dans le placard de sa chambre à coucher, et j’ai attendu. Je les entendais, dans l’autre pièce. Oh horreur! Il lui parlait de son mariage, et elle lui expliquait qu’elle n’avait pas toute la nuit devant elle, que je l’avais payée pour coucher avec lui, et qu’elle rendrait, s’il le désirait, le service pour lequel je l’avais si chèrement payée. Sinon, pas de problème, elle appellerait un taxi, elle partirait. J’ai entendu mon cousin jurer, mais il s’est aussitôt excusé. Il a servi un verre à la femme, ils ont bavardé encore quelques minutes, puis il lui a appelé un taxi, qu’il a payé. Puis, en silence, mon il est entré dans la chambre, s’est planté devant le placard, et d’un geste vif a ouvert la porte sur mon ignominie. Je ne l’ai plus jamais revu, ni la femme de ma vie. Après cette aventure, j’ai décidé de…
La kidnappeuse: Ferme-là. Mon frère arrive.
Le kidnappeur: C’est pas lui.
La kidnappeuse: J’avais deviné. Quand donc y parviendras-tu? Incapable! Va, descends-le.
L’otage: Vous ne pouvez pas! J’ai répondu à votre question. Honnêtement.
La kidnappeuse: Oui oui. Mais votre crime ne m’a pas plu.
Michel Michel est l’auteur de Dila