Lettres d’amour

Ma mère est morte. Enfin. Elle m’était morte depuis longtemps. J’avais dix-sept ans lorsqu’elle a oublié que j’existais. Je n’ai pas insisté, je suis partie l’année suivante. J’ignore pourquoi on s’est donné tout ce mal pour me retrouver, pour m’annoncer son trépas, pour me pousser dans sa maison à la recherche de je ne sais quoi. Si au moins elle m’avait laissé un peu de fric, mais non. Elle était fauchée. De quoi pouvait-elle vivre? Sa maison, sa voiture, ses meubles, tout cela n’est pas même suffisant pour couvrir ses dettes. Je n’aurai rien d’elle. On me permet de fouiller un peu, de ramener des souvenirs sans valeur. Pas une photo de moi sur les murs, sur les meubles. Je suis absente, autant qu’elle l’est chez moi. Sur l’étagère dans ma chambre d’adolescente, j’ai trouvé sept paquets de lettres. Sept. Enrubannée du même ruban rouge. Je les ai lues, par curiosité et pas parce que c’est ma mère. Sept hommes différents les lui ont écrites. Étonnamment, elle semble avoir répété la même histoire avec chacun de ces sept hommes. Exactement la même histoire. C’est débile, complètement fou. Ma mère était folle. Au début, ce sont des lettres d’amour, ou plutôt, de passion, de déraison, de promesses fantasques, et c’est tellement gros que c’en est drôle. Après quelques semaines ou quelques mois, ça varie, le ton se calme, l’amour devient domestique et s’éloigne de plus en plus du présent pour s’accrocher à un avenir incertain. Projets de vie ensemble, rêves de voyages, de mariage. Puis ça se dégrade. Évidemment, avec ma mère, ça ne peut pas durer. Lettres de reproches, de querelles et de réconciliations, on voit que les bonshommes s’enfoncent. Ça ne remonte jamais. Fini l’amour, oubliée la passion, les dernières lettres sont bourrées de menaces, dans tous les cas, des pages et des pages de menaces, menace de séparation, menace de violences, menace de mort. Pourquoi a-t-elle conservé ces lettres, surtout les plus sinistres d’entre elles, comme si c’était des bijoux de famille, de ces souvenirs qu’on exhibe les soirs d’hiver pour se laisser bercer par la nostalgie? Tous ces hommes qui l’ont aimée à s’en arracher les cheveux, et qui ont fini par la détester comme la pire des harpies! Je ne saurai jamais qui sont ces hommes, je ne saurai jamais ce que ma mère leur a répondu. Tant d’amour et de haine, c’est indécent. À la poubelle, ces lettres! Ou mieux, au feu! Des lettres comme celles-là, il faut les brûler. Ou peut-être, encore mieux, devrais-je les garder, oui c’est ça, les conserver chez moi, les montrer, comme si elles m’étaient adressées, à mes amies qui me reprochent de n’aimer personne. Ça me fera une fausse vie qu’ils trouveront passionnante, et ce sera vraiment drôle, vraiment très très drôle. Absurde, certes, mais tellement drôle.

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