Ceci est l’aventure extraordinaire de Picude, entrepreneur de l’année depuis un quart de siècle à Neymotown, une ville renommée intergalactiquement pour sa croissance économique fabuleuse, qu’aucune crise financière n’est jusqu’ici parvenue à ralentir.
N’essayez pas d’imiter Picude, il a plus de flair que vous en avez, il a plus de flair que tout mon arbre généalogique réuni n’en aura jamais. Qui dit flair dit sentir, aussi, nul ne s’étonne de voir notre héros entreprendre de longs périples dans les quartiers les plus étranges de la ville, le nez en l’air, à l’affût d’une bonne affaire.
Picule est une grosse boule, remplie de ses succès passés et à venir. Il marche lentement, vu sa corpulence et ses courtes pattes. Il saute plus qu’il ne marche, mais personne ne le lui fait remarquer, car cela le met hors de lui. Monter les rues en pente est pénible, on s’en doute, mais il se trouve toujours quelqu’un pour le pousser jusqu’en haut. Descendre, évidemment, est une partie de plaisir. Il se laisse rouler, ce qui lui permet parfois d’atteindre des vitesses folles. Cela a l’inconvénient de tout aplanir sur son passage, mais personne ne lui en tient rigueur. Car Picude c’est Picude, un héros hors pair.
Partout où il apparaît, on l’accueille avec applaudissements et génuflexions, avec de vibrants panégyriques, dont certains sont si bien sentis qu’on les conserve dans les caves voûtées de la Bibliothèque Nationale.
Sauf qu’aujourd’hui, après avoir pénétré dans un quartier de Neymotown où il n’a jamais ni sauté ni roulé, Picude sent que quelque chose ne tourne pas rond. Pas d’applaudissements, pas de génuflexions, des regards menaçants au lieu des panégyriques. Ceux-là, à coup sûr, ne se ramasseront pas à la Bibliothèque Nationale.
Picude s’étonne de la vétusté des vêtements que se portent dans ce quartier, qui tous sentent la sueur et la soupe aux pois.
Ces inquiétantes constatations sont toutefois vite chassées par une odeur infiniment douce, une odeur qui met tout son être en émoi, qui réduit Picude à son nez. Il sent la bonne affaire, et même plus, l’excellente affaire. Toute une rue d’immeubles fort solides font face à la rivière, qui coule dans ses flots entremêlés au bas d’une pente raide. Quelle vue! Quelle aubaine! Ses capacités d’abstractions inégalées lui permettent d’effacer les draps, les pantalons et les culottes qui pendent aux balcons et sur d’innombrables fils, les dizaines d’enfants qui se chamaillent dans les escaliers et jusque dans la rue, les voisins qui se crient des recettes de choux aux choux. Picule parvient à imaginer, en lieu et place de ce décor, de charmants petits appartements garnis de couples, tous mignons, avec de délicieux grands portefeuilles.
Il n’en faut pas plus à Picule pour se décider. Notre héros local, mais d’envergure infinie, achètera, nettoiera, vendra. Plusieurs millions, juste sur cette rue. Picule est jeune, il sent qu’au nombre d’avenues, de rues, d’allées et d’impasses que compte ce quartier, il flânera par ici pour des années encore. D’ici cinq ans, peut-être moins, sa fortune doublera, voire triplera, grâce à cette découverte. Et il sera entrepreneur de l’année pour encore longtemps!
Au moment où il allait rebrousser chemin pour semer ses ordres à ses contremaîtres en rénovation, épuration, éviction, une bande de jeunes, sans égard pour son héroïcité, entreprend de le pousser d’un côté et de l’autre, s’amusant comme avec un ballon surdimensionné. Le jeu attire des curieux, et en un clin d’oeil, deux équipes se forment, on improvise des buts, et Picule roule et rebondit au milieu de la rue, incapable de sortir du mouvement. L’équipe A marque un but, puis l’équipe B en marque deux. Les spectateurs frémissent, parient de petites sommes, et dans la rue, c’est la fête.
Pour Picule, c’est pénible. Tous ces coups, ces roulades, ces bousculades, lui blessent les membres, lui écorchent les mains, font saigner son fameux nez.
Finalement, la partie se termine quand le ballon ne roule plus. L’équipe B l’emporte, quatre contre trois. Bravo, crient les supporters.
Tous se retirent. Ils abandonnent Picule, immobile, entre deux carcasses de voitures rouillées. Picule respire, mais son éclat s’est terni. Passablement.
Linoce, qui passait par là en rentrant de son travail à la buanderie, remarque l’étrange ballon, s’arrête et constate aussitôt que ça vit, que c’est un homme. N’écoutant que sa naïveté, elle le roule jusqu’à son appartement, où pendant trois jours, trois nuits, elle le panse, le soigne, le nourrit. Quand Picule se réveille enfin, reconnaissant, il baise les doigts de la jeune femme. Sauvé, Picule est sauvé!
Revenu à lui et chez lui, l’entrain lui revient, et après avoir acheté tous les immeubles de la rue, dont celui où il a été soigné, il en fait chasser les locataires pour les remplacer par des citoyens générateurs de revenus et de croissance économique exponentielle.
L’année suivante, Neymotown lui décerne le titre d’entrepreneur de l’année.