À Kalilaro, un petit pays que personne ne connaît, pas même le Secrétaire général des Nations Unis, les cinq mille trois cent quarante-deux citoyens partagent une croyance qui n’existe nulle part ailleurs. J’entends déjà les requêtes des curieux, qui veulent savoir sous quelles latitude et longitude se trouve ce pays. Vous ne le saurez pas. J’ai promis à mon ami le président de Kalilaro de garder la chose secrète. Ils nous craignent, devinez pourquoi.
J’aime les Kalilarotiens. Nous avons beaucoup en commun, beaucoup beaucoup. Il n’y a qu’une seule chose sur laquelle nous ne sommes pas d’accord, c’est leur croyance. Eux croient qu’il faut y croire, pas moi.
Leur dieu s’appelle Roger. Ils sont monothéistes, parce qu’ils encouragent le multitâche depuis des temps immémoriaux. Mon ami le Grand Prêtre m’a pris à part pendant deux jours pour m’expliquer les fondements de leur croyance, la signification de leurs rites, et pour m’offrir les réponses à toutes les grandes questions. Sur la vie, sur la mort, sur l’amour.
En gros, Roger s’emmerdait tout seul, à tout faire, même les tâches ingrates. Il a donc eu une idée de génie: créer l’univers et le remplir. Depuis ce jours, les humains et les autres êtres vivants des autres galaxies s’occupent des tâches ingrates, tandis que lui, eh bien, il coule des jours tranquilles à régner divinement.
On s’en doute, j’ai soulevé une tonne d’objections, que mon ami le Grand Prêtre a écoutées sans me juger. Mais je voyais bien à son air érudit qu’il plaignait sincèrement mon inculture. Ça ne m’a pas vexé, le Grand Prêtre est profondément bon.
MOI: Depuis combien de temps Roger existe?
GRAND PRÊTRE: Il a toujours existé. Il est éternel.
MOI: Mais, à quel point dans l’éternité a-t-il commencé à s’emmerder?
GRAND PRÊTRE: Dans les derniers temps du Grand Vide.
MOI: Pourquoi? Je veux dire, qu’est-ce qui s’est passé pour que soudain, il s’emmerde, lui qui existait depuis toujours et qui depuis toujours ne s’était pas emmerdé.
GRAND PRÊTRE: Cela, c’est le mystère sacré, qui ne nous sera révélé que dix ans après notre mort.
MOI: Dix ans?
GRAND PRÊTRE: Le temps de compléter l’ensemble des cours et des examens à l’Université Édénique.
MOI: Mais Roger, je veux bien croire que c’est un mystère sacré son truc, mais ça ne fait aucun sens. Depuis l’éternité, il est cool, tout va bien, et soudain, paf, il s’emmerde. Logiquement, rien n’a pu se passer pour qu’il s’emmerde, puisqu’il n’y a rien d’autre que Roger. Et Roger n’a pas pu se mettre à penser à autre chose qu’à lui-même, puisqu’il n’y a rien d’autre. Si avant sa prétendue création, il n’y avait rien, mais vraiment rien de rien, il n’y aurait même pas eu de Roger. Donc, Roger est un personnage inventé.
GRAND PRÊTRE: Roger, tu ne peux pas y croire, puisque tu n’es pas d’ici. Mais Roger t’aime, et il t’a réservé une place à l’Université.
Sur ces propos théologico-académiques, nous avons rejoint le président, avec qui nous avons fait la fête tout le reste de la semaine. Mes amis Kalilarotiens ne m’en voulaient pas, au contraire, ils m’ont offert la plus douce des hospitalités, et depuis, ils comptent parmi mes meilleurs amis. Je crois que j’aimerais aller finir mes jours parmi eux, car je sais que jamais Roger ne se dressera entre nous pour nous séparer.