Mâcher de la boue 

Nous sommes six, placés en cercle, à genoux, et nous mâchons de la boue. Derrière chacun sont plantés sur de hauts pieux des sabots de chevaux, desquels coulent continuellement de grosses gouttes d’eau. Ils nous ont lié les poignets, dans le dos, et interdit de nous lever, de changer de position. Nous croyons qu’ils ont des armes, mais nous ne les avons pas vues. Eux-mêmes, nous ne les avons pas vus.

Moi qui croyais que je me rendais à une partouze. J’avais autre chose de prévu, une sortie à vélo avec les copains, mais je me suis laissé convaincre par mon patron. Je n’ai jamais participé à une partouze, sans doute parce que je n’en ai jamais eu l’occasion. Y participer avec mon patron ne me disait rien qui vaille, mais j’ai besoin de cet emploi, pour encore au moins deux ans. J’ai failli refusé, je m’imaginais lundi matin au bureau, le voir parmi les autres après l’avoir vu là-bas. Il est là, maintenant, à mes côtés. Lui aussi mâche de la boue.

J’avais pourtant reçu un carton d’invitation ordinaire, comme on en reçoit souvent. Un vernissage, un de plus. Je ne connais pas l’artiste, mais on indiquait que Judith T. y serait, alors ça m’a décidé. J’avoue que ce matin, j’ai laissé le carton sur le coin de mon bureau, sans vraiment le lire. Une invitation pour le soir même, ça n’est pas sérieux. Combien de soirs, dans une année, où je n’ai rien? Cinq, six peut-être? Mais avant d’éteindre et de rentrer, son nom a attiré mon œil. Judith T.. J’ai dit merde, et j’ai appelé Charles pour lui annoncé que je ne l’accompagnerais pas à la première du film de Leo C., qui promet. C’est ce qu’ils disent. Comment ai-je pu aboutir ici, la bouche pleine de boue. C’est affreux. Que me veulent-ils?

Jusqu’à la dernière minute j’ai cru à une plaisanterie. Après tout, cette femme que je ne connais pas m’a dit que ce serait une fête surprise en l’honneur de Shayne F., et comme nous avons étudié ensemble, j’avais envie de le revoir. J’ai même apporté un cadeau, un masque du Costa Rica. Toute cette boue, quand je l’ai sentie, j’ai éclaté de rire. J’adore les plaisanteries bien salées. Je n’ai pas bronché au moment où ils m’ont attaché les poignets. Certes, c’était plus fort que ce à quoi on peut s’attendre, d’habitude. Mais bon, je me suis dit. Je ne le connais pas tellement, je veux dire, pas intimement, ce Shayne. J’ai même cru découvrir qu’il m’avait en grande estime, qu’il avait parlé de moi à ceux qui organisaient la surprise, qu’à la fin, nous nous lierions davantage. Mais quand on m’a forcé à me fourrer toute cette boue dans la bouche, j’ai compris qu’il n’y aurait pas de rigolade, qu’il n’y aurait pas d’amis, que j’étais pris au piège.

Lorsqu’il m’a avoué qu’il pensait à moi tous les jours, je l’ai écouté en silence. Je n’osais pas tout détruire à ce moment-là, si rapidement. Non, il ne flotte jamais dans mes rêves, je l’oublie dès que je ne le vois plus. Je n’ai pas osé, par lâcheté, parce que je lui en voulais de se croire permis de me balancer ce fardeau sur les reins, parce qu’un doute m’a piqué le cœur. Parfois, oui parfois il y a des lumières qui nous échappent, malgré la puissance de leur éclat. Et si moi aussi? Après tout, jusqu’ici je ne pouvais pas me vanter d’avoir eu du flair. Tous des salauds. Alors, j’ai accepté son invitation. Cinéma, restaurant, banal. Pourquoi pas. Il y en a si peu, dans ma vie, du banal. Ça me ferait peut-être du bien? À quel moment ai-je été détournée? Comment ai-je pu manquer ce rendez-vous pour me retrouver ici? Est-il dans le coup? Était-ce un piège? Faudrait qu’il me déteste avec une passion barbare pour me faire subir cette torture! Toute cette boue! J’en mourrai avant la fin de la nuit!

J’allais chercher des médicaments pour mon fils. Ça ne pouvait pas attendre, un terrible mal d’oreilles qui lui tirait des larmes, lui qui pleure si rarement. Je roulais, c’était déjà la nuit, il n’y avait presque pas de trafic. Au feu rouge, juste avant la pharmacie, une camionnette s’est arrêtée à ma hauteur. Que s’est-il passé? La camionnette s’est arrêtée. Qui conduisait? Je n’ai jamais vu le feu vert, je n’ai plus rien vu. Ils m’ont enlevé? Mais comment? Toute cette boue qui m’étouffe. Est-ce que ma femme s’inquiète? Ont-ils lancé des recherches? Ont-ils retrouvé ma voiture? Je ne savais pas que j’avais des ennemis. Des ennemis?

J’ai honte. J’ai été d’une naïveté déconcertante, moi qui n’accorde jamais ma confiance à la légère. Mais cette femme, dans ce réseau de rencontres en ligne, je la connais, croyais la connaître, depuis cinq ans! Cinq ans! Je lui ai proposé je ne sais plus combien de fois de la rencontrer, discrètement. Depuis le début, elle répétait qu’elle ne cherchait que des aventures. Bien sûr, bien entendu. Moi aussi. J’ai femme, enfants, maison, chalet, condo. Bien sûr, bien entendu. Mais elle annulait toujours, et quelquefois, j’annulais aussi. Là, d’un seul coup, elle était libre, j’étais libre, mais elle voulait plus, elle voulait une orgie! Une orgie! Il y aurait trois de ses amies, peut-être quatre. Elle insistait pour que mon responsable des ventes y participe. Comment le connaît-elle? Je n’ai rien soupçonné, je me suis dit que tout ce temps, elle savait exactement qui j’étais, malgré mon pseudonyme, malgré ma photo qui date, tout ce temps elle m’avait sans doute épié, avait vu cet employé. Bel homme, certes, mais ça m’a piqué, un brin de jalousie, oui oui. Je n’ai rien dit. Alors avec cet employé, pour ne pas rougir j’ai fait vite, nous ne sommes pas du tout intime, à la première occasion, sans réfléchir je le lui ai suggéré, j’ai bien vu que ça l’agaçait, j’ai failli lui dire de tout oublier, de m’excuser, que c’était une blague. Mais j’ai insisté, il a compris qu’il n’avait pas le choix, et à la fin, je crois que ça a fini par l’exciter. Il doit m’en vouloir. Mâcher de la boue! Belle orgie! Croit-il que je l’ai entraîné ici à dessein? Mâcher de la boue. Pendant combien de temps en mâcherons nous?

Nous n’avons pas le droit de parler, de communiquer entre nous, de nous plaindre. Nous respectons les consignes, à la lettre, parce que nous sommes convaincus qu’ainsi nous nous en sortirons. Nous en sommes convaincus, sans raison. Eux, ils restent silencieux, absents, et nous mâchons de la boue, pendant que de grosses gouttes tombent des sabots empalés.

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