Je voulais être ministre, ministre de l’Éducation pour être précis, mais je n’y suis pas encore parvenu. Pourtant, j’étais bien parti. Je me suis débrouillé pour obtenir un doctorat en sociologie appliquée des comportements récurrents chez les moines de l’Ordre cistercien de la Stricte Observance. Durant mes études, j’ai pris soin de prendre ma carte du parti, auquel j’ai versé mille dollars chaque 2 avril, jour de la naissance de Charlemagne. Une fois mes études terminées, j’ai participé à toutes les conventions, congrès, assemblées du parti, question de me faire voir, recevoir, promouvoir. Après vingt ans, j’étais connu, on m’appelait par mon prénom, on me consultait. Parfois. J’écrivais de longs articles sur l’éducation, chaque fois qu’une réforme mijotait sur le bureau du ministre, je prenais la parole et la plume. J’ai dénoncé avec beaucoup de vigueur, et une quantité impressionnante de mots, dont certains très jolis, les réformes proposées par l’autre parti, lorsqu’il était au pouvoir. J’ai appuyé avec un enthousiasme rationnel les réformes proposées par notre parti, lorsque nous étions au pouvoir. Mes textes, je dois le souligner en toute modestie, inspiraient les élus. Quand notre ministre de l’Éducation a proposé d’éliminer l’apprentissage d’une troisième langue avant quinze ans, j’ai su démontrer par a et par b, en mettant les points sur les i, que cette décision était sage, fondée sur une science pédagogique irréprochable. Déjà, on voyait bien dans le parti que l’éducation, ça me passionnait. Quand sept ans plus tard, notre nouveau ministre de l’Éducation a réinstauré l’apprentissage d’une troisième langue avant quinze ans, j’ai su démontrer par a et par b, en mettant les points sur les i, que cette décision relevait d’une réflexion rationnelle, profondément savante. Après toutes ces années donc, j’ai laissé ma foi en notre parti me guider, je me suis présenté à l’investiture dans la circonscription où j’habite depuis que j’ai quatre ans et demi. Je l’ai emporté. Candidat pour notre parti, j’étais honoré, éberlué, effrayé. J’ai tout de même gagné l’élection sans avoir eu à accorder une seule entrevue aux médias. Dès le lendemain de notre victoire, j’ai rencontré le chef, question de lui rappeler que je serais le meilleur des ministres de l’Éducation. Il m’a regardé, un peu surpris, m’a demandé de lui rappeler mon nom. Gauguin Goin, pour vous servir. Il a frappé des mains, m’a observé avec un grand sourire immobile sur le visage, et m’a prié d’esquisser quelques pas de tango. Je me suis exécuté, même si à part la Carmencita, je ne connais rien au tango. J’ai dansé en chantant, je crois avoir bien fait. Ensuite, j’ai dû traverser son bureau de long en large, et de large en long, en tenant un œuf dans une cuillère que je tenais entre les dents. L’œuf ne s’est écrasé que dans les deux derniers mètres, ce qui m’a semblé acceptable. J’ai connu plus de difficultés lorsqu’il a fallu me tenir en équilibre sur les deux mains, les deux pieds levés. Je n’y suis tout simplement pas parvenu. En compensation, je lui ai offert de faire le pont, mais il n’a rien voulu entendre, et m’a enjoint de lui rapporter un café. Je n’ai jamais trouvé la machine à café, et quand je suis revenu, sa porte était fermée, la secrétaire m’a avisé qu’il était très occupé. Elle a noté mon nom, mon numéro, et ça fait maintenant six mois, et il ne m’a toujours pas rappelé. Nous avons un ministre de l’Éducation. Ce n’est pas moi. Mais j’ai pris des cours de tango, et tous les soirs, je consacre une heure à mes exercices d’équilibre. J’ai une volonté de fer, un espoir inébranlable. Un jour, je le sais, je le serai, ministre de l’Éducation.
Tango
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